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L'apprentissage du langage dans la seconde philosophie de Wittgenstein (Philippe Jovi)


L'une des contributions les plus originales du philosophe autrichien Ludwig Wittgenstein (1889-1951) est probablement sa critique de la métaphysique. Mais là où d'autres philosophes ont fait une critique théologique, historique, scientifique ou psychanalytique de la métaphysique, Wittgenstein en fait une critique essentiellement logique ou grammaticale. Pour lui, la métaphysique est un tissu de non-sens parce que, en gros, les termes qu'elle emploie n'ont pas la fonction grammaticale qu'ils prétendent avoir. Nous allons examiner ici, dans ce qu'il est convenu d'appeler "sa deuxième philosophie" un exemple significatif de ce que Wittgenstein reproche au langage métaphysique à travers la critique de la conception de l'apprentissage du langage que se fait Augustin.

Comment avons-nous appris à parler ? Le problème d'Augustin

Dans les premières lignes des Recherches Philosophiques, Wittgenstein cite Augustin qui décrit la manière dont, selon lui, il a appris à parler :
Quand ils [les adultes] nommaient une certaine chose et qu’ils se tournaient, grâce au son articulé, vers elle, je le percevais et je comprenais qu’à cette chose correspondaient les sons qu’ils faisaient entendre quand ils voulaient la montrer [...]. C’est ainsi qu’en entendant les mots prononcés à leur place dans différentes phrases, j’ai peu à peu appris à comprendre de quelles choses ils [les sons] étaient les signes. (Augustin, Confessions, I, 8 in Recherches Philosophiques, §1)

Quelques années plus tôt, Wittgenstein avait écrit ceci en forme de commentaire dans sa Grammaire Philosophique :
Quand il parle de l'apprentissage du langage, saint Augustin ne parle que de la façon dont nous conférons des noms aux choses. La dénomination semble être ici le fondement, l’alpha et l’oméga du langage [...]. Mais à coup sûr il pense tout d’abord aux substantifs. (Et Platon dit que la proposition est faite de substantifs et de verbes.) Tous deux décrivent le jeu comme plus simple qu’il n’est. (Wittgenstein, Grammaire Philosophique, §19)

Platon affirme que « nous avons en effet deux sortes de signes pour exprimer l’être par la voix, [...] ceux qu’on appelle les noms et ceux qu’on appelle les verbes » (Platon, le Sophiste, 261d-e). Rendons quand même justice à Platon qui n’a de cesse de souligner les difficultés auxquelles conduit cette dichotomie simpliste, à commencer par le fameux paradoxe d’Euthydème, (283e-284c) qui peut se résumer ainsi : si dire la vérité, c’est dire ce qui est, et si ce qui est faux doit bien être d’une certaine manière puisqu’on arrive à le nommer, alors dire ce qui est faux, c’est dire la vérité ! Voilà bien pour Wittgenstein le péché originel de toute conception savante (par opposition à la conception spontanée qui procède du langage ordinaire et qui lui paraît infiniment plus saine) : croire, dire et faire croire que tout nom désigne une chose. Comme il le dit souvent : « nous avons affaire là à l’une des grandes sources de l’égarement philosophique : un substantif nous pousse à cher­cher une chose qui lui corresponde » (Wittgenstein, le Cahier Bleu, p.35).

On pourrait caractériser brièvement ce que Wittgenstein appelle l’égarement philosophique par ce que Bourdieu appelle « le mode de pensée substantialiste [qui glisse] du substantif à la substance » (Bourdieu, la Distinction, p.20)]. Bien entendu, certains noms sont des noms de substances et assument effectivement la fonction qu’Augustin leur assigne, par exemple « des mots tels que "arbre", "table", "pain", et bien sûr les noms propres de personne » (Wittgenstein, Grammaire Philosophique, §19), à savoir celle de désigner leur référent respectif. Sans doute ce caractère de la relation substantif/référent lui confère-t-il même une sorte de priorité chronologique dans le processus d’apprentissage précoce du langage : on apprend évidemment des noms comme "arbre", "table", "pain", etc., de la manière qui est décrite par Augustin, c'est-à-dire à travers ce que Wittgenstein appelle une définition ostensive (on nous montre l'objet tout en prononçant le nom de l'objet). Cela dit, à réduire la fonction du nom-substantif à la désignation d’un référent, on est vite conduit à des difficultés de ce genre :
"Qu'est-ce que la longueur ?", "Qu'est-ce que le sens ?", "Qu'est-ce que le nombre un ?", etc., toutes ces questions provoquent en nous une crampe mentale. Nous sentons que nous ne pouvons rien montrer en réponse, et que pourtant nous devrions montrer quelque chose. (Wittgenstein, le Cahier Bleu, p.35)

En effet, on voit bien que le paradigme augustinien de la définition ostensive est, pour des termes comme "longueur", "sens", "nombre", etc., inopérante. Tout le monde connaît la solution que la métaphysique traditionnelle donne à ce genre de difficulté : tous les noms désignent des substances, dont certaines sont matérielles (l’arbre, la table, le pain, Pierre, etc.) et d’autres sont tout simplement immatérielles (le sens, le nombre, Dieu, le bien, etc.). Ces dernières ont souvent été regroupées sous le terme d’idées (avec ou sans majuscule), que celles-ci soient hors de nous (par exemple chez Platon, l’Idée du bien) ou qu’elles soient en nous (par exemple chez Descartes, l’idée de Dieu). Or, pour Wittgenstein, cette solution pose deux nouveaux problèmes, d'ailleurs corrélatifs : celui de l’intériorité psychique et, corrélativement, celui de la vérification publique.


Apprentissage du langage et intériorité psychique

Pour comprendre ce problème, il faut revenir au processus décrit par Augustin. Pour lui, en effet, pour qu’un enfant comprenne le sens d’un mot, il faut et il suffit qu’on lui ait dit, en quelque manière, à un moment ou à un autre, par exemple, "la table, c'est ça", ou bien "ça, c'est une table", ou encore "on appelle ça une table", étant sous-entendu qu'un geste d’ostension accompagne l'énonciation du mot "ça". Or, par exemple :
Expliquons donc le mot tove [mot inventé par Wittgenstein ; on pourrait traduire par un truc, un machin, un bidule, etc.], en montrant du doigt un crayon et en disant "ceci est [un] tove". [...] Maintenant la définition ostensive "ceci est [un] tove" peut être interprétée de bien des manières. [...] On peut donc interpréter la définition de sorte qu'elle veuille dire "ceci est un crayon", "ceci est un rond", "ceci est du bois", "ceci est un", "ceci est dur", etc. On pourrait donc objecter à cet argument [de la définition ostensive] que toutes ces interprétations présupposent un autre langage. (Wittgenstein, le Cahier Bleu, p.36, 37)

Autrement dit, si on veut que tout nom ait pour fonction de désigner un référent, il faut impérativement que le sens du nom soit fixé par définition ostensive. Là-dessus Augustin a raison. Le problème, c'est que, nous explique Wittgenstein, pour comprendre une définition ostensive, il faut déjà posséder un langage, et ce, même au stade le plus précoce de l’apprentissage de la langue.

Nous pouvons dire, je crois, qu’Augustin, dans sa description du langage humain, fait comme si l’enfant allait dans un pays étranger dont il ne comprenait pas la langue, c’est-à-dire comme s’il était déjà en possession d’un langage, mais pas ce langage-là. En d’autres termes, comme si l’enfant pouvait déjà penser, mais pas encore parler. Et penser signifierait ici quelque chose comme se parler à soi-même. (Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §32)

Donc, du point de vue de Wittgenstein, l'argument d'Augustin semble circulaire : pour apprendre à parler, il faut qu'on nous montre la substance désignée par chaque mot que nous apprenons, mais pour comprendre ce qu'on veut nous faire comprendre, il faut... déjà savoir parler ! Sauf que, dans la tradition métaphysicienne, la circularité est évitée par l'adjonction d'une prémisse implicite au raisonnement augustinien : il existe une condition de possibilité de la compréhension d’une définition ostensive, à savoir l'idée d'un langage interne primitif supposé être le soubassement de tout langage externe dérivé. Par exemple, chez Platon :
La pensée est une discussion que l’âme poursuit tout du long avec elle-même à propos des choses qu’il lui arrive d’examiner [...] car voici ce que me semble faire l’âme quand elle pense : rien d’autre que dialoguer, s’interrogeant elle-même et répondant, affirmant et niant ; et quand [...] elle parle d’une seule voix, sans être partagée, nous disons là que c’est son opinion. (Platon, Théétète, 189e)

Ou encore, chez les cartésiens :
Les hommes ayant eu besoin de signes pour marquer tout ce qui se passe dans leur esprit, il faut aussi que [les mots] signifient les objets des pensées, et ainsi faire entendre à ceux qui n’y peuvent pénétrer tout ce que nous concevons et tous les divers mouvements de notre âme. (Arnauld et Lancelot, Grammaire Générale et Raisonnée, II, 1)

Or, d'une part cette idée de langage interne primitif n'est jamais discutée. Et d'autre part, insiste Wittgenstein, on tombe de Charybde en Scylla. Si, en apparence tout au moins, on a résolu le problème qui fait que pour apprendre à parler, il faut déjà savoir parler, on tombe néanmoins sur une autre difficulté : qu’est-ce qui garantit la véracité des phrases qui procèdent de ce langage intérieur ? Nous voici donc parvenus au second problème, celui de la vérification d'un langage.


Apprentissage du langage et vérification publique

Là encore, les réponses de la tradition métaphysicienne sont bien connues pour garantir, sinon l'objectivité, du moins l'objectité du langage intérieur, c'est-à-dire l'idée que tout langage parle de quelque chose d'autre que de lui-même. Chez Platon, « il existe une sorte d’œil de l’esprit par lequel l’âme peut fixer son regard sur la vérité » (Platon, la République, VI, 508e). Chez Descartes, « l’esprit, en concevant, se tourne en quelque façon vers soi-même et considère quelqu’une des idées qu’il a en soi » (Descartes, Méditations métaphysiques, vi, 4). Ce qui est ici explicitement affirmé chez ces deux auteurs, c’est que la garantie de véracité réside dans l’existence d’un pur substrat incorporel (l'idée, au sens cartésien, l'Idée au sens platonicien) contemplé par un pur organe incorporel, le langage public n’étant plus, dès lors, non seulement qu’un processus dérivé, mais encore un moyen très imparfait (à cause de sa corporéité, justement) d’extérioriser cette pure relation de contemplation que l'œil de l'esprit est supposé avoir avec les réalités immatérielles auxquelles est censé faire référence le langage interne et primitif sous-jacent.

Or si
la locution "exprimer une idée que nous avons en tête", suggère que ce que nous essayons d’exprimer par les mots est déjà exprimé, mais dans un autre langage ; que cette expression se trouve déjà sous l’œil de notre esprit et que ce que nous faisons consiste à la traduire du langage mental en langage verbal (Wittgenstein, le Cahier Bleu, p.89)
alors le problème de la véracité des énoncés exprimés dans ce fameux langage intérieur n’est nullement résolu. En effet, « s’il s’agit d’une voix intérieure, comment sais-je de quelle manière je dois la suivre ? Et comment sais-je qu’elle ne me fourvoie pas » (Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §213). Par exemple de quelle manière suivre la règle de l’évidence intérieure pour assurer la vérité de phrases comme "je vois du rouge ici", ou bien "je suis amoureux", ou encore, "j’éprouve une douleur là" ? Bref, comment s’assurer de la véracité d’une proposition exprimée dans un langage intérieur, comment se fier à une disposition purement intuitive (par exemple, la règle de l’évidence chez Descartes, du cœur chez Pascal, de la veritas index sui chez Spinoza, etc.) ? Wittgenstein, pour nous faire comprendre l'absurdité d'une telle situation, établit une analogie célèbre entre l'intériorité psychique et une boîte close dont le contenu serait inaccessible à tout autre que le seul propriétaire de la boîte :
Supposons que chacun possède une boîte contenant ce que nous appelons un "scarabée". Personne ne pourrait jamais regarder dans la boîte des autres, et chacun dirait qu'il ne sait ce qu'est un scarabée que parce qu'il a regardé le sien. En ce cas, il se pourrait bien que nous ayons chacun, dans notre boîte, une chose différente. On pourrait même imaginer que la chose en question changerait sans cesse [...], la boîte pourrait aussi bien être vide. (Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §293)

Donc, faute de garantir l’unicité, l’identité et l’existence de la chose incorporelle (l’idée ou l'Idée) à laquelle on prétend référer des substantifs comme "le rouge", "l'amour", "la douleur", etc., la règle cartésienne de l'évidence comme la règle platonicienne de la pure contemplation philosophique conduisent paradoxalement au scepticisme. En d'autres termes, si le critère de la véracité de mes propos, c'est que je suis sûr de ce que je dis, faute de ne pouvoir rendre publique mon intime conviction, mes propos prêtent le flan à la tentation pyrrhonienne. Et si tel est le cas, c'est que l'évidence ou la contemplation ne sont pas, à proprement parler, des règles, car « dans notre cas, je ne dispose d’aucun critère de correction. Ici, on aimerait dire : est correct ce qui me semblera toujours tel. Et cela veut seulement dire qu’ici, on ne peut rien dire sur ce qui est correct » (Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §258). Oui mais, serait-on prêt à objecter à Wittgenstein, comment diable puis-je m'assurer de la véracité de propos portant, par exemple, sur mes sensations (le rouge, l'amour, la douleur, etc.) ?


Ce que désigne un nom n'est pas un simple objet isolé, mais une pratique sociale complexe. Réponse à Augustin

Pour qu’il y ait véracité, il faut qu'il y ait correction, et pour qu'il y ait correction, il faut qu’il y ait aussi des critères de correction, donc une règle correctement suivie. Or, « suivre la règle est une pratique. Croire que l’on suit la règle n’est pas la suivre. C’est donc aussi qu’on ne peut pas suivre la règle en privé ; sinon croire que l’on suit la règle serait la même chose que la suivre » (Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §202). L'exigence de vérifiabilité des propositions vraies est le corrélat de l'absurdité de la notion de langage privé : il ne peut y avoir de langage que public, parce que, tout à la fois dans son apprentissage et dans son utilisation, il n'y a véracité que s'il y a possibilité d'établir (au moins pour soi-même) la vérité d'un énoncé. Or, il n'y a de vérité que s'il y a (au moins pour soi-même) des règles de vérification, des règles de vérification que s'il y a une possibilité d'application correcte de ces règles, et une possibilité d'application correcte de ces règles que s'il y a un contrôle public de celles-ci. Bref, et on est là au cœur de la (deuxième) philosophie du langage de Wittgenstein : parler, c'est jouer un jeu (de langage), et pour jouer, il faut être au moins deux. Certes, on peut toujours se parler à soi-même avec véracité, de même qu'on peut fort bien jouer tout seul en respectant les règles du jeu. Sauf que de telles pratiques sont secondaires et dérivées. Ce qui est primaire et primitif, c'est que l'enfant parle à autrui et qu'il joue avec autrui.
C’est seulement à qui a appris à calculer par écrit ou oralement que l’on peut, à l’aide du concept de calcul, rendre compréhensible ce que c’est que calculer de tête. L’on ne peut apprendre à penser seul qu’après avoir appris à penser publiquement : on ne peut apprendre à calculer de tête qu’en apprenant à calculer. (Wittgenstein, Recherches Philosophiques, II)

Il s’ensuit que, pour Wittgenstein, si la fonction d’un nom n’est pas nécessairement (contrairement à ce que croit Augustin) de désigner un référent, c’est parce que l’apprentissage précoce des noms (de tous les noms, pas seulement ceux comme "la douleur", "le rouge", "Dieu", etc.) ne passe pas essentiellement par une définition ostensive qui isole un objet de son contexte, et ce, parce que l’emploi correct de tels termes (la vérité des propositions dans lesquelles ces termes apparaissent) s'inscrit dans des pratiques sociales infiniment plus complexes que ne le suppose Augustin. En quoi consistent-elles ? Prenons l'exemple des noms de sensation (ce qui, pour le métaphysicien, est le paradigme de l'entité privée accessible seulement en première personne et qui donc, ne pouvant faire l'objet d'un apprentissage ostensif, nécessite le recours à l'hypothèse fallacieuse d'un langage interne primitif) :
Comment un homme apprend-il la signification des noms de sensations ? Du mot "douleur" par exemple. Une possibilité est que les mots soient reliés à l'expression originelle, naturelle de la sensation et qu'ils la remplacent. Un enfant s'est blessé, il crie ; et alors les adultes lui parlent, ils lui apprennent des exclamations, et, plus tard, des phrases. Ils enseignent à l'enfant un nouveau comportement de douleur. [...] Je dis que l’expression verbale de la douleur remplace le cri et qu’elle ne le décrit pas. (Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §244)

La fonction du nom "douleur", par exemple, n'est pas, pour Wittgenstein, de décrire un soi-disant état intérieur en désignant en particulier une mystérieuse entité immatérielle accessible seulement dans le for intérieur de celui qui l'éprouve. C'est plutôt un instrument d'humanisation d'un comportement naturel qui se manifeste primitivement par des cris, des contractions musculaires, un certain faciès caractéristique, éventuellement un saignement, etc. Apprendre à un enfant le sens du mot "douleur", c'est lui apprendre, non à décrire ce qu'il ressent à l'intérieur de lui-même (un soi-disant objet "douleur" présent en son intimité), mais à se comporter d'une manière non-naturelle en accompagnant, voire en remplaçant les symptômes cliniques évoqués précédemment par l'émission d'une phrase, par exemple, "j'ai mal !". Par quoi on voit que la fonction référentielle consistant, pour un nom, à désigner un objet simple et isolé (une table, par exemple) n'est qu'un cas particulier et dérivé de sa fonction expressive consistant à manifester un comportement non-naturel dans un contexte social approprié. D'ailleurs, l'énonciation du mot "table" est aussi, primitivement, une manière non-naturelle de se comporter dans un contexte où l'enfant désire se procurer ce qui se trouve sur la table, par exemple lorsque l'enfant, en désignant la table qu'il a devant lui, s'écrie : "Table !". La différence entre "table" et "douleur", c'est que "table" désigne un contexte social infiniment moins complexe et plus facile à circonscrire dans l'espace et dans le temps que ce que désigne le mot "douleur" : la table, contrairement à la douleur, est un événement spatio-temporel facilement inscriptible dans un champ perceptif humain et n'est susceptible ni des péripéties, ni des nuances compliquées qui caractérisent la douleur. Voilà pourquoi on a facilement l'impression que le mot "table" désigne un objet matériel (une entité physique sans mystère) et le mot "douleur" un objet immatériel (une mystérieuse entité métaphysique) alors que les deux termes ont, au fond, été appris dans le même contexte social. A la limite, on pourrait même dire que les deux termes ont été appris (comme le prétend Augustin) par définition ostensive, sauf que, ce qui y a été montré à l'enfant lorsqu'on a voulu lui inculquer le sens de chacun de ces mots, c'est toute une pratique sociale et non pas un objet isolé, pratique sociale qui peut, dans certains cas, consister effectivement à isoler un objet de son contexte.

Philippe Jovi.