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Le travail, genèse de l'homme ?
Une perspective hégélienne : la dialectique du maître et de l'esclave.

Être homme, ce serait travailler, transformer la nature, et ainsi se transformer soi-même, devenir homme : s’humaniser. Mais quel est le processus de cette genèse de l’homme ?

Dans la Phénoménologie de l’esprit, Hegel développe la dialectique du maître et de l’esclave et propose une conception de l'esclavage libérateur en examinant la relation sociale primordiale à partir de laquelle on passe du simple sentiment de soi à la conscience de soi, du seul sentiment d’exister à l’affirmation de soi-même en tant qu’homme. Comment passe-t-on de l’animalité à l’humanité ?

Hegel commence par le besoin. D’abord animal, l’homme est un être vivant. Or la vie est une activité qui s’adresse à elle-même ; ainsi, on se nourrit pour se maintenir en vie, c’est une façon pour la vie de s’adresser à elle-même, de s’entretenir elle-même. Le "but" de la vie, c’est de vivre (cf. l’instinct de survie, l’eros, le désir, chez Spinoza, Nietzsche et Freud). Mais la vie, c’est aussi une sorte d’unité entre l’intérieur et l’extérieur. Nous supprimons ce qui est extérieur à nous (les aliments). Le besoin nous fait agir en niant le donné naturel, sachant que cette négation est tout à la fois une affirmation de notre réalité. En somme, la vie et le besoin ne se rapportent qu’à eux-mêmes (ils sont autoréférentiels). L’être vivant, quel qu’il soit, se conserve en vie. Mais ce besoin vital n’est pas encore la conscience de soi, car il n’est que le besoin de soi-même pour l’affirmation de soi-même.

Comment passe-t-on du sentiment de soi à la conscience de soi ? Le désir, comme le besoin, nie tout ce qui n’est pas lui pour se l’approprier en se l’assimilant (cf. par exemple la transformation des aliments). C’est donc d’abord une puissance de négation redoutable (négative, négatrice) qui implique la violence. Or le travail est une solution à cette violence humaine initiale. Pour dépasser le stade de l’animalité et du strict sentiment de soi, le désir ne doit pas se rapporter aux seuls objets matériels (nourriture, etc.), mais aussi à un autre désir. Ainsi la conscience de soi peut advenir. En effet, seule la reconnaissance que nous accorde une autre conscience est capable de satisfaire notre conscience de soi. C'est pourquoi un homme désire avant tout être reconnu comme homme par un autre homme. La réalité humaine ne peut donc être que sociale.

Hegel montre comment cette conscience de soi qu’implique le désir s'extrait des besoins primitifs et s’élève au-dessus de la nature, de l’animalité ; comment, au fond, l’animal devient homme. L’animal cherche à se maintenir en vie, tandis que l’homme veut se montrer supérieur à la vie qu’il porte en lui. Il ne veut pas apparaître aux yeux d’autrui, ni par conséquent à ses propres yeux, comme un simple vivant, mais comme un humain. Pour le prouver, il doit être capable de nier sa vie en la risquant. (On voit que les valeurs qu'un homme est capable d'inventer, comme la liberté, est cela même qui donne sa valeur à la vie, qui n'en a aucune en soi.)

Dès lors, se pose la question de savoir ce que c’est qu’être un homme : être reconnu comme homme par un autre homme, savoir qu'on va mourir et qu'on peut s'élever au-dessus de la vie (cf. la pudeur par exemple, qui consiste à refuser la négativité de l’autre en tant qu’il m’enferme dans l'image du corps ; le vêtement montre que je suis plus qu’un corps) ; avoir converti son instinct de conservation en connaissance de la vie (savoir qu’on va mourir, c’est donner une valeur à la vie).

La dialectique va résoudre cette exigence. La reconnaissance doit être réciproque. En effet, je ne peux être reconnu que par un autre que je reconnais comme un autre moi-même (alter ego). Mais cette conscience de soi, comme désir, a d’abord tendance à nier et à s'approprier ce qui n’est pas elle. D’un côté, l’homme s’affirme en niant ce qui n’est pas lui, il ne connaît que son désir et se veut le seul centre du monde. D’un autre côté, il exige qu’un autre homme reconnaisse la valeur de ses prétentions : il désire qu’un autre désire ce avec quoi pourtant il nie cet autre. C’est une attitude contradictoire, qui s’engage dans une lutte, laquelle doit cependant résoudre cette contradiction. Là commence la dialectique du maître et de l’esclave.

Imaginons deux hommes en présence, chacun des deux est persuadé, subjectivement, qu’il est bien un homme. Mais aucun des deux n’est reconnu comme tel par l’autre. Aucun n’est donc objectivement un homme. Comment le prouver ? En montrant qu’on peut risquer sa vie. Les deux engagent ainsi une lutte à mort. Chacun des deux nie l’autre en ne le reconnaissant pas, et chacun se nie soi-même en acceptant le combat, en risquant sa vie. Ce combat pour la reconnaissance montre que l’esprit devient indépendant par rapport à la vie (perte de l’instinct de conservation). La conscience de soi apparaît. Les conditions de l’humanité, la reconnaissance et l’indépendance, sont réalisées. Mais comment les deux combattants se reconnaissent-ils ? Ce combat s’achève par la victoire de l’un et l’échec de l’autre. Une inégalité surgit, puisque l’un reconnaît l’autre sans être lui-même reconnu par l’autre. Celui qui est reconnu devient maître, préfère être libre, vivre à la condition expresse d'être libre. Tandis que celui qui reconnaît est un esclave ayant préféré vivre plutôt qu'être libre. L’un jouit de la liberté, l’autre est prisonnier de la nécessité de vivre.

Cette lutte à mort n’a pas abouti à la mort parce que la mort de l’un ou l’autre des deux combattants annule toute possibilité de reconnaissance. Pour obtenir la reconnaissance, il faut se faire reconnaître par un autre sans le tuer, en le réduisant en esclavage. Mais cette solution n’est que provisoire. En effet, réduire quelqu’un en esclavage, c’est le supprimer en le conservant. Nier la liberté de quelqu’un sous la forme de l’esclavage, c’est le conserver en tant que moyen de reconnaissance. C’est l’établissement du rapport dominant – dominé. Le maître utilise l’esclave comme un moyen pour satisfaire ses propres besoins. Le maître n’a pas à travailler : il fait travailler l’esclave. Ainsi, le maître est l’homme de la jouissance tandis que l’esclave est l’homme du travail.

Mais avec le travail, la conscience apparaît. Car la prise de conscience est essentiellement active, issue de l’action. Désirer une chose, ce n’est pas la contempler mais la transformer par une action. En tant que donnée pure, une chose reste sans rapport avec moi. En ce sens, nous avons un rapport inessentiel aux choses. Tandis qu’assimiler une chose, c’est la faire sienne. Le désir pousse à l’action, parce qu’il est une négation, une destruction, une transformation de l’objet donné. Or il faut distinguer entre la jouissance et le désir, car la jouissance n’agit pas, elle jouit d’un objet déjà travaillé, déjà transformé, déjà désiré. La jouissance est une satisfaction immédiate, sans médiation. Tandis que le désir contrarié, retardé par le travail, est sublimé, il se place au-dessus de lui-même. Le travail permet donc à l’homme de se reconnaître lui-même. Il transforme les choses, se transformant ainsi lui-même. Il passe de l’animalité à l’humanité.

L’esclave n’est donc esclave qu’en apparence. Il semble doublement esclave : comme moyen de satisfaire les besoins de son maître, sans jamais profiter de l’objet de son travail. Tandis que le maître semble doublement maître : il jouit et de l’objet et de son pouvoir. Il donne donc l’illusion qu’être homme consiste à se dispenser de travailler. En fait, le maître n’est pas vraiment le maître. Son désir est une pure négation qui ne transforme pas elle-même ce qu’elle nie. Il ne jouit que de lui-même et du monde qu’il ne connaît que comme objet de consommation. Il n’est donc le maître de rien, puisque pour être le maître de quelque chose, il faut s’y être confronté, il faut passer par une médiation, une résistance.

Or par son travail, l’esclave se libère de sa servitude ; l’homme au travail apprend peu à peu à différer, à retarder sa tendance naturelle à la jouissance immédiate. Il comprend que la négation ne consiste pas seulement à détruire, mais à transformer. L’objet sur lequel on travaille est transformé tout en restant ce qu’il était. Par conséquent, le travail révèle à l’esclave le pouvoir, constitutif de son humanité, de mettre en œuvre un projet. L’objet est façonné, élaboré. Le travail forme et transforme celui qui travaille, le sujet devient un autre, il acquiert une véritable maîtrise : il devient le maître de la nature et de sa nature. L’objet est l’objectivation de sa subjectivité, de sa pensée ; réciproquement, cet objet travaillé, transformé, est la subjectivation de l’objet initial. Bref, il imprime sa marque personnelle sur l’objet, lequel est son œuvre. En réfrénant, en retardant, en contrariant ses désirs, le travailleur élabore le monde.

L’esclave permet donc bien de comprendre que nous n’avons pas une nature donnée dès la naissance, une fois pour toutes, mais que nous sommes des êtres en devenir, perfectibles. Travailler consiste à se faire soi-même en transformant le monde. Notre nature est historique et culturelle. Bref, l’homme est ce qu’il fait et ce qu’il se fait. « Le monde travaillé devient en quelque sorte l’image de l’homme travaillant… l’objet travaillé est travail devenu chose », dit Hegel. Travailler, c’est inscrire sa liberté dans la nature, contempler sa liberté dans son œuvre.

Hegel montre ainsi que le travail est une angoisse (peur de la mort dans le combat initial) que l'esclave convertit en activité. Par le travail, l’esclave se libère et devient un homme libre qui n’a plus besoin de personne pour être reconnu comme un homme. Il lui suffit pour cela de regarder l’objet de son travail : il se reconnaîtra lui-même. Le travail est donc une aliénation positive (on s’extériorise, on se dépossède de soi-même, mais pour rentrer en soi enrichi ; nous sommes plus à l’arrivée que ce que nous étions au départ ; nous nous sommes élevés au-dessus de nous-mêmes). On peut illustrer la dialectique hégélienne avec ce passage fameux de Bergson :
[…] la matière provoque et rend possible l’effort. La pensée qui n’est que pensée, l’œuvre d’art qui n’est que conçue, le poème qui n’est que rêvé, ne coûtent pas encore de la peine; c’est la réalisation matérielle du poème en mots, de la conception artistique en statue ou tableau, qui demande un effort. L’effort est pénible, mais il est aussi précieux, plus précieux encore que l’œuvre où il aboutit, parce que, grâce à lui, on a tiré de soi plus qu’il n’y avait, on s’est haussé au dessus de soi même. Or, cet effort n’eût pas été possible sans la matière : par la résistance qu’elle oppose et par la docilité où nous pouvons l’amener, elle est à la fois l’obstacle, l’instrument et le stimulant ; elle éprouve notre force, en garde l’empreinte et en appelle l’intensification.

Bergson, « La Conscience et la vie, conférence », 1911, in L’Énergie spirituelle.