Jacques EllulLorsque nous pensons aux possibilités d’action dans le monde, quelle que soit la forme de cette action (par exemple l’évangélisation, ou l’action politique), […], nous posons le problème de la fin et des moyens. […].
Ce qui est singulièrement important, c’est une première constatation : le problème de la fin et des moyens est un problème ancien, mais qui ne se pose plus du tout dans les mêmes termes qu’autrefois. Vouloir aujourd’hui étudier la question sous son angle philosophique, que ce soit moral ou métaphysique, la poser et la résoudre en termes éternels, c’est se condamner à ne rien y comprendre, sous une apparente habileté. En réalité, aujourd’hui, il y a une transformation radicale du problème, qui n’est plus une discussion entre deux conceptions de la relation entre fins et moyens (…), car ceci ne se pose plus en termes philosophiques, mais en termes de faits, de faits particuliers, et singulièrement contraignants : de faits techniques. Ainsi cette question est bien une des clefs de notre temps, en ce qu’il faut l’avoir correctement posée pour comprendre notre civilisation. Mais pour la poser correctement encore faut-il l’envisager sous son aspect de fait, réel, qui a modifié les données mêmes de l’affaire, et cet aspect, c’est la technique.
[…]. Comment donc se pose actuellement cette question de la fin et des moyens, quels en sont les aspects ?
Le premier fait énorme qui ressort de notre civilisation, c’est qu’aujourd’hui tout est devenu moyen. Il n’y a plus de fin. Nous ne savons plus vers quoi nous marchons. Nous avons oublié nos buts collectifs, nous disposons d’énormes moyens, et nous mettons en marche de prodigieuses machines pour n’arriver nulle part. La fin (collective, s’entend, car les individus ont encore des fins individuelles : réussir un concours, obtenir une augmentation de salaire, etc.) s’est effacée devant les moyens.
Présence au monde moderne, (Éd. Roulet, Genève, 1948), Presses Bibliques Universitaires, Éd. Ouverture, Lausanne, 1988, pp. 60-62.
Jacques EllulOnimus (…) montre excellemment l’invasion de la technique dans les domaines les plus éloignés : l’amour et la religion — l’amour ‘‘se ramène au plaisir et aux techniques productrices du plaisir […]’’. […].
[…].
Onimus montre encore de la technique dans le domaine religieux. La ‘‘rénovation religieuse’’ de ces dernières années, orientée vers le Zen et les Yogas résulte en effet de la découverte de techniques religieuses, et du fait que certaines religions se prêtaient mieux que d’autres à la technicisation. Ce que l’on recherche alors ce n’est ni une conception du monde, ni une raison de vivre, ni un sens ou une vérité, mais des techniques (de contemplation, de vide, de l’extension de l’espace intérieur). […]. Nous avons gagné en efficacité, en rapidité, en suppression de l’effort. […]. Ce qui prime est l’efficacité — alors qu’un authentique religieux dirait à l’inverse : ce qui prime est l’ascèse.
Jacques Elluldans sa relation avec le monde, l’homme a toujours usé de moyens multiples, dont aucun n’était universel, parce qu’aucun n’était objectif. Or la technique est un moyen d’appréhension de la réalité, d’action sur le monde qui précisément permet de négliger toute différence individuelle, toute subjectivité. Elle est rigoureusement objective. Elle efface les opinions personnelles, les modes d’expression particuliers ou même collectifs.