Ce sujet est brûlant et me tient particulièrement à cœur depuis quelque temps, et pour cause : une personne pour laquelle j'ai une grande estime, et avec qui je corresponds depuis de longues années, vient de m'avouer il y a peu approuver certaines thèses révisionnistes, en majorité concernant la deuxième guerre mondiale (puis, sur un ton légèrement moins grave, le pire étant dit, au sujet des événements du 11 Septembre 2001). Je pensais n'avoir aucun tabou, et être capable d'affronter n'importe quel problème sans réticences, pourtant quelque chose s'est éveillé en moi, subitement, à l'annonce de ces positions extrêmes (je ne parle pas encore de négationnisme) défendues corps et âme par mon interlocuteur, qui au fil des années de dialogue s'était avéré être une personne d'une grande culture, dotée d'une sensibilité rare et que je considérais, peu ou prou, comme un maître. Il y a comme un avertissement moral, une voix intérieure qui me somme de ne pas douter de tout. Et effectivement, je n'ai pu envisager une seule seconde adopter son point de vue. Malgré mon profond respect et son autorité qui s'était naturellement imposée, le lien s'est rompu presque automatiquement. Ma réaction fut quasi-épidermique.
Est-ce ainsi qu'un philosophe se comporte ? Faut-il aller écumer les théories en question pour se permettre de répliquer ? L'histoire n'est pas, c'est évident, une matière inerte qui serait posée comme une ligne composée d'éléments successifs, qu'il n'y aurait qu'à montrer aux yeux de tous pour en valider l'authenticité : il est toujours question d'interprétation de faits, de preuves et d'absence de preuves, mais plus loin encore, il est surtout question de point de vue adopté, à la manière d'un R. Aron qui prétend qu'aucune interprétation adéquate au réel n'est possible car l'historien est toujours pris dans un horizon culturel. Notre regard sur l'histoire porte déjà en lui cette histoire, prise comme un tout achevé ayant début et fin, et c'est après coup que nous nous employons à en déceler le sens. L'historien reconstruit à l'aide de vestiges d'un temps révolu une représentation des plus probables de ce que fut ce moment dans la vie des hommes, et la chose est d'autant plus probante que nous disposons aujourd'hui de techniques nouvelles pour témoigner de la véracité de faits.
Pourtant n'est-ce pas en ce siècle qu'ont fleuri les plus scandaleuses théories révisionnistes et négationnistes ? N'est-ce pas en ce siècle, où justement les moyens d'apporter des preuves concrètes de ce qui s'est passé se sont tant diversifiés et perfectionnés, que la mise en question voire la négation pure et simple de faits d'histoire a pris l'ampleur qu'on lui connaît ? Je trouve cela pour le moins paradoxal, il n'y a pas un seul événement qualifiable de "grave" aujourd'hui qui ne trouve ses interprètes. La magie d'internet fait son office, proposant à qui souhaite les lire ou les visionner des documents pseudo-scientifiques appuyant les thèses les plus improbables et aliénant le jugement des personnes même les plus difficiles à manipuler. Ou du moins, en apparence, puisqu'il s'avère que je me suis trompé en beauté sur le compte de mon correspondant.
Je n'irai pas jusqu'à dire qu'il y a une attirance inhérente de l'homme moderne pour les théories du complot, mais comment interpréter ce phénomène étrange qui pousse certains à nier l'évidence au profit d'une vérité alternative ? Comment peut-on dire : "ce n'est pas possible" ? Et surtout, pourquoi me suis-je trouvé incapable de répondre ? Devant la pure négation de l'histoire telle qu'on me l'a enseignée depuis ma naissance, je me suis retrouvé nu. Rien à rétorquer, et pas même l'envie de creuser la question... Faut-il à son tour, nier la négation, faire comme si l'on n'avait rien entendu et passer à autre chose ?
Il est devenu courant de se trouver confronté, pour un même fait historique, à différents points de vue, souvent diamétralement opposés les uns aux autres. Quoi qu'il puisse se produire, il semble rassurant de se dire que quelque entité omnisciente et omnipotente nous ment. Cela nous permet d'imaginer toutes sortes de théories extravagantes et proprement irréfutables, car elles sapent, ou tentent de saper les assises de la position adverse ; c'est d'ailleurs une méthode quasi-imparable, car une fois que l'on a décelé une approximation, voire une erreur, dans la version communément adoptée par les manuels d'histoire (témoignage douteux, preuve discutable car périssable) et qu'on l'a niée purement et simplement comme ayant même existé, alors sur quoi peut bien reposer la contre-attaque susceptible de s'ensuivre ? Tel témoin s'est contredit lors de son audition, on extrapole et rien, dès lors, de ce qu'il pourra dire ne tiendra lieu de preuve. Appliquée à l'ensemble d'une interprétation d'un fait historique, cette méthode permet, en contrepoint, d'affirmer tout et n'importe quoi. Les machinations les plus complexes sont envisagées, de sorte que l'histoire paraît avoir, sous ce jour nouveau, plus de sens. Un des arguments qui m'ont été soumis était de ce genre là : "imagine un seul instant, n'est-ce pas une pensée qui fait sens, n'est-ce pas plus compréhensible si on le conçoit de cette manière ?" En quoi est-il nécessaire de trouver du sens là où, peut-être, il n'y en a pas ? En quoi le fait que tel événement soit impensable le rend-il impossible ? Il suffit de faire une énumération non exhaustive des théories les plus répandues pour constater que bien souvent, tout argumentaire se trouve dans l'impuissance de prouver qu'il y a supercherie : la zone 51 et ses soucoupes volantes, le secret des pyramides extraterrestres secrètement percé par les nazis, ou encore le complot américain des tours jumelles. Loin de moi l'idée d'affirmer ou d'infirmer ici quoi que ce soit mais il semble clair que tout ceci tend à se répandre de plus en plus et que parfois, au fil d'une discussion, l'un de nos interlocuteurs se met à exposer une fantaisie de ce type sans qu'on soit en mesure de lui répondre quoi que ce soit...
Je me trouve donc dans l'incapacité de poser correctement ce problème. Car un autre argument, encore plus fourbe, invoque ma liberté de penser comme dernier rempart, de sorte que refuser le débat, ne pas m'approprier la position adverse pour mieux la comprendre, revient à mettre des œillères et à accepter de ne pas, en ce cas précis, être assez courageux pour philosopher. A mon sens le courage dans une telle situation consiste précisément à ne pas se laisser convaincre par faute de preuve ; car l'idée même de "preuve" est subversive, comme violée, détournée ; plus rien, partant de là, ne peut plus être vrai. Il ne s'agit pas d'un doute cartésien mal placé ; c'est une quête obstinée, désespérée de sens, maladive, aveugle et aveuglante, qui peut-être témoigne d'un malaise plus profondément enraciné en chacun de nous. Il faut, à en croire ces fables d'un nouveau genre (pour moi en tout cas), que tout ce qui apparaît comme fortuit, toute contingence ne puisse que cacher une nécessité, que d'aucuns s'efforceraient de garder secrète.
Bref, j'aurais grand besoin d'un avis éclairant sur la question, car comme vous vous en doutez ces choses-là ne sont pas au programme en licence, et c'est un sujet très délicat à aborder quel que soit le contexte.
Est-ce ainsi qu'un philosophe se comporte ? Faut-il aller écumer les théories en question pour se permettre de répliquer ? L'histoire n'est pas, c'est évident, une matière inerte qui serait posée comme une ligne composée d'éléments successifs, qu'il n'y aurait qu'à montrer aux yeux de tous pour en valider l'authenticité : il est toujours question d'interprétation de faits, de preuves et d'absence de preuves, mais plus loin encore, il est surtout question de point de vue adopté, à la manière d'un R. Aron qui prétend qu'aucune interprétation adéquate au réel n'est possible car l'historien est toujours pris dans un horizon culturel. Notre regard sur l'histoire porte déjà en lui cette histoire, prise comme un tout achevé ayant début et fin, et c'est après coup que nous nous employons à en déceler le sens. L'historien reconstruit à l'aide de vestiges d'un temps révolu une représentation des plus probables de ce que fut ce moment dans la vie des hommes, et la chose est d'autant plus probante que nous disposons aujourd'hui de techniques nouvelles pour témoigner de la véracité de faits.
Pourtant n'est-ce pas en ce siècle qu'ont fleuri les plus scandaleuses théories révisionnistes et négationnistes ? N'est-ce pas en ce siècle, où justement les moyens d'apporter des preuves concrètes de ce qui s'est passé se sont tant diversifiés et perfectionnés, que la mise en question voire la négation pure et simple de faits d'histoire a pris l'ampleur qu'on lui connaît ? Je trouve cela pour le moins paradoxal, il n'y a pas un seul événement qualifiable de "grave" aujourd'hui qui ne trouve ses interprètes. La magie d'internet fait son office, proposant à qui souhaite les lire ou les visionner des documents pseudo-scientifiques appuyant les thèses les plus improbables et aliénant le jugement des personnes même les plus difficiles à manipuler. Ou du moins, en apparence, puisqu'il s'avère que je me suis trompé en beauté sur le compte de mon correspondant.
Je n'irai pas jusqu'à dire qu'il y a une attirance inhérente de l'homme moderne pour les théories du complot, mais comment interpréter ce phénomène étrange qui pousse certains à nier l'évidence au profit d'une vérité alternative ? Comment peut-on dire : "ce n'est pas possible" ? Et surtout, pourquoi me suis-je trouvé incapable de répondre ? Devant la pure négation de l'histoire telle qu'on me l'a enseignée depuis ma naissance, je me suis retrouvé nu. Rien à rétorquer, et pas même l'envie de creuser la question... Faut-il à son tour, nier la négation, faire comme si l'on n'avait rien entendu et passer à autre chose ?
Il est devenu courant de se trouver confronté, pour un même fait historique, à différents points de vue, souvent diamétralement opposés les uns aux autres. Quoi qu'il puisse se produire, il semble rassurant de se dire que quelque entité omnisciente et omnipotente nous ment. Cela nous permet d'imaginer toutes sortes de théories extravagantes et proprement irréfutables, car elles sapent, ou tentent de saper les assises de la position adverse ; c'est d'ailleurs une méthode quasi-imparable, car une fois que l'on a décelé une approximation, voire une erreur, dans la version communément adoptée par les manuels d'histoire (témoignage douteux, preuve discutable car périssable) et qu'on l'a niée purement et simplement comme ayant même existé, alors sur quoi peut bien reposer la contre-attaque susceptible de s'ensuivre ? Tel témoin s'est contredit lors de son audition, on extrapole et rien, dès lors, de ce qu'il pourra dire ne tiendra lieu de preuve. Appliquée à l'ensemble d'une interprétation d'un fait historique, cette méthode permet, en contrepoint, d'affirmer tout et n'importe quoi. Les machinations les plus complexes sont envisagées, de sorte que l'histoire paraît avoir, sous ce jour nouveau, plus de sens. Un des arguments qui m'ont été soumis était de ce genre là : "imagine un seul instant, n'est-ce pas une pensée qui fait sens, n'est-ce pas plus compréhensible si on le conçoit de cette manière ?" En quoi est-il nécessaire de trouver du sens là où, peut-être, il n'y en a pas ? En quoi le fait que tel événement soit impensable le rend-il impossible ? Il suffit de faire une énumération non exhaustive des théories les plus répandues pour constater que bien souvent, tout argumentaire se trouve dans l'impuissance de prouver qu'il y a supercherie : la zone 51 et ses soucoupes volantes, le secret des pyramides extraterrestres secrètement percé par les nazis, ou encore le complot américain des tours jumelles. Loin de moi l'idée d'affirmer ou d'infirmer ici quoi que ce soit mais il semble clair que tout ceci tend à se répandre de plus en plus et que parfois, au fil d'une discussion, l'un de nos interlocuteurs se met à exposer une fantaisie de ce type sans qu'on soit en mesure de lui répondre quoi que ce soit...
Je me trouve donc dans l'incapacité de poser correctement ce problème. Car un autre argument, encore plus fourbe, invoque ma liberté de penser comme dernier rempart, de sorte que refuser le débat, ne pas m'approprier la position adverse pour mieux la comprendre, revient à mettre des œillères et à accepter de ne pas, en ce cas précis, être assez courageux pour philosopher. A mon sens le courage dans une telle situation consiste précisément à ne pas se laisser convaincre par faute de preuve ; car l'idée même de "preuve" est subversive, comme violée, détournée ; plus rien, partant de là, ne peut plus être vrai. Il ne s'agit pas d'un doute cartésien mal placé ; c'est une quête obstinée, désespérée de sens, maladive, aveugle et aveuglante, qui peut-être témoigne d'un malaise plus profondément enraciné en chacun de nous. Il faut, à en croire ces fables d'un nouveau genre (pour moi en tout cas), que tout ce qui apparaît comme fortuit, toute contingence ne puisse que cacher une nécessité, que d'aucuns s'efforceraient de garder secrète.
Bref, j'aurais grand besoin d'un avis éclairant sur la question, car comme vous vous en doutez ces choses-là ne sont pas au programme en licence, et c'est un sujet très délicat à aborder quel que soit le contexte.