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La dévalorisation de la dialectique

II. Descartes

Rappel : Descartes appartient à la période dite de la 'philosophie classique'. Or, elle est radicalement a-dialectique et théologique.
Bien sûr, on peut dire par exemple que les Méditations métaphysiques sont dialectiques, dans la mesure uniquement où l'on cherche à montrer que Descartes s'interroge lui-même, s'adresse des objections, etc.

Descartes considère que la philosophie des anciens est inutile pour qui veut constituer la vraie science. Cf. son Discours de la méthode. Le cartésianisme opère une rupture avec la dialectique, laquelle a dégénéré en scolastique. A l'idée de dialectique, Descartes substitue la méthode.

Comment Descartes énonce-t-il sa position ? On peut se référer à la préface ("Lettre de l'auteur à celui qui a traduit le livre, laquelle peut ici servir de préface") des Principes de la philosophie (1644), p. 565 de l'éd. Gallimard, Pléiade, dans laquelle il explique la façon dont on doit se former intellectuellement.

1. Avant même de se mettre au travail, il s'agit :
de se former une morale qui puisse suffire pour régler les actions de sa vie
(Précisons que cette morale est provisoire... la vraie morale vient après. Cf. Le Discours de la méthode).
2. Après cela :
[on] doit aussi étudier la logique, non pas celle de l'École, car elle n'est, à proprement parler, qu'une dialectique qui enseigne les moyens de faire entendre à autrui les choses qu'on sait, ou même aussi de dire sans jugement plusieurs paroles touchant celles qu'on ne sait pas, et ainsi elle corrompt le bon sens plutôt qu'elle ne l'augmente
La logique de l'École désigne ici la logique scolastique dérivée de l'aristotélisme. Ce que Descartes vise précisément, c'est la syllogistique aristotélicienne. Tout se passe comme s'il négligeait la distinction que le Stagirite avait établie entre dialectique et analytique, entre le syllogisme (démonstratif et scientifique) et la déduction dialectique.
Pour Descartes, toute la logique d'Aristote, qu'elle soit syllogistique ou dialectique, est une sorte de verbalisme coupé de la vérité, et qui s'avère stérile. Mettre en forme, même démonstrative, ce que l'on sait déjà, c'est au mieux inutile, au pire, c'est substituer à la connaissance une espèce de formalisme verbal qui corrompt l'esprit. Descartes oppose à cette logique scolastique la véritable logique, autrement dit, la méthode ou art de conduire sa pensée.
3. Enfin, il s'agit de s'appliquer à la vraie philosophie (cf. la fameuse comparaison entre l'arbre et la philosophie : les racines représentent la métaphysique, le tronc la physique, et les branches les sciences - les 3 principales étant la médecine, la mécanique et la morale).

Dans la première partie de son Discours de la méthode (1637), p. 129 de la Pléiade, lorsqu'il emploie le terme de "logique", on peut considérer que la philosophie qu'on lui a enseignée n'est rien d'autre que la dialectique ("parler vraisemblablement de toutes choses" - c'est presque littéralement la première phrase des Topiques), dialectique entendue dans un sens péjoratif ("se faire admirer des moins savants"). Dans la 2e partie (pp. 136-137), il précise :
J'avais un peu étudié, étant plus jeune, entre les parties de la philosophie, à la logique, et, entre les mathématiques, à l'analyse des géomètres et à l'algèbre, trois arts ou sciences qui semblaient devoir contribuer quelque chose à mon dessein. Mais, en les examinant, je pris garde que, pour la logique, ses syllogismes et la plupart de ses autres instructions servent plutôt à expliquer à autrui les choses qu'on sait, ou même, comme l'art de Lulle [1], à parler sans jugement de celles qu'on ignore, qu'à les apprendre. Et bien qu'elle contienne, en effet, beaucoup de préceptes très vrais et très bons, il y en a toutefois tant d'autres mêlés parmi, qui sont ou nuisibles ou superflus, qu'il est presque aussi malaisé de les en séparer que de tirer une Diane ou une Minerve hors d'un bloc de marbre qui n'est point encore ébauché.

On constate non seulement qu'entre ses Principes et son Discours, Descartes emploie presque la même formulation à propos de la logique et de la logique de l'École, mais le 16 avril 1648, dans son Entretien avec Burman, s'expliquant sur l'emploi du terme "logique" dans son Discours, il opère une distinction qu'il n'avait jamais explicitement faite, mais qui confirme le rapprochement avec les Topiques plus haut (p. 1397, Pléiade) :
C'est la dialectique, puisqu'elle nous enseigne à traiter de toutes choses, plutôt que la logique qui donne des démonstrations de toutes choses. Elle ruine ainsi le bon sens plus qu'elle ne le constitue, car tandis qu'elle nous détourne et nous égare dans ces lieux communs et divisions qui sont extérieures à la chose, elle nous détourne de la nature même de la chose.
Ainsi, la logique dont il parlait dans la 2e partie du Discours est désormais assimilée à la dialectique elle-même. La logique dont il parle dorénavant n'est donc pas la même.

En conclusion, la dialectique est certes un art du raisonnement, mais coupé de la réalité. C'est une façon générale d'argumenter, qui est entièrement séparée du vrai. Ce qui explique pourquoi Descartes la tient pour un formalisme, un verbalisme, une logique de l'apparence. C'est pourquoi, enfin, il s'agit de substituer la méthode à la dialectique (Kant distinguera entre la logique de l'apparence [la dialectique] et la logique de la vérité [l'analytique]).

[1] Raymond Lulle est un philosophe et alchimiste espagnol né en 1235, connu pour avoir inventé le Grand Art : méthode générale destinée à déterminer toutes les formes et combinaisons possibles de la pensée. Son projet était de pouvoir répondre de façon convaincante à toutes les objections possibles de tous les infidèles pour les convertir à la religion, et ainsi de pouvoir parvenir à l'union de tous les hommes. C'est précisément à cet art que Descartes compare la logique aristotélicienne (logique appelée "dialectique" à partir de l'entretien avec Burman). Descartes reconnaît que parmi l'ensemble de la logique d'Aristote, il y a de bonnes choses, mais, au fond, on ne peut rien en faire.