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La valorisation de la dialectique

I. Platon (2)


II. Les dialectiques platoniciennes ?

Remarques liminaires

a. Remarques complémentaires à propos du terme de dialectique.
Le terme η διαλεκτική est extrêmement rare dans le discours platonicien. Le plus souvent, les termes employés sont au pluriel, et on pourrait tous les traduire par : 'dialectique'. Quelques précisions toutefois sur les occurrences qu'on trouve dans l'œuvre :
- substantivation de l'infinitif : το διαλέγεσθαι (le 's'entretenir', le 'discuter', le 'dialoguer'). C'est le fait de pratiquer le dialogue d'une certaine façon, d'une façon dialectique
- ἡ διαλεκτική τέχνη : savoir-faire, compétence de type pratique (habileté dialectique). Compétence qui porte sur la technique du dialogue.
- δύναμις : faculté d'user du dialogue de façon dialectique
- το διαλεκτικόν : le 'dialogué' (qui concerne le dialogue, une thèse qui est dialoguée, discutée)
- η διαλεκτική μέθοδοσ : la méthode dialectique
- η πορεἱα διαλεκτική : le débouché dialectique

b. On doit faire face à une double difficulté.
La philosophie platonicienne s'est élaborée progressivement, avec des remaniements. Dès lors, y a-t-il une cohérence (à parler) des thèses platoniciennes ? Quelle est la part de son enseignement écrit et celle de son enseignement oral ?
- hypothèse qu'il y aurait 2 conceptions successives de la dialectique chez Platon. La philosophie de Platon ne se donne pas sous la forme d'un système
- la terminologie platonicienne : la conceptualisation s'élabore au fil même de l'œuvre. Dans les dialogues, coexistent plusieurs acceptions pour un même mot grec. Il n'y a pas de système de concepts qui serait défini une bonne fois pour toutes. L'œuvre doit sens cesse être interprétée ; et on risque de manquer la "bonne" interprétation.

c. Recourir à l'entretien, discuter :
Le terme est pris au moins en 2 sens qui sont liés :
- le dialoguer : cela désigne tout recours à la discussion, l'échange d'idées, d'arguments. Mais ce recours peut avoir lieu à tort et à travers. Donc, le dialoguer ne caractérise pas entièrement la dialectique.
- l'entretien questionnant et dialogué, pour se mettre en quête du vrai. Est dialecticien celui qui a recours, de cette manière, au dialogue, et qui sait en user de façon féconde. Ce dialecticien, c'est déjà le philosophe.

d. Pourquoi le recours au dialogue ?
Ce recours exprime la distance prise avec d'autres pratiques communément utilisées à l'époque, comme la sophistique notamment. Le "dialoguer" s'oppose au discours d'apparat des sophistes (l'επίδειξις, autrement dit un discours argumentatif, persuasif, qui prétend prouver telle ou telle thèse), façon dont les sophistes dispensaient leur enseignement. Le but de ce discours est d'apprendre à l'élève à en faire par lui-même, de persuader, d'établir des thèses souvent novatrices (cf. Jacqueline de Romilly, Les grands sophistes dans l'Athènes de Périclès). Pourquoi Socrate refuse-t-il ce discours d'apparat ? Il prétend manquer de mémoire. Lorsqu'on est soumis à un long discours, on ne parvient pas, à la fin, à retenir l'ensemble de ce qui a été dit. De ce point de vue, le recours au dialogue comme façon de philosopher s'explique par :
- le refus de l'exposé
- le refus du discours sophistique

[On retrouve cette question de la mémoire chez Descartes : la temporalité de l'esprit est la marque même de sa finitude, et une cause fondamentale de l'erreur]


1. Le dialecticien-philosophe

Les longs discours entortillent, leur cohérence n'est le plus souvent que verbale ; leur majesté oratoire s'adresse au moins autant à la sensibilité qu'à la raison. Elle fait même violence à la raison. Le dialogue, en revanche, permet de s'interrompre, de poser des questions, et d'être amené à un accord avec les interlocuteurs.

C'est en s'instruisant auprès de ceux qui savent ou qui disent savoir, en les questionnant, en s'interrogeant avec eux sur ce que valent leurs réponses, que l'on peut progresser. Les sophistes réagissent souvent mal et estiment que Socrate essaie de ruser, de les manipuler. Mais il parvient presque toujours à imposer ses exigences dialectiques aux sophistes. Pour autant, obtenir d'eux le recours au dialogue, c'est souvent le résultat d'un rapport de force ; comme s'il n'allait pas de soi de convaincre l'autre d'y recourir (cf. l'entretien emblématique à cet égard entre Socrate et Thrasymaque dans le Livre I de la République). Le dialogue ne peut toutefois avoir de valeur intellectuelle que si les interlocuteurs ne sont pas complaisants. Cependant, l'accord entre interlocuteurs n'a pas, comme tel, une valeur incontestable (c'est la principale critique adressée par Aristote). Cela n'enlève rien à sa fécondité dans la mesure où, dans la pratique dialectique, il se passe quelque chose en l'autre, dans son âme.

Dans les dialogues platoniciens, Socrate est le porte-parole de Platon. Dès lors, doit-on penser que pendant la première période de sa vie intellectuelle, Platon voulait rendre hommage à Socrate ? Cette façon de pratiquer le dialogue, au début de sa carrière philosophique, caractérise le premier élément constitutif de la dialectique. En l'état, la dialectique ne constitue pas exactement un savoir. Elle constitue plutôt un travail préparatoire (l'interrogation, l'ignorance) [dialectique 1], et se distingue en cela de 3 autres caractéristiques :
- la dialectique comme cheminement même de l'esprit vers la connaissance (dialectique ascendante) [dialectique 2]
- la dialectique comme résultat de ce cheminement (accès au vrai, contemplation) [dialectique 3]
- la dialectique comme art de découper, de diviser, comme dichotomie (dialectique descendante) [dialectique 4]

Les dialogues platoniciens nous apprennent que l'on n'ira pas plus loin tant qu'on ne se soumettra pas à cette étape [dialectique 1]. C'est dire son importance.

Remarque à propos de l'ignorance socratique, à propos du défaut de savoir : elle s'inscrit dans le problème de la distinction entre le Socrate véridique et le Socrate comme personnage des dialogues. Assurément, Socrate en sait plus sur l'essentiel que les sophistes :
- il sait que connaître la vérité, ce n'est pas spontané, et que "tout le monde" (l'opinion) n'est pas capable de nous l'apprendre, contrairement à ce que prétend Alcibiade lorsqu'il affirme avoir appris de tout le monde ce qu'est la justice.
- il sait que le dialogue implique de satisfaire des exigences essentielles, qui sont à la fois des exigences logiques et morales. Or les opinions nous cachent ces exigences.

A. L'entretien questionnant et dialogué [dialectique 1]

Cette pratique répond à deux types d'exigences : des exigences logiques et des exigences morales.

1. Les exigences logiques :

- reconnaissance du principe de non-contradiction (ce qui caractérise le sensible et l'opinion, c'est que la contradiction y règne ; or la meilleure façon de montrer cette contradiction aux interlocuteurs, c'est de les faire parler).
- exigence définitionnelle d'unité et d'universalité (mais l'essence, contrairement à ce que proposaient les nominalistes, n'est pas le concept, n'est pas le mot. Cf. le Cratyle : il ne faut pas partir des mots. Cf. le Ménon, où se pose la question de savoir si la vertu peut être enseignée. Est-ce une science ? Qu'est-ce que la vertu ? La vertu n'est pas un essaim de vertus. Il faut voir s'il existe un caractère commun à toutes les vertus : c'est l'unité et l'universalité de désignation linguistique que mentionne Socrate. Cependant, l'essence n'est pas seulement ce caractère commun désigné par un mot, c'est aussi la cause, ce qui fait qu'un être est ce qu'il est). L'exigence définitionnelle n'est pas simple à faire comprendre.

2. les exigences morales :

Elles portent sur le travail à effectuer quand il s'agit de connaître les valeurs. Avant de rechercher l'essence de quelque chose, il faut déjà savoir quelque chose de cette essence, quelque chose de sa valeur (un minimum est de savoir qu'une valeur a de la valeur). Cf. le Livre I de la République : la moralité, c'est la vertu même de l'humanité, l'excellence de l'humanité. La justice est une valeur, l'injustice un vice, et la justice est supérieure à l'injustice.
Selon Platon, il y aurait donc un "appel" moral (comme il y a un "appel" érotique vers la beauté, appel qu'effectue en nous la perception sensible du beau, cf. le Banquet, la beauté formelle à laquelle nous sommes sensibles est une façon de nous appeler vers la forme même de la beauté ; comme il y a aussi un "appel" rationnel, cf. le Philèbe, avec l'idée que la mesure est le chiffre même de l'essence).

Telles sont les exigences sur lesquelles s'appuie Socrate pour réfuter les réponses de ses interlocuteurs. Or il sait que les sophistes méconnaissent ces exigences.

3. L'ignorance et l'inventivité dialectique :

On trouve chez Platon cette idée que le cheminement et le débouché dialectique ne sont pas fixés par avance. Le bon dialecticien est celui qui est capable d'inventer ce cheminement, cheminement qui permettrait d'accéder au monde intelligible des Idées, de l'Être. Dans le Discours de la méthode (3e partie), Descartes dit qu'il faut bien prendre parti et faire tout ce qui est possible pour déterminer le bon chemin ; et il donne l'exemple d'une situation où je n'ai pas le savoir pour juger, mais qui exige de moi que je prenne parti, même si je me trompe (ce qui ne doit pas m'amener à avoir des jugements faux). L'invention exigée par le dialecticien est plus complexe encore. Ce problème de l'invention dialectique est comparable à quelqu'un qui se trouverait sur l'océan sans boussole : dans sa quête du vrai, l'esprit ne trouve aucun chemin. Inventer la voie, c'est justement la capacité dialectique (et c'est pourquoi la pratique dialectique est difficile et décourageante).

L'aveu d'ignorance de Socrate comporte une part de fausse humilité : il est faux qu'il ne sache rien. Mais il y a aussi une part authentique d'humilité, car l'exposition du vrai pose un problème. Cet exposé ne consiste pas à l'emporter sur quelqu'un, mais à réfuter pour progresser et débarrasser les interlocuteurs de leurs opinions fausses et qui les encombrent. A l'inverse, les sophistes cherchent à l'emporter sur, à prendre dans les filets du discours. D'où les affrontements entre sophistes et dialecticiens. Mais il y a aussi les filets du discours dialectique, qui consistent à dérouter, à utiliser des "trucs" pour éviter les pièges des sophistes. Dialectique et sophistique s'opposent en ceci que la première vise le vrai, quand la deuxième ne vise que le succès.

Le discours suivi a de graves inconvénients car il rend et la recherche, et la contestation et l'accord difficiles. Le monologue permet à chacun de camper sur ses positions. Or, l'important est d'accepter de débattre de ce que l'on affirme pour résoudre le désaccord initial. D'autant qu'un désaccord irréductible (ou qui semble tel, entre deux thèses opposées) laisse penser que ni l'une ni l'autre ne sont vraies. Un tel désaccord est souvent la marque d'une ignorance (cf. Kant, qui voulait résoudre cette difficulté dans le domaine de la métaphysique, où les désaccords étaient persistants).

4. λόγον διδόναι :

Cela explique l'exigence platonicienne de rendre compte de ce que l'on affirme. Cf. le λόγον διδόναι, institution athénienne, pratique politique qui consiste dans la reddition de compte, et qui est directement transposée par Platon pour traduire l'exigence de la philosophie, de la raison : il faut argumenter, ne pas faire violence à l'esprit (au libre examen de l'esprit qui reconnaît les fondements de la thèse énoncée).
Le travail socratique consiste à soumettre les affirmations de ses interlocuteurs à une telle reddition de compte. L'opinion n'y parvient jamais, sans se contredire au bout du compte. Et justement, le dialogue est une façon de porter la contradiction du discours de l'autre, de tester sa capacité à se défendre. Laisser parler l'autre, c'est aussi, quand le discours qu'il tient est celui de l'opinion, l'amener à une contradiction inévitable. Tandis que le discours suivi peut avoir une cohérence verbale suffisante pour masquer ses contradictions.

B. L'enseignement de la philosophie

1. La dialectique face à l'opinion

On ne peut pas enseigner la philosophie, on peut seulement en faire, ou en faire faire. Si Socrate refuse de commencer par le discours didactique, c'est parce qu'un tel discours a toujours quelque chose de l'exposé dogmatique, et représente une forme de violence pour l'esprit, même en lui enseignant des vérités. Cf. ce passage du Livre VII (536e) de la République, dans lequel Platon distingue la formation du corps et celle de l'âme :
Platon, La République, Livre VII, 536e
que les exercices corporels soient pratiqués par contrainte, le corps ne s'en trouve pas plus mal, mais les leçons qu'on fait entrer de force dans l'âme n'y demeurent point.
Platon met l'accent sur l'inefficacité de l'énoncé didactique, même quand cet énoncé est vrai.

Comment former intellectuellement quelqu'un dès lors que l'ignorance est esclavage et dès lors que la vie même de l'esprit est liberté ? Déjà, dans un de ses premiers dialogues, l'Alcibiade, Platon écrivait que chacun se convainc d'abord de ses propres affirmations. Le dialogue requiert un certain nombre de qualités morales de la part de l'interlocuteur, et une certaine bienveillance, une certaine attention à l'autre, de la part de celui qui conduit le dialogue. Le dialogue exige aussi de la sincérité. Il reste stérile si on ne s'engage pas dans l'exigence du vrai (exigence, pour chacun, qu'il dise au moins ce qu'il pense, contrairement à Thrasymaque et Calliclès). Sans cela, le dialogue philosophique perd ce qu'il a de fondamental, et qui consiste à débarrasser l'autre de ce qui l'encombre, de ses contradictions. On ne doit pas séparer l'aboutissement d'une recherche et l'activité intellectuelle qui y conduit. Il ne faut pas séparer le vrai des chemins qui y conduisent. Le dogmatique tue la vie de l'esprit. Philosopher, c'est, pour chacun, accomplir ce chemin intérieur que personne ne peut effectuer à sa place.

Mais peut-on dire que, dans le dialogue socratique, l'interlocuteur soit réellement écouté ? Que Socrate soit attentif, c'est incontestable. Le discours, le questionnement philosophique doit être capable de s'adapter, sinon à chaque interlocuteur, du moins à chaque type d'interlocuteur. Encore une fois, il ne suffit pas de dire le vrai pour persuader, il convient donc d'adapter le discours aux différents types d'âme (empiriquement constatables chez les hommes). Il faut faire en sorte que l'autre s'exprime, c'est aussi une nécessité dialectique incontournable. Tout simplement, c'est l'idée qu'il y a quelque chose de positif à écouter l'autre, avec cet enjeu moral du respect.

Le dialogue est une étape nécessaire pour récuser les opinions, l'opinion de chaque interlocuteur. Il s'agit donc de délivrer l'autre, de le faire accoucher de ses contradictions (μαιευτική). C'est en laissant l'opinion s'exprimer qu'il est possible de la mettre en pièce. Mais dans chaque opinion, quelque chose de la réalité se dit, Socrate le sait. Quoi qu'il en soit, l'opinion est le premier obstacle à franchir dans l'exigence du vrai et dans l'enseignement de la philosophie. Or le dialogue est la meilleure façon de détacher petit à petit chaque opinion à laquelle un interlocuteur adhère.

Car on parle bien d'une adhésion. L'opinion fonctionne en effet subjectivement comme vérité. Il y a, entre l'homme et ses opinions, une connivence intime qui ne s'exprime que par le terme d'adhérence, d'adhésion. Tout le travail préalable du dialecticien consiste à aider l'autre à se détacher de ses contradictions. Selon Platon, peu d'hommes peuvent parvenir, seuls, à s'en débarrasser. (Tandis que pour Descartes, l'esprit qui se débarrasse de ses préjugés, moyennant le doute, c'est l'esprit qui se retrouve lui-même ; il insiste en effet sur l'influence des préjugés dans l'enfance, donc dans la confusion intellectuelle). L'adhérence, telle que Platon l'analyse, est caractérisée par 3 choses :
- le désir (les opinions sont l'expression de nos désirs)
- nos intérêts
- la pression du groupe, de la foule (pour Platon, la sophistique est l'art de caresser la foule dans le bon sens du poil. La foule est une bête monstrueuse de force, avec laquelle la sophistique entretient une complicité)
Parvenir à détacher l'interlocuteur des opinions auxquelles il adhère, cela n'est pas possible sans qu'en lui se passe quelque chose. Or lui seul peut effectuer cette espèce de conversion intérieure, et non le dialecticien. Mais, de son côté, le dialecticien doit l'y aider. Le mieux, pour y parvenir, ce n'est pas de contredire l'autre, de pratiquer l'antilogie, mais de laisser, dans le mouvement même du dialogue, s'exprimer les contradictions de l'autre pour qu'il parvienne à s'en déprendre (cf. Victor Goldschmidt, Les dialogues de Platon. Structure et méthode dialectique).

Étudions un exemple, à partir du Premier Alcibiade.

2. Le flottement d'Alcibiade (116e-118a)

Gardons d'abord à l'esprit que la pratique dialectique est ce qui doit faire surgir, en l'autre, ses contradictions.

Le contexte : Alcibiade a l'ambition de jouer un rôle politique important. Il se sait bien né et doué. Socrate va lui démontrer qu'il a besoin de la philosophie. Il va parvenir à lui faire admettre que pour devenir un dirigeant politique digne de ce nom, il ne suffit pas d'être approuvé par l'opinion. Ce qui est requis, en politique, c'est de s'y connaître en matière de justice et d'injustice, et Socrate fait bien vite constater à Alcibiade qu'il n'y connaît rien. Mais, selon Alcibiade, quand l'homme politique essaie de déterminer ce qui est bon pour la cité, ce n'est pas au sens moral, mais au sens où ce qui est bon est utile. Il distingue donc justice et utilité. Cependant, Socrate va lui démontrer que la véritable utilité est la justice. Il va conduire Alcibiade, au terme d'un questionnement serré, à confesser que la véritable utilité est la justice. Pourtant, Alcibiade reste encore convaincu que la justice et l'utilité diffèrent. Il a donc l'impression d'un flottement.

Le flottement est souvent le premier résultat de la pratique du dialogue tel que le conduit Socrate. Or ce flottement embarrasse Alcibiade, de deux points de vue :
- intellectuellement, il est inconfortable de penser à la fois une chose et son contraire
- il ne comprend pas la contradiction dans laquelle il se trouve
(C'est un peu le flottement auquel conduit le discours sophistique, mais au contraire du flottement provoqué par Socrate, il n'est pas fécond.)
Qu'est-ce qui est fécond, ici ? Ce flottement permet de faire la différence entre deux modalités de l'ignorance :
- lorsqu'en l'âme, il y a le savoir, il n'y a pas de flottement
- mais lorsqu'en l'âme, il y a une ignorance complète et consciente d'elle-même, il n'y a pas de flottement non plus

Il n'y a flottement que parce qu'il y a à la fois ignorance et ignorance (inconscience, méconnaissance) de cette ignorance. Cette espèce de crise qui se produit dans l'âme d'Alcibiade l'introduit, au fond, à cette découverte qu'il y a deux formes d'ignorance, celle qui se connaît elle-même et celle qui ne se connaît pas elle-même. Or, ce qui caractérise l'opinant, c'est de croire savoir alors qu'il ne sait pas.
Ce qu'il se passe, dans cette contradiction intérieure, chez Alcibiade, c'est une ouverture de l'esprit qui, reconnaissant son ignorance, va pouvoir se mettre en chemin vers le vrai, vers la connaissance. Il suffit d'une crise de ce type pour que les choses soient une bonne fois résolues. Mais à peine cette ignorance est-elle reconnue qu'une autre opinion surgit, opinion qu'il faudra soumettre, elle aussi, à un examen dialectique.

La conversation, le dialogue en tant qu'il exclut le simple affrontement dogmatique et le monologue, constitue le point de départ obligé du travail de l'intelligence. Mais il ne suffit pas d'user du dialogue, c'est la façon d'en user qui compte. Justement, le Socrate des dialogues socratiques de Platon est le modèle de cette façon de pratiquer la dialectique. Au contraire, la dialectique sophistique est principalement soucieuse de mettre l'autre en difficulté, de porter la contradiction pour l'emporter sur lui. Au yeux de Platon, c'est là un défaut dans lequel tombent souvent les jeunes. Il développe l'idée que si cet usage sauvage de la dialectique est souvent de leur fait, on ne saurait leur en tenir rigueur : les sophistes en portent seuls la responsabilité. La conséquence qu'il en tire, c'est qu'il faut attendre que l'on soit d'un âge plus mûr pour pratiquer la dialectique.

3. L'éducation

Dans le Livre VII (537e - 539d) de la République, Platon aborde la question des dangers de la dialectique mal pratiquée (ou pratiquée trop tôt).

Le contexte : la situation de celui qui recourt à la dialectique est comparée à la situation d'un jeune homme découvrant que ses parents ne sont pas ses vrais parents. Le jeune homme fait l'expérience d'avoir cru et d'avoir été trompé. Or, nous sommes le lieu d'une double sollicitation :
- sollicitation parentale (Elle s'efforce de nous fournir une éducation morale. Les parents essaient de donner à leurs enfants des principes pour conserver les traditions du groupe. Cette formation est conformiste, mais elle a le mérite d'apprendre à l'enfant à pratiquer la vertu.)
- sollicitation des flatteurs (Ils affirment qu'il ne faut pas se laisser avoir par ses parents. La voie de la vertu qu'ils enseignent n'est pas la bonne. Invitation à une vie qui ne sacrifie rien à la vertu, mais tout au plaisir.)
Il y a donc, dès l'enfance, 2 sollicitations opposées : - la vertu ; - le jouir (le plaisir). Lorsque Socrate achève cette comparaison, son interlocuteur ne voit pas le rapport avec la dialectique.

Nous avons, sur la justice et l'honnêteté par exemple, des maximes qui, comme des parents, nous ont appris à respecter autrui et à pratiquer la vertu. Il y a des traditions morales, une formation à laquelle un groupe social soumet chacun de ses membres, et que nous avons progressivement apprises. Mais nous avons aussi des sollicitations qui nous disent que ce conformisme n'est pas la bonne voie. Si on invite quelqu'un de conformiste, ayant reçu une bonne éducation, à s'interroger sur cette éducation reçue, à en rendre compte, il ne parvient pas le plus souvent à dire pourquoi il faudrait une telle éducation. Dès lors, il peut se sentir trahi par ses "premiers parents". Apparaissent en lui la défiance, le doute, l'ignorance. Il est susceptible de se laisser séduire par la dialectique, sans la comprendre. Or, c'est précisément le mal de la dialectique que de pratiquer l'éristique (façon querelleuse de pratiquer l'entretien) ou l'antilogique (user du discours, de l'argumentation, pour s'amuser à contredire). Dans les deux cas, nous avons affaire à un verbalisme qui se fait passer pour la pensée elle-même, d'autant plus séduisante et dangereuse que nos habitudes sociales et morales sont incapables de rendre compte de l'éducation reçue.

Platon n'accepte pas une telle éducation, aussi correcte soit-elle, car il s'interroge sur ce qui fonde la règle morale. Certes, il préfère la valeur des traditions au nihilisme des sophistes. Mais, puisque les victimes de la "dialectique" (du mal dialectique) sont incitées à ne plus croire à grand chose, à ne plus respecter les règles morales, puisqu'il y a une insuffisance rationnelle dans l'éducation des parents et du groupe (dans les traditions), il faut combler cette insuffisance rationnelle - l'enjeu étant aussi d'apprendre aux Athéniens à faire la différence entre la dialectique (la philosophie) et la sophistique.

Le dialecticien ne réfute pas pour le plaisir. La réfutation n'a de valeur que si elle est 'conductrice'. Il ne faut pas détacher les êtres trop jeunes de leurs convictions morales, ni les laisser dans l'aporie. Or Socrate ouvre d'emblée à Alcibiade la voie morale à laquelle il faut s'attacher, lorsque ce dernier fait l'expérience du flottement ; tandis que les sophistes en restent au niveau destructeur de la réfutation. Une éducation suffisante doit ainsi impérativement précéder la pratique de la dialectique. La dialectique est ce qui achève l'éducation.

C. Le διαλέγεσθαι comme rupture avec le discours de l'expérience et le discours poétique

1. Le refus du discours de l'expérience

Source : République (ou De la justice), Livre I (l'entretien entre Céphale et Socrate).

On a plaisir à dialoguer avec les anciens : ils nous ont précédés et ils ont suivi une route que nous aurons peut-être à suivre. C'est pourquoi il est intéressant de s'enquérir auprès d'eux, car il ont de l'expérience. Mais leur sagesse (et celle de Céphale, homme d'expérience) est limitée.
C'est bien de concevoir les désirs comme un esclavage, la tempérance comme un signe de liberté intérieure. Mais ce qui est en jeu n'est pas le caractère des hommes. Pour Céphale, la justice consiste à rendre ce qu'on doit aux autres. Or Socrate réfute ce qu'il dit en recourant à l'exemple de l'arme (exemple qui relève de la casuistique).

Au moment où l'entretien se focalise sur ce que doit être son objet philosophique (la justice), Céphale s'en va précipitamment. Ici, le διαλέγεσθαι récuse le discours de l'homme d'expérience. Pourquoi récuser ainsi l'homme d'expérience en tant qu'interlocuteur ? Il y a une différence entre :
- récuser l'homme d'expérience comme interlocuteur
- récuser les gens qui sont censés s'y connaître dans un certain domaine (les τεχνικοί)
Céphale est modeste, ce n'est pas lui qui a eu l'idée de définir la justice. Dans la pratique, il s'oriente de façon tout à fait correcte. Il y a comme une rectitude de l'expérience : Céphale est mesuré, modéré. Mais l'homme d'expérience n'est pas un interlocuteur possible. Pourquoi ? Cela tient à 2 raisons :

a. inévitable particularité et contingence de l'expérience.
Or la particularité de l'expérience particularise nécessairement l'enseignement. L'expérience permet certes de voir correctement les choses, mais cette correction, cette droiture ne suffit pas en philosophie. La vérité n'est pas une opinion droite, correcte ; même si, par ailleurs, elle se souciait de rendre compte d'elle-même, l'opinion droite ne pourrait valoir comme vérité. Cette rectitude est loin d'être au niveau de ce qui est nécessairement la vérité. Cette particularité, qui n'exclut pas la rectitude de l'expérience, ne permet pas d'accéder à la vérité. Il faut un raisonnement spécifique, celui de la philosophie.
b. Incapacité de l'expérience à rendre compte de ce qu'elle peut énoncer.
C'est son mutisme fondamental qui la rend impropre à participer à la dialectique. Elle n'existe jamais sous la forme d'un savoir transmissible. Dans l'expérience, il y a quelque chose d'indicible, de muet. Il y a aussi une répétitivité narrative des hommes d'expérience : ils ressassent, mais ils n'argumentent pas. On constate ainsi une incapacité de l'expérience à se dire.

Le διαλέγεσθαι doit donc prendre ses distances avec la seule expérience. Hegel, dans sa Phénoménologie de l'esprit, présente très explicitement sa phénoménologie comme une science de l'expérience de la conscience. L'accès au savoir doit nécessairement emprunter 2 voies : - l'expérience même, dont le débouché est de se supprimer elle-même pour accéder au savoir ; - le savoir (cf. la 3e partie de la préface). Platon, quant à lui, vise autre chose en récusant l'expérience, d'où le strict essentialisme de la pensée platonicienne.

2. Le refus du discours poétique

C'est déjà une pratique sophistique de commenter les œuvres du patrimoine littéraire. Platon pense que l'on peut faire dire n'importe quoi aux œuvres poétiques. Elles doivent être interprétées, c'est pourquoi elles lui paraissent suspectes, car cette nécessité de l'interprétation permet parfois aux politiciens de leur faire dire des imbécillités.
Il y a en outre une ambiguïté quant aux origines de la poésie (et du poète). Les Grecs tiennent le poète pour un homme inspiré, un homme divin. Au mieux, toutefois, la poésie est révélatrice. Elle dévoile. Mais quant à expliquer, c'est ce qu'elle ne fait pas. Les sentences poétiques sont énigmatiques. Le discours poétique dit peut-être des vérités, mais il n'en rend pas compte (et est incapable d'en rendre compte).

Il n'y a pas grand chose à tirer, philosophiquement, du discours poétique. Mais le dialecticien a la possibilité de recourir au mythe, quand cela est légitime, car il est des domaines où le discours de vérité est impossible, et où il faut recourir à des interprétations vraisemblables (cf. par exemple la formation physique du Cosmos dans le Timée). Dans le domaine politique également, le dialecticien peut légitimement recourir au mythe pour mener la foule là où il faut, car la foule ne peut pas être philosophe selon Platon, elle refuse de se soumettre à la raison. Or le mythe peut la persuader de suivre le dialecticien. Cependant, il ne faut pas confondre cela avec la démagogie : le mythe a pour but le bien de la foule.

En conclusion, le διαλέγεσθαι est à la fois ce qui permet à l'interlocuteur de se détacher de ses opinions, et de prendre conscience de ses contradictions. C'est une propédeutique à la science, mais c'est plus que cela : c'est une impulsion et un chemin, qui va mener à la connaissance. S'il en est ainsi, c'est que le διαλέγεσθαι a un rapport intime avec la pensée, c'est que le διαλέγεσθαι est déjà le διανοεῖσθαι.


2. διανοεῖσθαι [dialectiques 2, 3 & 4]

διαλέγεσθαι, cela désigne le 'dialoguer' ; διανοεῖσθαι, cela désigne le 'penser'.
Chez Platon, seule la pratique dialectique est expressive de la nature même de la pensée.

Sources :
A. Théétète (189e-190a)
B. Sophiste (263d et sq.) [et Phèdre (275d et sq.)]
C. Philèbe (16b et sq. & 39c et sq.)

Toutes ces œuvres sont des dialogues de la maturité, postérieurs à la République. Pour chacun des trois extraits, le contexte est identique : ce sont les 3 seuls où Platon s'interroge sur ce que c'est que penser. La réflexion porte sur l'une de ces redoutables apories sophistiques, celle qui consiste à montrer qu'un logos ne peut pas être faux. Selon Platon, dire, c'est dire quelque chose. Sa conviction, c'est que le logique et l'ontologique sont inséparables [On peut lire, éventuellement, le fil "Une nouvelle interprétation du Poème de Parménide", à partir d'ici].

Cela implique de reprendre la question de l'être : il faut bien qu'il y ait du non-être dans l'être pour qu'un discours soit faux (cf. la notion de l'autre). Ne faut-il pas qu'il y ait de la béance dans l'être pour qu'il soit dicible ? Comment un discours peut-il dire autre chose que de l'être, puisque dire quelque chose de faux, c'est nécessairement dire quelque chose qui n'est pas ? Platon se réfère à une analyse de ce que c'est que penser, pour essayer de résoudre l'aporie de la fausseté du discours.

A. Théétète (189e-190a)

Dans l'extrait considéré, il est question de savoir quel est le moment de la pensée véritable, de la réflexion. La διάνοια désigne le type de pensée de ceux qui atteignent les sens mais qui ne vont pas plus loin. Elle est hypothétique et ne sait pas rendre compte de ses propres hypothèses. Le διανοεῖσθαι désigne la pensée au sens générique du terme. Le moment de la pensée à proprement parler, c'est un entretien dialogué de l'âme avec elle-même. Mais de quoi cet entretien peut-il bien être constitué ?
- l'âme se pose à elle-même des questions
- elle essaie d'y répondre
- tantôt elle affirme, tantôt elle nie
Lorsqu'elle parvient à statuer, à dire une seule et même chose, alors on peut dire qu'elle a une opinion.

Cette forme dialoguante retenue par Platon pour définir la pensée s'appuie justement sur ce dialogue de l'âme avec elle-même, comme sur un fondement dernier. C'est une définition nominale (quid nominis) : "qu'appelles-tu penser ?" [par exemple, le §9 des Principes de la philosophie de Descartes constitue une définition nominale de la pensée]. Ce travail préparatoire permet progressivement de s'entendre sur ce dont on parle. S'entendre sur ce dont on parle, c'est s'assurer qu'on parle bien de la même chose.

Mais ce dialogue de l'âme avec elle-même ne débouche-t-il que sur une opinion ? En effet, Socrate émet une restriction : "c'est à la façon d'un ignorant que..." Pour que l'analyse de la nature de la pensée soit satisfaisante, il faudrait que la pensée soit pensée dans sa liaison avec son objet même. Or, ne faut-il pas distinguer entre la pensée seulement 'opinante' et ce discours vivant et animé de celui qui sait ? Au sens strict, penser désigne la vie même du savoir dans l'âme. Cette espèce d'hésitation, d'alternance entre affirmations et négations est la préparation de ce qui advient en elle : l'opinion. Mais la pensée, lorsque nous la pensons en rapport avec son objet, ce n'est pas autre chose que cette vie 'questionnante', 'examinante' de l'esprit, et dont la fonction et le sens du dialogue est de s'exprimer. Il y a donc une difficulté à distinguer ici entre opinion et pensée.

B. Le Sophiste (263d et sq.)

La pensée est un dialogue de l'âme avec elle-même, se produisant à l'intérieur d'elle-même, sans voix. Le discours, c'est le courant qui, parti de l'âme, passe par la bouche avec l'accompagnement de sons articulés. Dans les propos qu'elle se tient à elle-même, il y a des affirmations et des négations, et lorsque cela se produit silencieusement en l'âme, on n'a pas d'autre mot pour le désigner que δόξα. C'est parce qu'il a été établi que le discours peut être faux que l'on peut ainsi démontrer que la pensée elle-même, qui est une sorte de discours, peut l'être.

Quoi qu'il en soit, on constate le caractère actif de la pensée :
- elle discute avec elle-même
- elle se pose des questions
- elle se répond (elle y répond)
Mais n'est-ce pas là la nature d'une pensée encore séparée du savoir en l'âme ? Qu'en est-il de l'âme quand elle atteint enfin son objet, quand la pensée est devenue science ? Platon va-t-il devoir reprendre l'analyse de la pensée lorsque l'âme est en possession de l'intelligible ?

Cf Phèdre : l'écriture ne produit que des simulacres du réel. Le pire, c'est que nous prenons ce simulacre pour le réel lui-même. Les discours écrits sont un simulacre, pourtant "vous croiriez, à les entendre, qu'ils sont bien savants ; mais questionnez-les sur quelqu'une des choses qu'ils contiennent, ils vous feront toujours la même réponse". Platon entend opposer à ce discours de perroquet, moins le dialogue hésitant de l'âme avec elle-même, que ce qui fait que ce dialogue est vivant et animé. Or, enseigner, c'est tenir à l'autre un discours qui le féconde. La capacité dialectique est désormais la capacité de qui sait ensemencer l'esprit de celui qui apprend ce discours vivant et animé qu'est la pensée, qui apprend à penser. (Socrate choisit l'image du laboureur, pour donner à voir cette idée de fécondité en l'âme.)

Le projet de Platon est de concevoir une rhétorique différente de celle de Gorgias, une rhétorique philosophique normée par le dialecticien, consistant à : - analyser le discours et l'âme ; - proportionner le discours au type d'âme auquel on a affaire. Quel discours tenir à quelles âmes, pour les instruire ? Cela n'est resté qu'une idée, dans l'œuvre de Platon. Est-ce parce que "planter" un discours dans l'âme est très, voire trop difficile ? N'y a-t-il pas, d'ailleurs, dans ce discours instructif, dont le but est de féconder l'âme, une part même minime de violence ?

C. Philèbe (16b et sq.)

1. Διαλεκτικός désigne 4 choses principales :
- la pratique de l'entretien dialogué (le fondement le plus incontestable de cette pratique, c'est que la pensée, au moins dans la phase initiale de sa recherche, est un entretien dialogué)
- le parcours ascensionnel
- la science qui rend possible un tel parcours (connaissance des essences et de leur vie, connaissance structurée, éclairée par le Bien)
- Est dialecticien celui qui sait pratiquer de façon féconde les divisions (διαίρεσις)

Cette remontée s'effectue-t-elle selon un ordre obligé et invariable ? Si l'on considère la dialectique comme une méthode, la réponse est non. Il n'y a pas un parcours unique, mais des procédés.
Le πόρος (l'issue, le débouché) n'est pas tracé d'avance, il n'y a pas de mode d'emploi. Le géomètre, pour saisir l'intelligible, a besoin de l'image. C'est un point d'appui possible, qui doit cependant être dépassé. L'image ne sert que si on ne peut voir l'invisible au sein du visible. Or les mots ont la même fonction que l'image. Le nom nous met en chemin vers le concept, il nous permet de nous élancer vers l'essence. Il permet d'unifier le sensible (le terme "abeille" permet de grouper toutes les caractéristiques communes aux abeilles - cf. concept et définition nominale). Mais entre nous et l'essence, il y a un fossé qui s'explique par la fonction mimétique des mots, qui se distinguent en cela des choses auxquelles ils se rapportent. Pour apprendre le réel, il faut partir du réel lui-même, et non des mots, quelle que soit leur fonction mimétique, diacritique (opérer des distinctions didascaliques d'enseignement). Mais doit-on considérer les définitions (exigence d'unicité et d'universalité) comme le niveau intermédiaire entre les noms et les essences ? Ici, la conception de Platon est analogue à celle d'Aristote : la définition nous donne l'essence.

2. L'art dialectique serait le présent le plus précieux qui puisse être fait aux hommes. La route qu'emprunte le dialecticien est une voie d'origine divine. Et le fait de l'emprunter, c'est un peu se rendre divin. Mais elle n'appartient pas réellement aux hommes, qui peuvent la désirer éternellement. L'aporie dialectique est en quelque sorte un châtiment infligé aux hommes pour leur démesure, leur prétention à maîtriser la dialectique. N'ayant pas pu leur offrir l'immortalité, Prométhée, outre le feu, leur aurait donné la dialectique comme un substitut à l'immortalité. Mais la dialectique est jalonnée d'apories, elle est difficile. C'est un chemin presque trop beau, trop divin. Or c'était justement pour leur faire don de la mesure, car la dialectique évite aux hommes :
- d'aller trop vite ou trop lentement
- de passer trop vite de l'unité à la multiplicité (cf. Phèdre)
La dialectique permet de trouver les intermédiaires, de nombrer avec précision, de trouver les rapports, de mesurer. Socrate affirme même que cette science des intermédiaires est à l'origine de tous les autres arts (cf. 2 τέχναι choisies comme exemples : l'art musical et l'art grammatique), qui sont liés, d'une certaine façon, à la dialectique, art de maîtriser les divisions.

La question posée dans le Philèbe est celle de la vie bonne : qu'est-ce que le bien vivre, pour l'homme ? Socrate estime que des deux réalités concurrentes que sont l'intelligence et le plaisir, aucune des deux ne suffit à constituer la vie bonne. A elle seule, l'intelligence ne peut constituer le bien vivre. Personne, même le sage, n'accepterait de vivre sans le plaisir, et réciproquement. Ceci oblige à élaborer une théorie des plaisirs. Pour cela, il faut être capable de penser l'unité et la multiplicité du plaisir. Quelle sera la proportion ? Un seul type de plaisir est finalement accepté : le plaisir pur (jouissance esthétique), seul compatible avec l'intelligence. Platon établit une hiérarchie :
- les τέχναι (techniques du plaisir, compétences liées à l'intelligence, en fonction du critère lié à la mesure, mais fondées sur la seule expérience, et même sur la routine)
- techniques et sciences qui usent du nombre, de la pesée, de la mesure
- la faculté dialectique
Cette hiérarchisation n'introduit pas de rupture entre techniques et sciences, mais entre ce qui relève du nombre et ce qui n'en relève pas. C'est d'après ce critère que Platon place la dialectique en haut de la hiérarchie. Mais, par nature, elle ne se distingue pas d'abord des autres sciences. C'est à la fin du dialogue que la dialectique est déclarée science suprême, la plus exacte de toutes.


3. La science dialectique

On assiste, à la fin du Philèbe, à un revirement qui pose un problème d'interprétation et de compréhension de la dialectique platonicienne. Socrate revient sur l'hypothèse de la dialectique comme science suprême, en réaffirmant que les autres sciences et techniques du nombre contribuent, en fait, à la vie bonne. Pourquoi renoncer à la hiérarchie d'abord proposée ?

A. Quelques interprétations

D'après Sarah Kofman, dans Comment s'en sortir ?, si le Philèbe propose une définition de la dialectique comme science suprême, c'est parce que Platon souhaite abandonner cette conception 'techniciste' (cf. les τέχναι), cette définition prométhéenne de la dialectique (art de la division nombrée, dichotomie, double travail de division et d'unification). Il serait tenté de reprendre une définition plus ancienne, celle de la République, car la dialectique, comme science de l'être, est la seule qui soit toujours identique à elle-même. La supériorité de la dialectique ne serait plus liée à la seule supériorité de ses instruments (la mesure), mais à la supériorité de son objet. Tout se passe comme si, au moment même où il avait établi sa hiérarchie dialectique (comme science suprême, rupture avec les autres sciences), Platon éprouvait le besoin de se rétracter (rupture dans son œuvre). Une telle interprétation repose sur cette hypothèse qu'entre la République et la fin de sa vie, Platon aurait évolué vers une conception de la dialectique comme une partie seulement de l'ensemble des moyens que doivent posséder les hommes pour vivre une vie bonne. Pourtant, quand Sarah Kofman déclare que la dialectique serait un vol prométhéen, Socrate parle d'un cadeau divin. Cette interprétation, comme celle de Goldschmidt, consiste à faire de la dialectique comme science de la division, une dialectique logique, technique, donc en rupture avec la dialectique ontologique initiale.

Goldschmidt [lire également Henri Joly, Le renversement platonicien, notamment le chap. 1 : "Étymologies et néologismes"] tient cette fabrication de néologismes pour significative de la rupture entre dialectique ontologique (science suprême) et dialectique logique (technique, instrument de mesure). Elle serait expressive d'exercices dialectiques (mais ces exercices ne sont que des exercices, ils ne sont pas la dialectique). Le procédé diviseur est appliqué par Platon à des sujets qui exigent un traitement philosophique (cf. Sophiste et Politique). Goldschmidt insiste pour dire que ces exercices sont une propédeutique à la dialectique et qu'il ne faut pas prendre Platon à la lettre lorsqu'il affirme, comme dans le Politique, que ces exercices dialectiques ne servent pas à former des hommes politiques, mais de meilleurs dialecticiens. L'argument de Goldschmidt : dans Phèdre, les divisions sont trop importantes pour croire Platon, qui dit que seul le dialecticien est philosophe. Pourtant, même dans les textes où Platon parle de l'importance des divisions, il s'en tient toujours à la définition de la République.

D'après Auguste Diès, il ne s'agit que de différents aspects d'une même conception fondamentale, aspects qui se manifestent successivement dans l'œuvre de Platon. Les divisions dichotomiques ne sont pas une nouvelle conception de la dialectique, mais une méthode auxiliaire.

B. La dichotomie

La division dichotomique tend vers une division en deux (âme-corps ; intelligible-sensible ; réalité-apparence, etc.). Cependant, il n'y a pas de rapport immédiat entre dichotomie et dualisme.

Par dichotomie, Platon entend toujours séparer une voie droite et une voie gauche. La droite est celle de la rectitude ; la gauche est celle de la maladresse (voie sinistre - synonyme de gauche, de maladroit, qui signifie accident -, voie mauvaise). Avec la dichotomie, la voie droite permet d'avancer, la voie gauche reste improductive.

Attention cependant, la représentation du corps humain que propose Platon, quand il en parle explicitement, n'est pas dichotomique (cf. le Timée) mais ternaire. Auguste Diès néglige l'analyse ternaire de l'âme, chez Platon. La structure anatomique du corps humain est la mise en œuvre de la tripartition de l'âme. Car il y a une analogie structurelle entre l'âme et le corps :
- le νόος (ou νοῦς)

Ce qu'il y a de nouveau, dans le Sophiste et le Politique : si la méthode dichotomique y est privilégiée, c'est que la dialectique semble désormais se réduire essentiellement à une méthode. Mais la dialectique reste multiple. Simplement, pour chaque nouvelle préoccupation, Platon se concentre sur un aspect seulement. Quelques exemples.

- Dans le Cratyle, la fonction de la dialectique, celle qui est privilégiée, c'est de diriger et de juger le travail du législateur instituant les noms (double fonction diacritique - faire des distinctions -, et didascalique - enseigner). Ici, le problème est de savoir si la science est toute dans le langage, et si le rapport entre les mots et les choses ne nous amène pas à considérer le réel comme entièrement fluant.
- Dans la République, Livre VII (537c), la dialectique a pour fonction de synthétiser ce que les diverses sciences ont de vertu ascensionnelle, de prolonger et d'achever l'élan vers le Bien. La dialectique rend capable d'une vue d'ensemble (synoptique). La préoccupation majeure de la République, c'est de former des chefs d'État. Il s'agit donc de marquer le rôle directeur de la dialectique, et la fin ultime de tout être et de tout acte (le Bien).
- Dans Phèdre, il s'agit de susbtituer à la prétendue psychagogie (capacité à conduire les âmes) de la rhétorique la psychagogie du dialecticien, fondée sur la connaissance et l'amour du vrai. Platon y met en œuvre son souci philosophique de conduire l'âme vers le lieu où elle doit être conduite, autrement dit vers le vrai.
- Dans le Sophiste, si le travail d'analyse est fait par éliminations successives, et si ces éliminations successives sont faites par divisions dichotomiques, la voie gauche étant improductive, c'est que le Sophiste a à établir, contre une éristique issue des Éléates, la possibilité d'un discours faux, d'un discours qui dit être ce qui n'est pas. D'où l'insistance ici à montrer qu'aucune détermination ne s'affirme sans se distinguer, sans nier de soi ce dont elle se distingue (cf. Spinoza et Hegel, pour qui toute détermination est une négation). [On peut se reporter à la notice du Sophiste, aux Éd. des Belles Lettres, pp. 273-280.]


Au total, s'il y a bien, dans les dialogues de la fin de la carrière de Platon, une insistance sur le travail dichotomique, on ne peut vraiment parler de tournant. Il est indispensable de parler de LA dialectique, à quelque moment que ce soit, même si la dialectique est multiple, car elle n'est multiple que dans ses aspects, ses moments. Le dialecticien est celui qui maîtrise l'unité et la multiplicité de la dialectique.
Lisons côte à côte le Philèbe, en 57e, et la République, Livre V, en 454a et sq. Dans le texte de la République, où la dialectique est pour la première fois abordée de manière aussi développée, aussi systématisée, la référence au travail dichotomique est explicite, d'autant plus que la méthode de division distingue le dialecticien et permet de le reconnaître. Dans le Philèbe, il est explicitement rappelé que la dialectique, c'est LA connaissance suprême, la science de l'Être (la réalité de l'Être est ce qui, de sa nature, est éternellement immuable - confirmation de l'interprétation moniste de la dialectique).


Conclusion

Pourquoi doit-on redescendre, une fois atteint le Bien ? Plotin, par exemple, choisit de s'arrêter au Bien.

Platon n'est pas un mystique, on ne peut dire que la fonction de la dialectique est de s'arrêter au Bien. Il faut redescendre, une fois le Bien atteint. C'est de la politique, de la vie des hommes que Platon se soucie (quoique cette interprétation soit limitée).

La République montre 2 préoccupations :
- une préoccupation ontologique
- une préoccupation logique

Après la République, Platon aura 3 préoccupations :
- le discours des hommes (Sophiste)
- le monde dans lequel ils vivent (Timée)
- la vie que mènent les hommes (Philèbe)

Tout cela implique une redescente, c'est pourquoi la dialectique ne cesse pas dans la contemplation.