Sénèque a écrit:Tu me dis : "Tu parles d'une manière et tu vis d'une autre !" Cela, mauvaises têtes et grands ennemis des meilleurs, a été objecté à Épicure, a été objecté à Zénon. Tous ceux-ci, en effet, disaient non comment ils vivaient, mais comment eux-mêmes auraient dû vivre.
Sénèque, La vie heureuse, GF, trad. Pierre Pellegrin, p. 76.
La vie heureuse de Sénèque, bien que je l'estime, ressemble davantage à un règlement de comptes qu'à un réel traité philosophique. La première partie est certes la plus intéressante à étudier si l'on veut comparer les thèses de Sénèque à celles de ses partenaires stoïciens. La seconde partie, quoique moins intéressante de ce point de vue, nous en montre davantage sur l'homme qu'était Sénèque. Et nous découvrons alors un homme fatigué des polémiques dont il est le centre. Sénèque était un homme riche, extrêmement riche, précepteur d'un empereur à peine plus riche que lui. Ce sont ces richesses qui ont attiré sur lui la foudre de ses adversaires : si vous connaissez un peu la philosophie stoïcienne, vous saurez que le stoïcien n'est pas un amoureux de la richesse. Il ne la condamne pas, mais il ne la convoite pas non plus. Sénèque semblait certainement, selon ses adversaires, la convoiter, sinon il ne serait pas aussi riche.
Nécessairement, nous ne pouvons que nous poser la question de l'adéquation entre les propos stoïciens et la vie de Sénèque. Lui qui dit, dans cet éloquent traité, que "nous devons posséder les richesses, ce ne sont pas elles qui doivent nous posséder", satisfaisait-il à cette maxime ?
Lorsqu'il en vient alors à évoquer le rapport de l'homme à la philosophie, il énonce ce que j'ai mis tout en haut de ce message. Tous les philosophes disent : "non comment ils vivaient, mais comment eux-mêmes auraient dû vivre". La philosophie a-t-elle alors comme point de départ le regret d'une vie que nous sommes incapables de vivre ? L'idée est-elle l'artifice du regret (car ce devoir-vivre ressemble à une vie idéale) ? Et Sénèque était-il esclave de ses richesses pour dire cela ? Car d'où vient qu'il dise cela ? Représentait-il ce que lui-même rejetait ?
Plusieurs questions annexes sont par-là suscitées. Voici la suite du texte que je vous proposais :
Sénèque a écrit:C'est de la vertu, non de moi que je parle, et, lorsque j'invective les vices, c'est en premier lieu aux miens que je m'adresse : quand je le pourrai, je vivrai comme il le faut
Cela sous-entend plusieurs choses : Sénèque n'est en effet pas le sage qu'il décrit dans ce traité. Il ne vit pas "comme il faut", c'est-à-dire "comme il en rêve". Cependant, sa vie de précepteur chez l'empereur Néron, Sénèque ne l'acceptait guère. Il souhaitait secrètement se débarrasser de sa présence, pensant qu'il était un frein à l'évolution de sa sagesse. Or, il me semble qu'il commet là une erreur. Le sage stoïcien est dans une pleine acceptation de sa situation présente. Sénèque était-il réellement un stoïcien ? S'il l'était, n'aurait-il pas accepté ce qui lui arrivait ?
Ce que je veux dire par là, c'est que si le regret est le point de départ de la philosophie, d'après Sénèque, n'est-ce pas anti-stoïcien ? Car le regret tel que le ressent Sénèque est un sentiment de non-acceptation de la vie qui s'offre à lui, ce qui n'est pas stoïcien. Donc si, d'après Sénèque, le regret est le départ de la philosophie, peut-il vraiment se dire stoïcien ?
Dernière édition par juliendeb le Mar 28 Aoû 2012 - 13:11, édité 1 fois