C'est juste. Néanmoins là où Fouillée se permet de prendre de haut le philosophe allemand par des sentences qui s'appuient parfois sur des traits tellement grossis qu'ils en deviennent grossiers, eh bien Seillière apparaît plus pertinent et dans son bon droit par ses connaissances, sa limpidité et son aisance. Fouillée en reste au procès d'intention, prenant parti pour Guyau, et ridiculise Nietzsche pour mieux asseoir sa vision des choses. Seillière apparaît, en comparaison avec lui, beaucoup plus en maîtrise de son sujet et à tel point qu'il semble parfois être déjà par-delà Nietzsche et son romantisme. Je trouve l'angle d'approche finalement bien plus convainquant : d'une part, il le comprend, de l'autre il se moque (quasiment en "nietzschéen") des illusions qu'il ne cesse de relever et de révéler. Cependant, Fouillée soulève des problèmes très importants, notamment celui qui consiste à interpeller Nietzsche pour le mettre face à sa solitude et lui demander si ce ne serait pas plutôt la coopération et la vie sociale qui seraient réellement les domaines de l'affirmation de soi. En ce sens, cela rejoint ce que vous nommez une question politique. Seillière nous présente un idéal du Génie et de la sainteté, du moins dans les cent premières pages que j'ai lues, ramenant la philosophie étudiée et critiquée à un mysticisme auquel notre héros ou prophète n'a pas su échapper. En écho à cela, la lecture faite par Fouillée apporte une réponse qui tend à discréditer le projet philosophique par les contradictions de l'homme (ce qui est ironique puisque c'est la méthode... de Nietzsche !) : c'est le cerveau malade d'un être socialement inadapté qui a produit la seule doctrine décadente, celle qui s'invente un ennemi et n'a d'autre solution que la violence. La philosophie du maître allemand est celle de l'impuissance, de l'incapacité à faire sa place parmi les autres. C'est donc une vie qui se replie sur elle-même que glorifierait Nietzsche, une vie qui ne s'accroît ni ne s'adapte et encore moins s'étend ou joue avec le réel. Ce serait au contraire une vie animale, dans ses derniers retranchements, ne pouvant assumer l'altérité et ne pouvant avoir la force de se retenir pour accueillir ceux par qui le groupe est rendu possible et par là un surplus de force provenant de la mise en commun des efforts de production en vue de chacun. Par contre, je trouve que Seillière, malgré ce genre de suspicion, prend Nietzsche plus au sérieux. On retrouve toutefois la même volonté de contester l'originalité du penseur, ses idées étant celles des Grecs, des moralistes français ou bien encore des romantiques, voire d'Helvétius. Reste que Seillière s'emploie à décrire formidablement le parcours intellectuel de Nietzsche et à nous en donner un tour d'horizon très éclairant, tandis que Fouillée s'emploie dès le début à relever ce qui lui semble être des contradictions fondamentales qui vont le mener à réduire son interprétation à des idées-forces très contestables en ce qu'elles appauvrissent l'œuvre de Nietzsche qui s'en retrouve réduit à la figure du pitre et du fanatique. Seillière au contraire trouve un équilibre plus judicieux entre l'audace du personnage et la rationalité et la grandeur du mysticisme à l'œuvre. Je vous recommande la lecture du texte de Charles Andler que j'ai posté dans les suggestions pour la bibliothèque et insistant sur les rapports entre Nietzsche et Burckhardt, c'est un excellent complément qui me semble pouvoir départager les deux commentateurs (en l'occurrence en faveur de Seillière et contre le Nietzsche ultra-violent décrit par Fouillée et qui semble manquer le thème de l'éducation et de la civilisation en rapport à la production du Génie ; Andler confirme leur position commune lorsqu'il s'agit de la fondation d'une nouvelle religion).