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Marx et la valorisation du travail


Dans La technique ou l'enjeu du siècle, Jacques Ellul fait une remarque essentielle à propos de la valorisation de la technique et par conséquent du travail, dans la pensée de Marx, chose qui semble connue, ou évidente, et pour cette raison même, négligée par la philosophie contemporaine. Ellul propose d'abord une synthèse historique du XVIIIe siècle (à la fois rationaliste et révolutionnaire, et qui crée les conditions d'un basculement irréversible dans le monde industriel et moderne, indissociable du processus démocratique qui l'alimente et qu'il alimente en retour) :
Jacques Ellul, La technique ou l'enjeu du siècleLa disparition des tabous religieux et sociologiques correspond à des faits : création de nouvelles religions, affirmation du matérialisme philosophique, suppression des hiérarchies, régicides, lutte contre le clergé. Ces faits agissent puissamment sur la conscience populaire et contribuent à faire effondrer en elle la croyance en ces tabous. Or, au même moment […] nous assistons à la lutte systématique contre tous les groupes naturels sous le couvert de la défense de l’individu ; lutte contre les corporations, contre les communes et les fédérations (…), lutte contre les ordres religieux, lutte contre les libertés parlementaires, universitaires, hospitalières : il n’y a pas de liberté des groupes, mais seulement de l’individu isolé. Mais lutte aussi contre la famille : il est certain que la législation révolutionnaire a provoqué la destruction de la famille, déjà fortement ébranlée par la philosophie et les ardeurs du XVIIIe siècle. Les lois sur les divorces, sur les successions, sur l’autorité paternelle sont ruineuses pour le groupe au profit de l’individu. […]. En réalité, nous avons une société atomisée et qui s’atomisera de plus en plus : l’individu reste la seule grandeur sociologique […].

p. 47.
Historiquement, la bourgeoisie constitue déjà une catégorie sociologique repérable depuis le moyen âge ; mais, pour la première fois, elle se retrouve dans une situation complètement favorable à ses intérêts matériels : elle accède au pouvoir politique. Or, puisqu'elle s'enrichit grâce à la technique, elle en fait un objectif essentiel pour occuper plus amplement encore l'espace social et politique, ce qui provoque une situation révolutionnaire dans toute l'Europe occidentale pendant la première moitié du XIXe siècle. Jusque là, rien n'est joué, il semble même que l'industrialisation ne pourra se développer aussi rapidement que le voudraient les capitalistes du temps (cf. Alfred Sauvy, La machine et le chômage, très bien documenté), car la résistance des ouvriers est très forte et très répandue, même en Angleterre.
Jacques Ellul, La technique ou l'enjeu du sièclecet intérêt de la bourgeoisie n’est pas suffisant pour entraîner toute une société. On le voit bien aux réactions populaires contre le progrès. Encore en 1848 l’une des revendications ouvrières est la suppression du machinisme. On le comprend d’ailleurs : le niveau de vie moyen ne s’est pas amélioré, les hommes souffrent encore du déséquilibre de leur vie provoqué par une injection trop rapide de technique, et n’ont pas encore ressenti la griserie des résultats. Les ouvriers et les paysans subissent les inconvénients et ne participent pas aux triomphes. Il y a donc réaction contre la technique, et la société se trouve partagée à son égard ; la puissance de l’État, l’argent de la bourgeoisie sont pour ; les masses sont contre.

p. 50.
Mais à partir du milieu du XIXe siècle, tout bascule :
Jacques Ellul, La technique ou l'enjeu du siècleDeux faits vont alors jouer pour transformer cette situation, qui est celle du milieu du XIXe siècle. D’une part, il y a K. Marx qui, lui, réhabilite la technique aux yeux des ouvriers. Ce qu’il annonce, c’est que la technique est libératrice. Ceux qui l’utilisent sont les esclavagistes. L’ouvrier n’est pas victime de la technique, mais de ses maîtres.
Il est le premier (…) à avoir fait pénétrer cette idée dans les masses. La classe ouvrière ne sera pas libérée par une lutte contre la technique mais, au contraire, par le progrès technique qui entraînera fatalement l’effondrement de la classe bourgeoise et du capitalisme. Cette réconciliation de la technique et des masses, œuvre de K. Marx, est décisive dans l’histoire du monde. Mais elle eût été insuffisante pour aboutir à cette conscience de l’objectif technique, à ce ‘‘consensus omnium’’ si elle n’était arrivée juste au moment où ce que l’on appelle les bienfaits de la technique ne s’étaient aussi répandus dans le peuple. Commodités de la vie, diminution progressive de la durée du travail, facilités pour les transports et pour la médecine, possibilités de faire fortune (…), amélioration de l’habitat. Malgré la lenteur de ses progrès, il se produit de 1850 à 1914 un bouleversement prodigieux qui convainc tout le monde de l’excellence de ce mouvement technique qui produit tant de merveilles et qui, en même temps, change la vie des hommes. […]. À ce moment, par intérêt personnel aussi (l’idéal du confort…), les masses adhèrent à la technique ; ainsi l’ensemble de la société est converti. Il s’est formé une volonté commune d’exploiter au maximum les possibilités de la technique.

pp. 50-51.
Bref, la conjonction de l'efficacité technique et de la force intellectuelle de Marx rend le phénomène d'autant plus irréversible qu'on ne discute pas une réalité, dont la force de persuasion, pour ainsi dire, est dans son évidence même.

Ce changement historique majeur, qui consiste dans la conception d'une philosophie qui donne un corpus et une voix à ceux qui n'en avaient pas, qui n'existaient pour ainsi dire pas ontologiquement, est un bouleversement qui implique de reconsidérer toute la philosophie, la tâche à laquelle elle se dédie traditionnellement. Que fait le philosophe, au fond, depuis Socrate ? Il s'enquiert de la vertu, et pense l'être. Autrement dit, le philosophe, en tant qu'il est un sage ou un juste, est un philosophe politique (la cité résulte à la fois du rapport qu'entretiennent les hommes les uns avec les autres, et du rapport que la cité entretient avec le monde - nature, réel, etc.). On l'aura compris, le philosophe se rapporte aux hommes en tant qu'ils parlent et sont doués de raison (logos). Cela même permet de circonscrire l'horizon hors duquel ils deviennent impensables.

Or, à partir du moment où le philosophe regarde essentiellement du côté du travail, non seulement il se trouve nez à nez avec de nouveaux interlocuteurs, qu'on ne rencontre dans aucun banquet ni aucun salon philosophique : le peuple, et plus précisément les travailleurs, mais il rencontre un peuple qui ne parle pas la langue du philosophe ; non qu'il en soit incapable : il lui faut apprendre une langue nouvelle, comme on apprend une langue étrangère. Mais Marx enseigne-t-il la langue philosophique ? Pas exactement. Ce n'est pas que Marx ne soit pas philosophe. Il l'est incontestablement, et c'est de l'avoir négligé que souffre en grande partie la pensée politique contemporaine ; mais quelle est sa langue philosophique ? Celle de l'individu moderne, né au XVIIIe siècle, qui pense à partir de lui-même (doué de raison, cf. le bon sens cartésien, mais aussi ce que dit Tocqueville de la raison calculatrice des Américains), et qui est comme dispensé de recourir à la philosophie comme on le faisait jusqu'alors (philosopher consistait à reprendre, fût-ce pour la rejeter, l'histoire de la philosophie, autrement dit ses traditions, etc., ce que font encore un Kant ou un Hegel, quand Marx pense à partir de Hegel, ce qui constitue une grande rupture).

Mais comment pense, et à quoi pense l'homme moderne ? Il pense à partir de ce qu'il fait (cf. la praxis), non à partir de ce qu'il dit. Ce que les hommes disent, au fond, c'est l'idéalisme selon Marx (cf. sa fameuse critique de Hegel et de la philosophie, en tant qu'interprétation du monde). Ce qu'il veut, lui, c'est changer le monde. Les hommes se déterminent donc moins par ce qu'ils disent que par ce qu'ils font, et ce qu'ils disent y participe (la philosophie doit se saisir du réel, non plus dire l'être, mais faire être). Dès lors, ce n'est plus le passé qui compte, mais l'avenir, car pour faire être, c'est au futur que l'on doit se rapporter (cf. le foisonnement des utopies au XIXe siècle, et la succession quasi ininterrompue des révolutions). Dans ces conditions, un individu qui se conçoit comme capable de penser à partir de lui-même suffit amplement pour la philosophie, puisque c'est moins la connaissance qui est désormais requise que l'imagination et le calcul (quel monde veut-on et peut-on inventer ?), d'autant plus que le matérialisme (à la fois au sens où l'entend Marx et au sens bourgeois du terme) y est propice : le travail occupe l'essentiel de la vie des hommes modernes, et constitue ainsi l'objet principal de leurs préoccupations, c'est-à-dire les conditions matérielles de leur existence.

Ontologiquement, la répercussion est immense : si les hommes pensent à partir du travail, ils deviennent pour ainsi dire l'objet exclusif de leurs pensées, pas seulement en tant que travailleurs déterminés par des conditions matérielles, mais aussi en tant qu'êtres de désir orientés vers un avenir dont une fonction psychologique est de les consoler et de les détourner par avance du réel en tant qu'il est nécessairement ce qui les contrarie (cf. l'aliénation chez Marx). Le matérialisme, en ce sens, est le moyen le plus efficace jamais inventé par les hommes pour se livrer au déni du réel à une si grande échelle, en même temps qu'il est un moyen éminent d'analyser le réel (la philosophie de Marx est l'une des plus réalistes). [On retrouve un problème caractéristique du romantisme : il est à la fois savant et obsédé par l'ailleurs.] Ontologiquement, donc, nous voici face à des hommes qui ne pensent pas l'être, non qu'ils en soient incapables, encore une fois, mais en tant que penser l'être n'a pas de sens pour eux, ni par conséquent le moyen même de l'ontologie : le logos.