Intéressant, mais fort complexe sujet ! Pour tout vous dire voilà une bonne heure déjà que je cogite votre texte sans parvenir à concentrer suffisamment mes idées que pour accoucher d'un texte cohérent.
Ne perdons pas nos bonnes habitudes et débutons par une petite définition. L'égoïsme, sur le site du CNRTL, c'est : l'"Attitude ou conduite de celui qui, le plus souvent consciemment, ne se préoccupe que de son intérêt ou de son plaisir propre au détriment ou au mépris de celui d'autrui."
La première chose qui doit nous frapper, je crois, c'est la nécessaire existence d'autrui, d'une autre personne, lorsque l'on parle d'égoïsme. Attention cependant, cette existence ne doit pas forcément se conjuguer au présent, on peut parfaitement envisager un comportement égoïste vis-à-vis de personnes qui ne seraient pas encore nées (c'est le cas par exemple des comportements néfastes à l'écologie, comme un usage irréfléchi des moyens de transports, des énergies non-renouvelables, etc, qui nous facilitent la vie tout en pourrissant celle de nos descendants). L'égoïsme pris dans ce sens a donc besoin, soit d'une personne au présent, soit de l'assurance qu'il y en aura dans le futur. Il n'y aurait en effet aucun sens à parler d'égoïsme écologique si nous obtenions la certitude (c'est bien entendu une hypothèse absurde) que l'espèce humaine aura disparu dans un avenir proche puisque dans ce cas nous ne "prendrions" de plaisir à personne. L'égoïsme, c'est donc une balance à deux plateaux.
Mais il est aussi utile de se pencher sur la conception que l'on se fait de la personne. Derrière ce mot, synonyme d'autrui, se cache des profondeurs interprétatives variables et vertigineuses. Si la plupart des gens sont convaincus de l'existence d'une entité propre, d'une sorte de substance unique qui ferait qu'une personne est elle et pas une autre, dotée d'une volonté séparée de celles d'autrui par des frontières, (dénommons ici, par commodité, ces vues en tant que (A)), il existe aussi ce que nous appellerons la conception (B), qui voit certains autres douter de l'existence substantielle du "Je", voire même dans certains cas la capacité des phénomènes rassemblés sous le vocable "autrui" [c.-à-d. les autres être humains] à expérimenter un monde à l'instar de notre propre expérience, le croire revenant selon eux à une projection mimétique indue. Nous avons donc d'une part (B1) la négation de l'existence d'entités propres (Moi, Gaspard, Yvon, Antoinette, Yin et Yang...), le "moi" n'étant qu'une pure construction mentale derrière laquelle rien d'unique ne se trouve, de l'autre (B2) la négation même d'une pluralité de consciences, celle que l'on expérimente devenant la seule et unique. Ces positions, en apparence un peu folles, sont pourtant très defendables et doivent donc être prises en compte dans notre analyse. La question que l'on se pose alors est : y a-t-il encore un sens à parler d'égoïsme si cet égoïsme ne rencontre aucune conscience adverse pour s'en désoler, aucune entité unique, ou si cet égoïsme ne porte en définitive que sur une illusion d'unicité des personnes, les impressions sensibles se voyant réduites à un simple épiphénomène matériel ne pointant vers rien de "psychiquement" substantiel ? Il reste possible de répondre par l'affirmative à ces deux questions pour peu que l'on adopte une définition diminuée de l'égoïsme. Plutôt que de parler d'entités transcendantes, uniques dans leurs caractéristiques, s'affrontant à travers les temps (version forte appariée à (A)), il s'agirait plutôt ((B1) et (B2)) d'une gestion du vécu et des émotions propres que l'on expérimente sur un champs immanent, les expériences se révélant plus ou moins agréables suivant la connaissance que l'on a des règles supposées qui les gouvernent (version faible). Plutôt que de mettre l'explication du ressenti de peine ou de malheur manifesté par autrui suite à une décision de notre part sur le dos de la conscience expérimentée par cette même entité différenciée, nous nous en tenons au simple constat vécu en propre, par nous, du malheur perçu chez autrui lorsque tel phénomène ou telle séquence de phénomènes se produit, ou se produira. D'un égoïsme absolu, on tombe dans une sorte d'égoïsme relatif où l'on ne parle plus d'entité ontologique réellement lésée, mais d'une apparence de lésion ontologique, la relativité s'incarnant dans le fait qu'un comportement se verra qualifié d'égoïste relativement à un ensemble de phénomènes ontologiquement vides, et non plus en rapport à un quelconque absolu transcendant. Remarquons que l'éthique ne se voit pas entamée au sein de cette conception car, si la théorie nous montre que l'on peut parfaitement nier l'existence d'ego différenciés, voire d'expérience consciente chez autrui, il n'en reste pas moins vrai que le quotidien du réel nous impose des émotions qui nous guident à agir comme si c'était le cas. Quelle que soit mon avis théorique sur l'existence des ego, ce que j'appellerais ma nature m'impose un caractère donné, une sensibilité donnée, des propensions au comportement, de telle sorte que je ne puis sérieusement pas ne pas projeter ce sentiment vital ultime qu'est la volonté au creux de ce que je nomme mes semblables. Parce que c'est irréaliste, et parce que ma nature en souffrirait. Ce qui facilite d'ailleurs encore cette projection pratique, en contradiction avec les idées théoriques, est simplement le doute. Les théories niant l'existence d'entités substantielles "propres" ne sont pas des théories irréfutables, encore moins prouvées, tout au plus fortement étançonnées, mais ce simple doute suffit à nous pousser à agir comme si. L'affaire touchant aux fondements de notre être, on ne peut que laisser le bénéfice du doute.
Pour conclure ce paragraphe, il est possible de parler d'égoïsme dur, absolu, lorsque l'on se trouve dans la catégorie (A), et d'égoïsme doux, relatif, dans le cas des catégories (B).
Sur ces entrefaites, peut-on maintenant parler d'égoïsme dans le cadre de l'enfantement ? De prime abord nous pourrions être tenté de répondre par l'affirmative. Après tout le parent ne s'offre-t-il pas là l'un des plaisirs les plus intenses que la nature pourra jamais lui offrir ? Mais peut se voir opposé à cet argument le fait que les conséquences positives et agréables d'un acte n'impliquent nullement une quelconque nature égoïste de l'acte incriminé. N'est-il pas permis d'imaginer un acte bon, positif et agréable pour son auteur comme étant simultanément, et parfaitement, altruiste pour autrui ? On ne peut donc conclure à l'égoïsme parental sur le simple constat du plaisir de l'idée parentale.
Pour avancer mon deuxième point, je choisis de modifier notre point de vue pour adopter celui de l'enfant. Plus jeune il m'arrivait régulièrement, sur le ton de la plaisanterie affectueuse et jamais pour des visées conflictuelles, d'affirmer à mes parents, qu'après tout, je n'avais pas choisi de naître et qu'en conséquence ils se devaient de m'assumer pleinement. Je m'amuse désormais du côté simplet de ce raisonnement car, à l'époque, il ne m'était jamais venu à l'idée que s'il était possible que ma construction égotique soit étroitement liée à celle de mes parents, dans une conception du plus pur type (A), il était tout aussi possible que cette, que "ma", construction égotique ait pu "voir le jour" par le biais d'un rapprochement parental radicalement différent. Je liais naïvement, mais très naturellement, mon sentiment d'être unique à un corps, à une biologie. Ce faisant je ne pouvais que voir le jour, à tout le moins avoir une chance déterminée, non nulle, de naître en tant que Crosswind, mon avenir, tout mon être se trouvant dans les gamètes parentaux. Mais en réalité cette existence, mon existence, aurait peut-être pu se concrétiser en un ailleurs radical. Aurais-je été toujours moi, né dans un petit village d'une province reculée de la Chine ? Est-ce seulement possible d'envisager cette naissance en cet ailleurs lointain ? Si l'on prend parti pour le concept (A), cette porte reste ouverte : si réellement chacun d'entre nous se voit représenté en tant qu'entité propre et indépendante, alors rien ne peut empêcher l'idée d'une liaison aux règle métaphysiques obscures de ces entités propres à des corps donnés, ou à d'autres et, dans ce cas, je ne peux taxer mes parents d'égoïsme puisque c'est bien la règle métaphysique et elle seule qui se charge de "lâcher" les entités au sein des corps, pas mes parents... Le premier point d'importance à votre questionnement est ici atteint : du point de vue de l'enfant, on ne peut affirmer que la sensation d'existence en propre soit nécessairement liée à l'acte d'union de ses parents. Il est tout aussi possible d'envisager que, avec ces parents ou avec d'autres, cet enfant, qui joui de l'expérience d'être lui, aurait de toute façon vu le jour. Cette remarque montre sous un autre angle la fragilité de l'accusation d'égoïsme.
Mais quid dans le cas (B) ? Si l'enfant considère que son existence n'est en réalité que la somme, encore inconnue, d'un processus physico-matériel complexe, pourra-t-il encore accuser ses parents d'égoïsme ? Eh bien non. Reprenons la définition du CNRTL : [...]au détriment [...] de[...], est-il bien marqué. Or, dans la conception (B) lorsque les parents envisagent la conception puis passent à la pratique, il n'y a encore personne pour être lésé. Attention, contrairement au cas (A), il n'y a ici radicalement personne, pas de substance, pas d'entité puisque nous sommes dans le cas (B), mais pas non plus d'expérience consciente. L'acte en question ne lèse donc personne au temps où il est effectué. Reste une dernière ouverture, qui permettrait à l'enfant de porter l'accusation d'égoïsme a posteriori, quel que soit le temps écoulé depuis sa naissance. Il pourrait formuler, par exemple : "l'acte posé tel jour du passé s'est fait au détriment de mon existence présente". Et les parents de répondre "quel détriment, fils ?" Ce dernier s'exclamant alors "J'ai mal à ma dent !". Les pauvres parents pourraient bien se sentir échec et mat par cette cinglante répartie. En effet, notre pauvre gamin n'aurait jamais eu mal à sa dent s'ils n'avaient pas joué au docteur sous ce bel hêtre bercé d'une lune rousse. Mais ce que ces parents oublieraient alors, tout comme notre souffreteux dentaire, c'est que s'il est bien vrai que la mitose passée peut se voir liée au moment de la douleur actuelle, elle n'en est pas moins liée de manière égale à l'ensemble des moments où il n'y a pas de douleur, et pour toute dire à l'ensemble des moments tout court, comme celui de l'accusation elle-même. L'acte posant les débuts de la mitose n'est pas responsable des bonheurs et malheurs au sein de l'existence vécue, il en est la condition nécessaire. Pour revenir à l'exemple de la dent, si la mitose est bel et bien directement liée à son mal-être buccal, elle n'en sera pas moins liée aussi directement au soulagement de sa souffrance !