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descriptionRousseau - Discours sur les origines et les fondements de l'inégalité parmi les hommes. EmptyRousseau - Discours sur les origines et les fondements de l'inégalité parmi les hommes.

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Je vous propose de nous pencher sur le second discours de Rousseau (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, texte disponible ici).

Ce discours est écrit par Rousseau en réponse à une question de l’Académie de Dijon : « Quelle est l’origine de l’inégalité parmi les hommes, et si elle est autorisée par la loi naturelle. » publiée en 1753. Le texte de Rousseau sera publié en 1755 et ne lui vaudra pas le premier prix, contrairement à son premier discours (Discours sur les sciences et les arts, texte disponible ici) avec lequel il a remporté le prix en 1750 en réponse à la question « Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs ».

Il n’est pas surprenant que ce second discours n’ait pas rencontré les faveurs de l’Académie de Dijon pour au moins deux raisons : en premier lieu, le texte de Rousseau est beaucoup trop long (plus du double du premier discours) et ne répond pas au « cahier des charges » de l’Académie de Dijon qui demande à ce que la lecture des discours des candidats ne dépasse pas trois quarts d’heure ; en second lieu, dans son approche de la question, Rousseau peut faire penser que cette dernière a été mal posée. Nous pouvons ainsi lire dès la préface :
Rousseau – Second discours, préface a écrit:
Connaissant si peu la nature et s'accordant si mal sur le sens du mot loi, il serait bien difficile de convenir d'une bonne définition de la loi naturelle.

Rousseau entend raboter ici toute la seconde partie de la question qui, pour lui, n’a de sens qu’une fois que la question de la loi naturelle aura pu être traitée dans le texte.

Cette question de l’état de nature et des lois naturelles est un lieu commun de la philosophie politique depuis le XVIIe siècle que Hobbes et Locke, notamment, ne manquent pas de traiter. La première raison de cet intérêt est que le traitement de cette question permet de répondre au problème de la subordination naturelle et de dépasser le traitement qu’en fait Aristote par exemple (existence d’une hiérarchie par nature entre les hommes). Mais le traitement de cette question permet également d’introduire la possibilité d’une démarche contractualiste pour la création de l’État : abolir l’existence d’une différence significative de nature entre les hommes permet d’avoir des égaux capables de s’entendre pour la création d’un État civil. Ce faisant, on déplace la question de l’état de nature : elle ne se pose alors plus comme un isolement opposé à la vie civilisée, mais simplement comme une indépendance opposée à un état civil. Chez Rousseau, ce texte constitue donc les prémisses de sa pensée politique qu’il déploiera ensuite pleinement dans le Contrat Social (texte disponible ici).

La première partie du texte permet à Rousseau de poser ses présupposés anthropologiques : il part d’un état de nature qu’il indique bien comme étant fictif pour identifier les caractéristiques essentielles de l’homme. C’est une sorte d’expérience de pensée, comme il le précise dans l’introduction :
Rousseau, Second discours, Introduction a écrit:
Les philosophes qui ont examiné les fondements de la société ont tous senti la nécessité de remonter jusqu'à l'état de nature, mais aucun d'eux n'y est arrivé. Les uns n'ont point balancé à supposer à l'homme dans cet état la notion du juste et de l'injuste, sans se soucier de montrer qu'il dût avoir cette notion, ni même qu'elle lui fût utile. D'autres ont parlé du droit naturel que chacun a de conserver ce qui lui  appartient, sans expliquer ce qu'ils entendaient par appartenir ; d'autres donnant d'abord au plus fort l'autorité sur le plus faible, ont aussitôt fait naître le gouvernement, sans songer au temps qui dut s'écouler avant que le sens des mots d'autorité et de gouvernement pût exister parmi les hommes. Enfin tous, parlant sans cesse de besoin, d'avidité, d'oppression, de désirs, et d'orgueil, ont transporté à l'état de nature des idées qu'ils avaient prises dans la société. Ils parlaient de l'homme sauvage, et ils peignaient l'homme civil.
[…]
Commençons donc par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la question. Il ne faut pas prendre les recherches, dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet, pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels ; plus propres à éclaircir la nature des choses, qu'à en montrer la véritable origine, et semblables à ceux que font tous les jours nos physiciens sur la formation du monde.

Pour Rousseau, c’est en effet l’une des erreurs qu’on fait les autres auteurs traitant de ce sujet que de supposer l’existence réelle d’un tel état de nature. Ce faisant, ils restent focalisés sur les caractéristiques d’un homme déjà civilisé pour initier leurs analyses.

Partant de ce programme, dans cette première partie, Rousseau aborde les questions de la différence entre l’homme et l’animal, des passions, de l’entendement, de l’agressivité, de l’amour propre… Il s’inscrit notamment en opposition par rapport aux analyses de Locke et Hobbes sur la question de l’état de nature.

La seconde partie du texte commence par la très célèbre phrase :
Rousseau, Second discours, 2ème partie a écrit:
Le premier qui ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile.


C’est dans cette partie que Rousseau répond à la question posée par l’Académie de Dijon avec le traitement de la question des inégalités. Rousseau y déploie cependant d’autres réflexions sur la propriété, la société civile, le droit, l’autorité publique, l’esclavage… Et toute cette seconde partie peut probablement être vue comme les prémices de son Contrat Social.

Nous sommes ici en présence d’un texte très riche qui propose de nombreuses possibilités d’analyse. Tous les sujets évoqués ci-dessus (et d’autres que je n’ai pas mentionnés) peuvent donner lieu à une analyse. La position de Rousseau face à Locke d’un côté et Hobbes de l’autre présente également des opportunités d’analyse, notamment dans les conséquences qui découlent des différences entre les visions des trois auteurs.

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Dienekes a écrit:
Je vous propose de nous pencher sur le second discours de Rousseau (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, texte disponible ici).

Excellente idée.

Dienekes a écrit:
La première partie du texte permet à Rousseau de poser ses présupposés anthropologiques : il part d’un état de nature qu’il indique bien comme étant fictif pour identifier les caractéristiques essentielles de l’homme. C’est une sorte d’expérience de pensée, comme il le précise dans l’introduction :
Rousseau, Second discours, Introduction a écrit:
Les philosophes qui ont examiné les fondements de la société ont tous senti la nécessité de remonter jusqu'à l'état de nature, mais aucun d'eux n'y est arrivé. Les uns n'ont point balancé à supposer à l'homme dans cet état la notion du juste et de l'injuste, sans se soucier de montrer qu'il dût avoir cette notion, ni même qu'elle lui fût utile. D'autres ont parlé du droit naturel que chacun a de conserver ce qui lui  appartient, sans expliquer ce qu'ils entendaient par appartenir ; d'autres donnant d'abord au plus fort l'autorité sur le plus faible, ont aussitôt fait naître le gouvernement, sans songer au temps qui dut s'écouler avant que le sens des mots d'autorité et de gouvernement pût exister parmi les hommes. Enfin tous, parlant sans cesse de besoin, d'avidité, d'oppression, de désirs, et d'orgueil, ont transporté à l'état de nature des idées qu'ils avaient prises dans la société. Ils parlaient de l'homme sauvage, et ils peignaient l'homme civil.
[…]
Commençons donc par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la question. Il ne faut pas prendre les recherches, dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet, pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels ; plus propres à éclaircir la nature des choses, qu'à en montrer la véritable origine, et semblables à ceux que font tous les jours nos physiciens sur la formation du monde.



Un auteur comme Faguet dans Rousseau penseur (1912) envisage la possibilité contraire pour ce qui est de l'état de nature :

Émile Faguet - IV. Sa morale - p.43-49 a écrit:
La morale de Rousseau est la morale chrétienne, — combinée avec une conception de l'histoire de l'humanité qui est elle-même une idée chrétienne ou d'origine chrétienne, — avec des apports qui viennent en vérité de tous les points de la philosophie universelle ; — le tout senti vivement, passant par le creuset d'une sensibilité brûlante et chaude d'une âme enflammée, blessée et douloureuse. C'est une grande morale et un grand drame moral. L'observation a donné ceci : l'homme est méchant, il est corrompu, il est vicieux. — Pourquoi ? se demande l'auteur. — Parce qu'il est tel, répondra quelqu'un. — Non, répond Rousseau ; je ne crois pas. — Pourquoi non ?  — D'abord, parce que, moi, je me sens né bon, vertueux, pur ; et parce que je sens bien que c'est la vie sociale qui m'a dépravé. Ceci est le fond même de Rousseau, ce qui a dicté littéralement toutes ses idées. Sans aller plus loin, c'est une erreur, et les choses sont précisément le contraire de ce qu'il pense. Il est né, sinon méchant, ce qu'il ne fut jamais, du moins vicieux et sans aucun sens moral, et c'est précisément la société qui, sans moralité elle-même, à coup sûr, mais en lui faisant honte des crimes qu'il a commis — voir ses lettres à Mme de Francueil et à Mme de Luxembourg — l'a amené au remords, et du remords au sens moral. Mais enfin c'est une idée profondément enfoncée en l'esprit de Rousseau : Je suis né bon et la société m'a dépravé ; et c'est l'histoire de l'humanité. Seconde raison pourquoi Rousseau croit l'homme né bon : Rousseau est déiste ; il croit profondément en Dieu. Or le Tout-Puissant doit être bon. Il répugne à la raison que celui qui n'a pas d'obstacle puisse vouloir le mal ; c'est l'obstacle senti, c'est la résistance rencontrée qui rend méchant ; la méchanceté, c'est la colère ; un Tout-Puissant méchant est une absurdité monstrueuse ; donc Dieu est bon ; s'il est bon, il a créé un homme qui est bon aussi, qui fut bon sortant de lui.

Dieu est, Dieu est bon, l'homme est né bon ; ces formules se tiennent et elles se contiennent l'une l'autre. Donc l'homme est né bon ; comment est-il devenu mauvais ? Cherchons, remontons aux origines, refaisons l'histoire de l'humanité à ce nouveau point de vue. « Écartons d'abord tous les faits... » — Ici le censeur pousse un cri de pitié : « Si c'est là faire l'histoire de l'humanité ! » — Ceci est mal lire ou lire méchamment. Si Rousseau a laissé échapper ce mot, du reste peu heureux, ce n'est que par crainte de la Sorbonne et pour que le livre passât. Tout le contexte le prouve. Il s’agissait de ne pas contrarier la Bible : « ...il est évident, par la lecture des livres sacrés, que le premier homme, ayant reçu immédiatement de Dieu des lumières et des préceptes, n'était point lui-même dans l'état de nature, et qu'en ajoutant aux écrits de Moïse la foi que leur doit tout philosophe chrétien, il faut nier que, même avant le déluge, les hommes se soient jamais trouvés dans le pur état de nature, à moins qu'ils n'y soient retombés par quelque événement extraordinaire, paradoxe tout à fait impossible à prouver. Commençons donc par écarter tous les faits ; car ils ne touchent pas à la question. Il ne faut pas prendre les recherches dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels, plus propres à éclaircir la nature des choses qu'à en montrer la vraie origine et semblables à ceux que font tous les jours nos physiciens sur la formation du monde. La Religion nous ordonne de croire que Dieu lui-même, ayant tiré les hommes de l'état de nature immédiatement après la création, ils sont inégaux parce qu'il a voulu qu'ils le fussent ; mais elle ne nous défend pas de former des conjectures tirées de la seule nature de l'homme et des êtres qui l'environnent sur ce qu'aurait pu devenir le genre humain s'il fût resté abandonné à lui-même. Voilà ce que je me propose d'examiner dans ce discours. » Ainsi éclairé par son contexte, on voit très bien ce qu'est le mot fameux : « j'écarte les faits » ; ce n'est qu'un paratonnerre. Tout au contraire de ce qu'il dit parce qu'il est forcé de le dire, Rousseau ne cherche que les faits, non point les faits vrais, puisqu'il n'y en a pas dans la préhistoire, mais les faits vraisemblables, les faits probables, étant donné ce qu'on sait de la terre et de l'homme et de l'homme primitif d'après les sauvages. Il se représente les hommes primitifs comme doux, timides, vigoureux du reste, trouvant assez facilement leur subsistance au sein d'une nature très féconde, non pas aussi persécutés et décimés par les bêtes féroces qu'on l'a cru, puisqu'elles-mêmes ont suffisamment à manger et puisqu'ils les évitent assez aisément par la rapidité de la course ; n'ayant aucune idée des « devoirs », absolument « amoraux », animés seulement de deux sentiments, l'amour de soi et un commencement d'amour pour leurs semblables, ce qui est prouvé par le don des larmes. [...] L'innocence est pour lui le caractère de l'état présocial, la moralité le produit du premier état social. Ce premier état social est l'âge d'or de l'humanité et celui où elle aurait dû rester si elle avait compris ses vrais intérêts. C'est l'état de nature, le vrai état de nature. Qu'on ne s'y trompe pas, comme on s'y est souvent trompé. Quand Rousseau parle de l'état de nature, c'est toujours de ce premier étal social qu'il parle. Je sais qu'il y a eu un peu de flottement dans la pensée de Rousseau à cet égard ; mais, tout compte fait, c'est bien comme je viens de dire qu'il comprend les choses, et toutes les fois qu'il parle des sauvages, c'est encore ainsi qu'il les comprend. Il y a le premier état, l'homme animal intelligent, vivant à l'état familial et innocemment. Il y a le second état, l'homme, d'animal devenant sauvage, c'est-à-dire vivant par tribus et moralement ; et ce second état, qui est le premier état social, est le meilleur qui ait été jamais. C'est l'adolescence ou la jeunesse de l'humanité.

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Kthun a écrit:
Un auteur comme Faguet dans Rousseau penseur (1912) envisage la possibilité contraire pour ce qui est de l'état de nature :


Pour être plus précis, dans ce paragraphe de l’introduction, Rousseau s’oppose à :
• Grotius qui suppose innée la notion du juste et de l’injuste (que sont les valeurs morales en dehors de toute société ?) ;
• Locke qui n’analyse pas ce que propriété pourrait vouloir dire dans l’état de nature (sans remonter aussi « loin », le cas des sociétés sans État pose déjà la question) ;
• Hobbes qui ne pousse pas suffisamment loin la question de l’agressivité entre les hommes (pour qu’il y ait menace potentielle, il faut au moins qu’il y ait contact).
Ce que Rousseau reproche à ces trois auteurs, c’est une erreur de méthode : ils se sont basés sur les constatations que l’on peut faire en regardant l’homme moderne pour définir l’état de nature.

L’idée d’une introduction permettant de « ne pas contrarier la Bible », pourquoi pas, je ne saurais dire. Reste que Rousseau n’est généralement pas timide dans ses provocations, pourquoi prendre des précautions spéciales ici ? Si vous avez le temps, il serait probablement intéressant de développer cette analyse de Faguet, notamment en ce qui concerne l’ancrage chrétien de la morale rousseauiste dans cette première partie du second discours… J’en fais certainement une lecture trop naïve.

Autre élément intéressant : à la fin de l’extrait, Faguet donne également une clé de lecture de la vision rousseauiste de l’état de nature : Rousseau semble en effet distinguer trois états.

• un état présocial ou la morale elle-même semble impossible à établir que Rousseau appelle « condition primitive » :
Rousseau, Second discours, Première partie a écrit:
Il paraît d'abord que les hommes dans cet état n'ayant entre eux aucune sorte de relation morale, ni de devoirs connus, ne pouvaient être ni bons ni méchants, et n'avaient ni vices ni vertus


• un premier état social qu’il considère comme un âge d’or :
Rousseau, Second discours, Deuxième partie a écrit:
Ainsi quoique les hommes fussent devenus moins endurants, et que la pitié naturelle eût déjà souffert quelque altération, cette période du développement des facultés humaines, tenant un juste milieu entre l'indolence de l'état primitif et la pétulante activité de notre amour-propre, dut être l'époque la plus heureuse et la plus durable. Plus on y réfléchit, plus on trouve que cet état était le moins sujet aux révolutions, le meilleur à l'homme, et qu'il n'en a dû sortir que par quelque funeste hasard qui pour l'utilité commune eût dû ne jamais arriver. L'exemple des sauvages qu'on a presque tous trouvés à ce point semble confirmer que le genre humain était fait pour y rester toujours, que cet état est la véritable jeunesse du monde, et que tous les progrès ultérieurs ont été en apparence autant de pas vers la perfection de l'individu, et en effet vers la décrépitude de l'espèce.


• Un état social plus moderne, dépravé par les sciences et les arts, thème abordé dans le premier discours.
Rousseau, Contrat Social première version, Livre I, chapitre II a écrit:
Ainsi la douce voix de la nature n’est plus pour nous un guide infaillible, ni l’indépendance que nous avons receu d’elle un état désirable ; la paix et l’innocence nous ont échappé pour jamais avant que nous eussions goûté les délices ; insensible aux stupides hommes de premiers temps, échappée aux hommes éclairés des temps postérieurs, l’heureuse vie de l’âge d’or fut toujours un état étranger à la race humaine, ou pour l’avoir méconnu quand elle en pouvoit jouir, ou pour l’avoir perdu quand elle auroit pu le connoitre.


Reste qu’il y a une difficulté concernant le premier état : si l’homme y est réellement amoral, si la fondation de la société civile est nécessaire à l’instauration d’une morale, la notion même de loi naturelle s’effondre pour ne laisser que les lois sociales (et un relativisme moral auquel ne souscrit pas Rousseau il me semble). Dans Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, Robert Derathé propose une analyse de ce sujet au travers de plusieurs autres textes de Rousseau qu’il serait probablement trop long de traiter en détail ici pour en conclure que Rousseau entend bien s’appuyer sur la notion de loi naturelle pour fonder son Contrat Social.

Rousseau, Second discours, Première partie a écrit:
Après avoir montré que la perfectibilité, les vertus sociales et les autres facultés que l'homme naturel avait reçues en puissance ne pouvaient jamais se développer d'elles-mêmes, qu'elles avaient besoin pour cela du concours fortuit de plusieurs causes étrangères qui pouvaient ne jamais naître, et sans lesquelles il fût demeuré éternellement dans sa condition primitive ; il me reste à considérer et à rapprocher les différents hasards qui ont pu perfectionner la raison humaine, en détériorant l'espèce, rendre un être méchant en le rendant sociable, et d'un terme si éloigné amener enfin l'homme et le monde au point où nous les voyons.


La clé se trouve dans la perfectibilité de l’homme : même si la connaissance de ces lois naturelles n’est pas présente « en acte » chez l’homme « primitif », elle l'est tout de même « en puissance » et pourra se développer et servir de base à l’instauration d’un Contrat Social.

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Dienekes a écrit:
Si vous avez le temps, il serait probablement intéressant de développer cette analyse de Faguet, notamment en ce qui concerne l’ancrage chrétien de la morale rousseauiste dans cette première partie du second discours… J’en fais certainement une lecture trop naïve.

Rousseau présente, en quelque sorte, une nouvelle genèse dans laquelle l'institution de la propriété privée (à défaut du péché originel) est la cause de tous les maux (dans le même ordre d'idées, la description du "communisme primitif" par Marx et Engels n'est pas sans présenter des similitudes avec l'état de nature rousseauiste) :

Émile Faguet, Rousseau penseur, p.74-76 a écrit:
Ces idées étaient, sans qu'il semble que Rousseau s'en soit jamais douté, car il n'en dit jamais un mot, une transposition philosophique de la grande idée chrétienne, de l'idée de la chute. L'homme, poussé par un démon intérieur, a voulu savoir et, par savoir, grandir, s'élever, progresser, « être comme les Dieux » ; il est sorti ainsi de l'état d'innocence pour entrer dans l'état de misère, et de misère toujours progressive, d'où il ne pourra sortir qu'abandonnant l'esprit d'orgueil et en reprenant l'esprit d'humilité, qu'abandonnant l'esprit de puissance et de richesse et reprenant l'esprit de pauvreté. Voilà l'idée de la chute et voilà très précisément l'idée de Rousseau. Il place seulement la chute après un premier état social rudimentaire. Du reste ses aversions et ses « béatitudes » sont à peu près les mêmes que celles du christianisme. Ses aversions sont contre les riches, et il dit à sa manière : « Malheur à vous riches, parce que vous avez votre consolation dans ce monde !» ; — contre les orgueilleux et les hommes de gloire, et il dit à sa manière : « Malheur à vous, lorsque les hommes diront du bien de vous » ; — contre les titres, distinctions, grandeurs sociales, et il dit à sa manière : « Ils aiment qu'on les salue dans les places publiques et que les hommes les appellent maîtres ; mais, pour vous, ne désirez point qu'on vous appelle maîtres parce que vous n'avez qu'un seul maître et que vous êtes tous frères » ; — contre les prétendus philosophes et savants, et il dit à sa manière : « Gardez-vous des scribes qui se promènent avec de longues robes et qui aiment à être salués dans les places publiques. » Et ses « béatitudes » sont à peu près les mêmes que celles du christianisme. Il aime et vénère et adore la pauvreté, et il dit à sa manière : « Bienheureux ceux qui se donnent l'esprit de pauvreté ; — Bienheureux ceux qui sont doux ; — Bienheureux ceux qui pleurent ; — Bienheureux ceux qui sont affamés de justice ; — Bienheureux ceux qui sont miséricordieux ; — Bienheureux ceux qui ont le cœur pur et simple ; — Bienheureux les pacifiques ; — Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice. » Le Rousseauisme — comme le romantisme dont il est le père, comme le socialisme dont il est le plus grand initiateur — est une hérésie chrétienne ; il est à base chrétienne avec une façon particulière de considérer, de tourner et de développer le christianisme. Ce n'est pas par caprice que Rousseau a mis sa profession de foi dans la bouche d'un prêtre chrétien hétérodoxe ; il voulait indiquer que toute sa doctrine, à la bien prendre, et il le sentait, n'était qu'un christianisme indépendant.



Vous pouvez compulser, si cela vous intéresse, le cinquième chapitre du livre intitulé "ses idées religieuses". Pour ce qui est du reste, je vous répondrai plus tard.

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À la lecture, le parallèle est effectivement tentant. Il est vrai que Rousseau a besoin d’une transcendance pour asseoir son éthique et ce n’est pas pour rien que le Contrat social se termine par un chapitre sur la "Religion civile" (Livre IV, chapitre VIII). Cette transcendance doit cependant rester dans certaines limites (que dépasse le Christianisme) :

Rousseau – Du contrat social - Livre IV, chapitre VIII a écrit:
La religion, considérée par rapport à la société, qui est ou générale ou particulière, peut aussi se diviser en deux espèces : savoir, la religion de l'homme, et celle du citoyen. La première, sans temples, sans autels, sans rites, bornée au culte purement intérieur du Dieu suprême et aux devoirs éternels de la morale, est la pure et simple religion de l'Évangile, le vrai théisme, et ce qu'on peut appeler le droit divin naturel. L'autre, inscrite dans un seul pays, lui donne ses dieux, ses patrons propres et tutélaires. Elle a ses dogmes, ses rites, son culte extérieur prescrit par des lois : hors la seule nation qui la suit, tout est pour elle infidèle, étranger, barbare ; elle n'étend les devoirs et les droits de l'homme qu'aussi loin que ses autels. Telles furent toutes les religions des premiers peuples, aux quelles on peut donner le nom de droit divin civil ou positif.


La « religion de l’homme » propose une transcendance qui dépasse la nation, ce qui pose problème selon Rousseau, car l’homme se retrouve alors potentiellement en contradiction avec lui-même :

Rousseau – Du contrat social - Livre IV, chapitre VIII a écrit:
À considérer politiquement ces trois sortes de religions, elles ont toutes leurs défauts. La première est si évidemment mauvaise, que c'est perdre le temps de s'amuser à le démontrer. Tout ce qui rompt l'unité sociale ne vaut rien ; toutes les institutions qui mettent l'homme en contradiction avec lui-même ne valent rien.


Ou, encore plus clairement noté par Faguet :

Faguet, Rousseau penseur – Chapitre V, Ses idées religieuses a écrit:
Et ce ressort ne serait qu’un dissolvant, parce que le Christianisme est antisocial en tant qu’il est « trop sociable », en tant qu’il « embrasse trop tout le genre humain par une législation qui doit être exclusive » ; « en tant qu’il inspire plutôt l’humanité que le patriotisme et rend à former des hommes plutôt que des citoyens ».


Mais peut-on alors toujours réellement parler d’une transcendance de nature religieuse ?

Une autre interprétation de ce « Commençons donc par écarter tous les faits », tirée du Gradus philosophique : Rousseau procéderait ici à un exercice d’anthropologie négative. Faute de faits à collecter pour définir les contours de l’homme à l’état de nature, Rousseau doit tenter de le définir en creux, en ce qu’il ne peut pas être. Pour ce faire, il doit donc écarter les faits observables qui ne sont de toute façon que des reflets de notre situation présente pour définir une anthropologie en creux, deviné, comblant les vides laissés par les impossibilités logiques.

Si l’on suit alors Faguet, les creux analysés par Rousseau seraient les stigmates de la chute, de « sa version de la chute ». La morale chrétienne semble effectivement présente, mais il effectue une transposition cruciale : « sa version de la chute » n’est-elle pas plus personnelle pour le genre humain, plus implacable : notre sort est entre nos mains et nous nous évertuons à nous perdre… Ce n’est pas l’Homme qui a chu, c’est chaque homme qui choit en permanence. Sur ce point, sa position quant au tremblement de terre de Lisbonne est révélatrice (ici) :

Rousseau – Lettre sur la providence – 18 août 1756 a écrit:
Je ne vois pas qu’on puisse chercher la source du mal moral ailleurs que dans l’homme libre, perfectionné, partant corrompu ; et, quant aux maux physiques, ils sont inévitables dans tout système dont l’homme fait partie ; la plupart de nos maux physiques sont encore notre ouvrage. Sans quitter votre sujet de Lisbonne, convenez, par exemple, que la nature n’avait point rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étages, et que si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également, et plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre, et peut-être nul. Combien de malheureux ont péri dans ce désastre, pour vouloir prendre l’un ses habits, l’autre ses papiers, l’autre son argent ?


Pour en revenir au Second discours, Rousseau montre une genèse des inégalités qui fait porter toute la responsabilité sur l’homme civil lui-même :

Rousseau, Second discours, 2ème partie a écrit:
Si nous suivons le progrès de l'inégalité dans ces différentes révolutions, nous trouverons que l'établissement de la loi et du droit de propriété fut son premier terme ; l'institution de la magistrature le second, que le troisième et dernier fut le changement du pouvoir légitime en pouvoir arbitraire ; en sorte que l'état de riche et de pauvre fut autorisé par la première époque, celui de puissant et de faible par la seconde, et par la troisième celui de maître et d'esclave, qui est le dernier degré de l'inégalité, et le terme auquel aboutissent enfin tous les autres, jusqu'à ce que de nouvelles révolutions dissolvent tout à fait le gouvernement, ou le rapprochent de l'institution légitime.
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