Remarque préliminaire : je n’ai pas lu
Apprendre à Vivre de Luc Ferry, je ne pourrai donc pas vous répondre par rapport au contenu de ce livre.
Par contre, avec Thomas d’Aquin et Pascal, vous citez précisément deux penseurs chrétiens qui ont une vision radicalement différente l’un de l’autre sur ce sujet :
• Pour Thomas d’Aquin, la raison et la foi aboutissent toutes deux à la vérité ;
• Pour Pascal, la raison et la foi se situent dans des ordres différents et ne peuvent légitimement interférer l’une avec l’autre.
Prenons quelques citations de Thomas d’Aquin pour mieux comprendre sont point de vue sur ce sujet :
Thomas d'Aquin - Somme contre les gentils, Introduction générale §7 a écrit: La vérité de la foi chrétienne ne contredit pas la vérité de la raison
[…]
Si la vérité de la foi chrétienne dépasse les capacités de la raison humaine, les principes innés naturellement à la raison ne peuvent contredire cependant cette vérité.
[…]
On en conclura nettement que quels que soient les arguments que l'on avance contre l'enseignement de la foi, ils ne procèdent pas droitement des premiers principes innés à la nature, et connus par soi. Ils n'ont donc pas valeur de démonstration; ils ne sont que des raisons probables ou sophistiques. Il y a place ainsi pour les réfuter.
La raison peut donc être utilisée afin de découvrir la vérité. Bien sûr, si nous parvenons par la raison à contredire les textes sacrés, c’est que nous avons commis une erreur de raisonnement, le dogme reste premier. À l’inverse, la théologie reste nécessaire (sujet traité dans l’article 1 de la question 1 de la
Somme Théologique prima pars : texte ici)
Pour Pascal, par contre, cette convergence entre la raison et la foi est beaucoup trop dangereuse pour la seconde. Si, comme le propose Thomas d’Aquin, la raison peut permettre de confirmer les vérités que l’on trouve dans les Écritures, l’inverse est également possible. C’est ce que fera Hobbes, par exemple, au chapitre IV du
De cive intitulé « Que la loi de nature est une loi divine » (texte ici) et c’est parfaitement inacceptable pour Pascal. À confirmer les lois découvertes par la raison à l’aide des lois disponibles dans les Écritures, il n’y a qu’un pas pour se passer totalement de ces dernières. Il y a là un danger que les précautions de Thomas d’Aquin ne désarment pas.
Pascal va alors réfuter toute possibilité d’une morale et d’une justice rationnellement établie et va séparer totalement le domaine de la raison et celui de la foi avec le concept des trois ordres :
Pascal, Pensées, début du fragment 339 (édition Sellier) a écrit: La distance infinie des corps aux esprits, figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité car elle est surnaturelle.
Tout l’éclat des grandeurs n’a point de lustre pour les gens qui sont dans les recherches de l’esprit.
La grandeur des gens d’esprit est invisible aux rois, aux riches, aux capitaines, à tous ces grands de chair.
La grandeur de la sagesse, qui n’est nulle sinon de Dieu, est invisible aux charnels et aux gens d’esprit. Ce sont trois ordres différents. De genre.
La raison fait partie de l’ordre de l’esprit et la foi de l’ordre de la charité et aucune interférence légitime ne peut exister entre les deux. Ce faisant, il va d’ailleurs ouvrir la voie à un ensemble de théories de la justice assez intéressant (cf. Michael Walzer,
Sphères de justice par exemple).
En définitive, deux problèmes se posent aux deux courants qui sont censés permettre à l’homme d’atteindre les « vérités premières » :
• La théologie pose le problème de l’interprétation des textes sacrés
• La philosophie pose le problème de la régression à l’infini des questionnements
Par ailleurs, cette distinction entre le « penser par soi-même » et le « penser par un autre » peut elle-même être questionnée comme le fait Tocqueville par exemple (texte ici) :
Tocqueville, De la démocratie en Amérique II.1.I a écrit: Echapper à l'esprit de système, au joug des habitudes, aux maximes de famille, aux opinions de classe, et, jusqu'à un certain point, aux préjugés de nation; ne prendre la tradition que comme un renseignement, et les faits présents que comme une utile étude pour faire autrement et mieux; chercher par soi-même et en soi seul la raison des choses, tendre au résultat sans se laisser enchaîner au moyen, et viser au fond à travers la forme: tels sont les principaux traits qui caractérisent ce que j'appellerai la méthode philosophique des Américains.
Tocqueville, De la démocratie en Amérique II.1.II a écrit: Les croyances dogmatiques sont plus ou moins nombreuses, suivant les temps. Elles naissent de différentes manières et peuvent changer de forme et d'objet; mais on ne saurait faire qu'il n'y ait pas de croyances dogmatiques, c'est-à-dire d'opinions que les hommes reçoivent de confiance et sans les discuter. Si chacun entreprenait lui-même de former toutes ses opinions et de poursuivre isolément la vérité dans des chemins frayés par lui seul, il n'est pas probable qu'un grand nombre d'hommes dût jamais se réunir dans aucune croyance commune.
Or, il est facile de voir qu'il n'y a pas de société qui puisse prospérer sans croyances semblables, ou plutôt il n'y en a point qui subsistent ainsi ; car, sans idées communes, il n'y a pas d'action commune, et, sans action commune, il existe encore des hommes, mais non un corps social. Pour qu'il y ait société, et, à plus forte raison, pour que cette société prospère, il faut donc que tous les esprits des citoyens soient toujours rassemblés et tenus ensemble par quelques idées principales ; et cela ne saurait être, à moins que chacun d'eux ne vienne quelquefois puiser ses opinions à une même source et ne consente à recevoir un certain nombre de croyances toutes faites.
Si je considère maintenant l'homme à part, je trouve que les croyances dogmatiques ne lui sont pas moins indispensables pour vivre seul que pour agir en commun avec ses semblables.
Si l'homme était forcé de se prouver à lui-même toutes les vérités dont il se sert chaque jour, il n'en finirait point ; il s'épuiserait en démonstrations préliminaires sans avancer ; comme il n'a pas le temps, à cause du court espace de la vie, ni la faculté, à cause des bornes de son esprit, d'en agir ainsi, il en est réduit à tenir pour assurés une foule de faits et d'opinions qu'il n'a eu ni le loisir ni le pouvoir d'examiner et de vérifier par lui-même, mais que de plus habiles ont trouvés ou que la foule adopte. C'est sur ce premier fondement qu'il élève lui-même l'édifice de ses propres pensées. Ce n'est pas sa volonté qui l'amène à procéder de cette manière ; la loi inflexible de sa condition l'y contraint.
Il n'y a pas de si grand philosophe dans le monde qui ne croie un million de choses sur la foi d'autrui, et qui ne suppose beaucoup plus de vérités qu'il n'en établit.
Ces deux premiers chapitres de la première partie du livre deux devraient vous intéresser…