On remarquera une filiation avec la morale kantienne qui est une morale du devoir.
Dans le stade éthique tel que Kierkegaard nous le décrit se trouvent des éléments empruntés à la philosophie du droit de Hegel particulièrement dans la moralité du droit ce que Hegel appelle la morale dite objective.
Qu'est-ce que Hegel appelle la morale objective ? C'est l'ensemble des règles et des principes promus, à un moment donné de l'histoire, dans la société civile bourgeoise.
Cette société civile bourgeoise voyait dans ses règles et dans ses principes, qui constituent cette morale objective, l'instrument de son maintien au pouvoir, de sa pérennité.
Hegel voit la marque de l'universel. Il est prisonnier de ce que Marx appelle l'idéologie, c'est-à-dire la bourgeoisie porteuse d'universalité, et pour Hegel tous les principes moraux qu'elle essaye de faire triompher ce ne sont pas les revendications qui portent l'empreinte d'une particularité de classe comme pour Marx, mais c'est la voix de l'universel qui parle. Il ne voit pas que la classe bourgeoise est une classe. Il voit dans la bourgeoisie une espèce de phalange qui représente l'humanité tout entière et qui est porteuse des désirs et des ambitions et l'expression du progrès de cette humanité.
Pourquoi cette morale est appelée objective par Hegel ? Parce que ses règles et ses principes qui sont imposés de l'extérieur aux individus (la morale nous est toujours imposée), semblent être neutres.
Sartre montrera de son côté que cette neutralité est le résultat d'une lecture idéologique des choses et non pas la réalité. Mais pour Hegel comme pour Kierkegaard le but bien réel de cette morale c'est d'assurer la conformité sociale.
Au moyen de cette morale objective chacun d'entre nous, c'est-à-dire l'individu, va s'expliquer, se comporter de façon à être en conformité avec les exigences de la société.
Mais il y a dans l'éthique de Kierkegaard une idée qui correspond à cette morale objective. Il est question bien sûr d'obéir à un ensemble de principes et de règles qui s'imposent de l'extérieur à l'individu, néanmoins Kierkegaard rompt par rapport à la pensée hégélienne, puisque là où Hegel demande à l'individu de se fondre dans la société porteuse d'universalité, Kierkegaard impose à l'éthicien un seul projet, un seul but, celui de devenir lui-même.
Le seul impératif qui s'impose à l'éthicien, c'est celui de devenir soi-même.
Il n'est donc pas question de voir la subjectivité absorbée par l'universalité comme c'était le cas dans la morale hégélienne, mais en même temps ce que Kierkegaard conserve de Hegel c'est l'idée que dans le stade éthique le sujet doit absolument dépasser les limites de sa propre subjectivité. Car s’il reste enfermé dans les limites propres à sa subjectivité il retournera dans le stade esthétique, c'est-à-dire qu'il ne suivra que ses impulsions premières, que ses désirs, que les caprices que lui imposeront ses désirs sans autre considération. On retombera dans la sphère étroite, étriquée de l'esthétique.
Il n'est pas question de diluer la subjectivité dans l'universalité, mais il est question d'arracher l'individu à ses limites et les lui faire dépasser.
Or l'individu ne va pouvoir dépasser les limites propres de sa subjectivité qu'en contractant d'un point de vue moral, avec la communauté dans laquelle il vit, en faisant sien un ensemble complexe de droits et de devoirs. En acceptant la morale objective (Hegel), en acceptant de se soumettre à ses règles collectives, le sujet ne se perd pas lui-même et accède à un niveau non pas d'universalité mais de généralité qui l’amène à se dépasser lui-même.
Pour Kierkegaard, dans l'éthique, l'individu réalise son humanité générique. Il ne fait pas que se réaliser lui-même subjectivement mais il réalise l'Homme, il réalise une part de l'humain. Le stade éthique nous commande d'universaliser notre existence sans toutefois rien perdre de notre singularité.
L'éthique se propose donc comme l'objectivation de nos rapports à autrui.
L'éthique aussi chez Kierkegaard se propose comme l'objectivation de nos rapports à autrui. Les rapports à d'autres doivent d'abord se penser sur le mode du devoir. L'objectivation est de ne pas se laisser porter à vivre ce que l'on vit avec l'autre, mais poser l'autre comme quelque chose qui me renvoie en permanence un devoir, une nécessité à accomplir par rapport à lui.
Donc, éthique comme objectivation de nos rapports à autrui, et de la même façon puisque c'en est le corrélat, l'éthique apparaît désormais comme ce qui est d'abord visible de ce rapport à l'autre.
La construction d'une éthique c'est ce qui me permet d'objectiver, et en objectivant, d'extérioriser, de rendre visible. L'éthique est cette construction d'une visibilité de mes rapports à l'autre.
Cela est très présent chez Kierkegaard et cela le sera autant chez un autre penseur qu'est Emannuel Levinas.
Tant qu'une chose n'est pas rendue visible nous pouvons toujours faire en sorte qu'elle n'existe pas. Dans tous les domaines.
Cette visibilité du rapport à l'autre on la retrouve magnifiquement exprimée et manifestée chez Levinas, particulièrement dans ce texte très difficile intitulé « Éthique et infini » de 1982 où Levinas va défendre une de ses grandes thèses : l'éthique est la marque de l'exigence de l'infini, en l'homme et chez l'homme.
S’élever à la dimension éthique c'est s’élever à l'absolu et d'une certaine façon à l'infini. Cette visibilité est tellement présente chez Levinas qu’on la retrouve dans le visage. Texte absolument magnifique sur le visage humain.
C'est l'éthique parachevée aussi bien chez un penseur comme Kierkegaard que chez Levinas.
Il y a un lien très évident entre Levinas et Kierkegaard. On voit comment l'éthique n'est pas un vain mot, une catégorie abstraite, pas seulement un concept philosophique, c'est quelque chose qui doit non seulement s'enraciner dans l'existence, mais se confondre avec l'existence au point de devenir visible.
Ce qui est important chez Levinas c'est de montrer que l'éthique de notre rapport à l'autre doit être visible, et incarnée dans le visage. Le visage c'est l'éthique incarnée, c'est-à-dire l'éthique faite chair. Le visage a une dimension d'emblée éthique puisque par sa nudité, par le fait que ce visage est totalement exposé, la nudité est radicale.
Dans l'agression c'est le corps tout entier qui sert à protéger le visage.
Par sa nudité absolue le visage me confronte à la violence. Cette vulnérabilité m'invite au meurtre. La violence est souvent induite par le sentiment plus ou moins obscur que notre victime est fragile.
La vulnérabilité nous invite à la violence et en même temps elle est ce qui nous prescrit le « tu ne tueras point ».
C'est pour cela que Levinas en conclut que le visage est à lui tout seul signification éthique et qu'il refuse absolument toute forme de relativisme.
Le visage « est sans contexte ». Je n'ai jamais le droit de remettre un individu, un visage, de le référer à un contexte. C'est l'absolu kierkegaardien.
Dans le stade éthique je me prépare à l'absolu. Et l'absolu n'est pas encore Dieu, il est encore logé dans l'humain, il est dans l'autre, l'autre que je dois respecter dût-il m'en coûter la vie (Référence à Dostoïevski). Nous ne sommes pas responsables des autres d'une façon contingente, dans un contexte, nous sommes absolument responsables des autres quel qu'en soit le contexte. La seule façon dans la sphère éthique, pour Kierkegaard, de s'assurer que nous allons faire le bon choix de nous-mêmes c'est de nous arracher au temps.
Le choix de soi doit se faire sous le regard de l'éternité. Dans l'éthique nous sommes responsables de tous « et moi plus que les autres ». Ce petit plus que l'on rajoute est axiologique. Il va concerner les principes au sens où si je maintiens une égalité, je suis radicalement responsable de moi-même et de tous les autres, sous-entendu comme tout le monde, comme chacun d'entre nous.
Cette égalité risque à la limite de produire des effets insidieux, et je vais me détourner de tout cela.
On retrouverait Heidegger et la pensée de la mort. Des analyses très célèbres de Heidegger du « on ». Quand on conçoit la mort on utilise pudiquement, et cela a un sens ontologique, le « on ». On meurt. L'homme meurt. Une règle naturelle dont personne n'échappera. Mais comme dit Heidegger dans « on meurt » il n'y a aucun « je » qui meurt. Il y a un escamotage du sujet et de la subjectivité. On évite, par ce moyen là qui utilise les ressources grammaticales, linguistiques dues à la langue, cette confrontation. Nous faisons semblant de réfléchir à la mort mais en définitive nous tirons notre révérence et nous nous dérobons.
C'est un peu semblable ici. Si on maintient l'égalitarisme au bout d'un certain moment bien sûr nous sommes tous responsables, mais moi pas plus que les autres. Et moi pas plus que les autres c'est que personne n'est responsable. Le plus manifesté par Dostoïevski me rappelle que je n'ai pas le droit de me départir de cette responsabilité. C'est la charge supplémentaire que concrètement cette responsabilité, je vais être obligé de la vivre, de la prendre en charge et dans mon existence de la prendre au quotidien.
L’éthique me commande d'exister concrètement et donc subjectivement, mais en même temps comme sujet universel, devant répondre de toutes choses.
Cette situation évidemment m'enferme dans une forme de contradiction douloureuse qui fait de toute existence humaine le lieu d'un déchirement, d'une tension extrême qui ne saurait disparaître. Nous pouvons au mieux la nommer et prendre en charge cette tension, ce déchirement, et la vivre en lui donnant un sens qui pour Kierkegaard ne sera donné que d'une autre sphère, la sphère religieuse.
Si on ne s'ouvre pas à cet absolu qu’est Dieu, alors ce déchirement indépassable qui est le fond de toute existence, deviendra insupportable et nous amènera à nous décharger du fardeau de l'existence. Or ce n'est pas le but de Kierkegaard. Il ne s'agit donc pas de confondre éthique et non conformisme social, mais l'éthique est ce moment dans lequel nous manifestons ce qui est déjà une partie de notre transcendance.
Dans l'exigence éthique et dans la pratique dans son existence de l'éthique, nous montrons que nous ne pouvons devenir nous-mêmes que par l'autre, que dans la construction de nos rapports avec l'autre, qu'être soi ce n'est jamais se suffire à soi-même.
Il y a là une rupture très nette par rapport avec les philosophes antiques où il y a une exigence, une maîtrise de soi qui conduit très rapidement à cette indépendance et à cette suffisance à soi. « Autarkeia», autarcie, c'est l'idée d'une suffisance, je ne dépends plus de personne, donc je suis un sujet souverain.
Ce n'est pas ce qui intéresse Kierkegaard qui voit dans ces morales là, la différence entre éthique et morale.
Kierkegaard ne parle pas de sphère morale mais de sphère éthique.
L'éthique engage l'humanité avec elle, alors que la morale garde une marque beaucoup plus limitée, plus particulière.
Dans l'éthique je dois me penser absolument comme représentant de l'humanité. Je suis contraint de m'élever jusqu'à cette universalité. Kierkegaard ne comprend pas le terme éthique d'une façon empirique, c'est-à-dire comme simplement cet ensemble de règles, de principes auxquels nous nous soumettons pour que la société puisse exister, fonctionner.
S'il était possible de réduire l'éthique à cela on ne pourrait pas s'expliquer pourquoi certains principes, pourquoi certaines valeurs, plus que d'autres, peuvent nous atteindre, peuvent nous toucher. On resterait dans un rapport d'extériorité.
Autre est la règle éthique. Dans cette règle là, que je le veuille ou pas, quelque chose se passe, c'est-à-dire je me sens vraiment concerné.
Dans L'être et le néant, Sartre essaye de nous convaincre que nous n'existons véritablement nous-mêmes que médiatisés par l'autre et reconnus par autrui. Je n'accède à moi-même que par cette médiation qui est l'autre, qu'il matérialise, entre autre, dans le regard.
Sartre va prendre comme exemple un sentiment négatif, la honte. Il analyse une situation de honte et dit en substance, si vous prenez un sentiment comme la honte, vous comprenez qu'on ne peut pas avoir honte tout seul.
Quand j'ai honte de quelque chose que j'ai fait ou pas fait, cela peut aussi être un manquement.
Quand on analyse on voit bien que ce n'est pas tout seul que j'y arrive. Je peux réellement être tout seul mais en fait je juge mon acte en intériorisant totalement le jugement d’autrui. Je le juge par le regard d’autrui qui est objectivé par la morale.
Et si j'ai honte de moi c'est parce que j'ai intériorisé à l'intérieur de moi, des regards de l'autre. Certains principes et certaines valeurs que cette morale nous impose de l’extérieur nous touchent, nous atteignent profondément et produisent des émotions, des sentiments. Ses émotions et ses sentiments il faut les travailler prendre l'émotion, prendre le sentiment comme une reconnaissance et donc comme un guide.
Si ce principe, cette valeur me touche au point de me faire éprouver une émotion c'est la preuve qu'il y a quelque chose de l'universel dont je suis porteur, qui passe en moi, moi sujet.
L'universel descend dans ce qui est subjectif, l'individu, et de l'autre côté l'individu éprouve qu'il n’est pas qu'un individu mais qu'il peut s'ouvrir, transcendance.
Le sujet s'ouvre à autre chose qu'à lui-même. Être soi, c'est être ouvert. Nous sommes des totalités ouvertes.
Autrui par son regard, son jugement, me rappelle une règle que j'ai transgressée, et c'est ce rappel qui va produire ce bouleversement intérieur qui fait que, par le sentiment que j'éprouve, je reconnais bien que je suis, non pas ce que je pensais être, mais ce que l'autre suppose que je suis. Je suis comme autrui me voit.
La raison est cette faculté qui montre qu'elle peut être son propre fondement. D'où le problème de Dieu.
Kant va dire dans le domaine du savoir, non pas de la connaissance, donc qui implique la morale et l'éthique, la raison peut procéder comme cela, c'est-à-dire c'est la faculté des principes. Je pose comme principe le respect. A regarder les droits de l’homme qui ne sont qu'un ensemble de principes que la raison pose. Sur quel fondement ?
Je pose l'homme comme origine absolue et fin absolue de tout. C'est un principe. La raison en se pensant comme cela a pu s'élever à l'universalité et croire que fondamentalement l'universalité était principe. Et dans une logique paradoxale, ce qui a rendu le procès de la raison possible après Kant, c'est l'existence du totalitarisme.
La partie noire, la partie cachée de cette raison peut conduire aux sociétés totalitaires. Elle peut poser comme principe des choses inadmissibles. Il faut donc faire l'expérience des totalitarismes pour que la philosophie revienne à la raison et refasse un tribunal comme Kant l'avait fait mais en en tirant pas les mêmes conclusions.
Là où Kant voyait la raison comme étant porteuse d'universalité, la philosophie actuelle, après les expériences totalitaires du XXe siècle, montre dans sa généralité que l'universalité n'est pas tout.
Il faut avoir conscience que l'universalité est une idée et que nous avons plus à gagner en posant certaines valeurs comme devant être universelles, le respect de la vie, les droits imprescriptibles de l'homme. Autrui n'incarne pas des valeurs universelles plus que moi, mais il me rappelle les valeurs auxquelles j'essaie d'adhérer habituellement et que là, pour des raisons particulières, je me permets d'ignorer.
Dans le stade éthique tel que Kierkegaard nous le décrit se trouvent des éléments empruntés à la philosophie du droit de Hegel particulièrement dans la moralité du droit ce que Hegel appelle la morale dite objective.
Qu'est-ce que Hegel appelle la morale objective ? C'est l'ensemble des règles et des principes promus, à un moment donné de l'histoire, dans la société civile bourgeoise.
Cette société civile bourgeoise voyait dans ses règles et dans ses principes, qui constituent cette morale objective, l'instrument de son maintien au pouvoir, de sa pérennité.
Hegel voit la marque de l'universel. Il est prisonnier de ce que Marx appelle l'idéologie, c'est-à-dire la bourgeoisie porteuse d'universalité, et pour Hegel tous les principes moraux qu'elle essaye de faire triompher ce ne sont pas les revendications qui portent l'empreinte d'une particularité de classe comme pour Marx, mais c'est la voix de l'universel qui parle. Il ne voit pas que la classe bourgeoise est une classe. Il voit dans la bourgeoisie une espèce de phalange qui représente l'humanité tout entière et qui est porteuse des désirs et des ambitions et l'expression du progrès de cette humanité.
Pourquoi cette morale est appelée objective par Hegel ? Parce que ses règles et ses principes qui sont imposés de l'extérieur aux individus (la morale nous est toujours imposée), semblent être neutres.
Sartre montrera de son côté que cette neutralité est le résultat d'une lecture idéologique des choses et non pas la réalité. Mais pour Hegel comme pour Kierkegaard le but bien réel de cette morale c'est d'assurer la conformité sociale.
Au moyen de cette morale objective chacun d'entre nous, c'est-à-dire l'individu, va s'expliquer, se comporter de façon à être en conformité avec les exigences de la société.
Mais il y a dans l'éthique de Kierkegaard une idée qui correspond à cette morale objective. Il est question bien sûr d'obéir à un ensemble de principes et de règles qui s'imposent de l'extérieur à l'individu, néanmoins Kierkegaard rompt par rapport à la pensée hégélienne, puisque là où Hegel demande à l'individu de se fondre dans la société porteuse d'universalité, Kierkegaard impose à l'éthicien un seul projet, un seul but, celui de devenir lui-même.
Le seul impératif qui s'impose à l'éthicien, c'est celui de devenir soi-même.
Il n'est donc pas question de voir la subjectivité absorbée par l'universalité comme c'était le cas dans la morale hégélienne, mais en même temps ce que Kierkegaard conserve de Hegel c'est l'idée que dans le stade éthique le sujet doit absolument dépasser les limites de sa propre subjectivité. Car s’il reste enfermé dans les limites propres à sa subjectivité il retournera dans le stade esthétique, c'est-à-dire qu'il ne suivra que ses impulsions premières, que ses désirs, que les caprices que lui imposeront ses désirs sans autre considération. On retombera dans la sphère étroite, étriquée de l'esthétique.
Il n'est pas question de diluer la subjectivité dans l'universalité, mais il est question d'arracher l'individu à ses limites et les lui faire dépasser.
Or l'individu ne va pouvoir dépasser les limites propres de sa subjectivité qu'en contractant d'un point de vue moral, avec la communauté dans laquelle il vit, en faisant sien un ensemble complexe de droits et de devoirs. En acceptant la morale objective (Hegel), en acceptant de se soumettre à ses règles collectives, le sujet ne se perd pas lui-même et accède à un niveau non pas d'universalité mais de généralité qui l’amène à se dépasser lui-même.
Pour Kierkegaard, dans l'éthique, l'individu réalise son humanité générique. Il ne fait pas que se réaliser lui-même subjectivement mais il réalise l'Homme, il réalise une part de l'humain. Le stade éthique nous commande d'universaliser notre existence sans toutefois rien perdre de notre singularité.
L'éthique se propose donc comme l'objectivation de nos rapports à autrui.
L'éthique aussi chez Kierkegaard se propose comme l'objectivation de nos rapports à autrui. Les rapports à d'autres doivent d'abord se penser sur le mode du devoir. L'objectivation est de ne pas se laisser porter à vivre ce que l'on vit avec l'autre, mais poser l'autre comme quelque chose qui me renvoie en permanence un devoir, une nécessité à accomplir par rapport à lui.
Donc, éthique comme objectivation de nos rapports à autrui, et de la même façon puisque c'en est le corrélat, l'éthique apparaît désormais comme ce qui est d'abord visible de ce rapport à l'autre.
La construction d'une éthique c'est ce qui me permet d'objectiver, et en objectivant, d'extérioriser, de rendre visible. L'éthique est cette construction d'une visibilité de mes rapports à l'autre.
Cela est très présent chez Kierkegaard et cela le sera autant chez un autre penseur qu'est Emannuel Levinas.
Tant qu'une chose n'est pas rendue visible nous pouvons toujours faire en sorte qu'elle n'existe pas. Dans tous les domaines.
Cette visibilité du rapport à l'autre on la retrouve magnifiquement exprimée et manifestée chez Levinas, particulièrement dans ce texte très difficile intitulé « Éthique et infini » de 1982 où Levinas va défendre une de ses grandes thèses : l'éthique est la marque de l'exigence de l'infini, en l'homme et chez l'homme.
S’élever à la dimension éthique c'est s’élever à l'absolu et d'une certaine façon à l'infini. Cette visibilité est tellement présente chez Levinas qu’on la retrouve dans le visage. Texte absolument magnifique sur le visage humain.
C'est l'éthique parachevée aussi bien chez un penseur comme Kierkegaard que chez Levinas.
Il y a un lien très évident entre Levinas et Kierkegaard. On voit comment l'éthique n'est pas un vain mot, une catégorie abstraite, pas seulement un concept philosophique, c'est quelque chose qui doit non seulement s'enraciner dans l'existence, mais se confondre avec l'existence au point de devenir visible.
Ce qui est important chez Levinas c'est de montrer que l'éthique de notre rapport à l'autre doit être visible, et incarnée dans le visage. Le visage c'est l'éthique incarnée, c'est-à-dire l'éthique faite chair. Le visage a une dimension d'emblée éthique puisque par sa nudité, par le fait que ce visage est totalement exposé, la nudité est radicale.
Dans l'agression c'est le corps tout entier qui sert à protéger le visage.
Par sa nudité absolue le visage me confronte à la violence. Cette vulnérabilité m'invite au meurtre. La violence est souvent induite par le sentiment plus ou moins obscur que notre victime est fragile.
La vulnérabilité nous invite à la violence et en même temps elle est ce qui nous prescrit le « tu ne tueras point ».
C'est pour cela que Levinas en conclut que le visage est à lui tout seul signification éthique et qu'il refuse absolument toute forme de relativisme.
Le visage « est sans contexte ». Je n'ai jamais le droit de remettre un individu, un visage, de le référer à un contexte. C'est l'absolu kierkegaardien.
Dans le stade éthique je me prépare à l'absolu. Et l'absolu n'est pas encore Dieu, il est encore logé dans l'humain, il est dans l'autre, l'autre que je dois respecter dût-il m'en coûter la vie (Référence à Dostoïevski). Nous ne sommes pas responsables des autres d'une façon contingente, dans un contexte, nous sommes absolument responsables des autres quel qu'en soit le contexte. La seule façon dans la sphère éthique, pour Kierkegaard, de s'assurer que nous allons faire le bon choix de nous-mêmes c'est de nous arracher au temps.
Le choix de soi doit se faire sous le regard de l'éternité. Dans l'éthique nous sommes responsables de tous « et moi plus que les autres ». Ce petit plus que l'on rajoute est axiologique. Il va concerner les principes au sens où si je maintiens une égalité, je suis radicalement responsable de moi-même et de tous les autres, sous-entendu comme tout le monde, comme chacun d'entre nous.
Cette égalité risque à la limite de produire des effets insidieux, et je vais me détourner de tout cela.
On retrouverait Heidegger et la pensée de la mort. Des analyses très célèbres de Heidegger du « on ». Quand on conçoit la mort on utilise pudiquement, et cela a un sens ontologique, le « on ». On meurt. L'homme meurt. Une règle naturelle dont personne n'échappera. Mais comme dit Heidegger dans « on meurt » il n'y a aucun « je » qui meurt. Il y a un escamotage du sujet et de la subjectivité. On évite, par ce moyen là qui utilise les ressources grammaticales, linguistiques dues à la langue, cette confrontation. Nous faisons semblant de réfléchir à la mort mais en définitive nous tirons notre révérence et nous nous dérobons.
C'est un peu semblable ici. Si on maintient l'égalitarisme au bout d'un certain moment bien sûr nous sommes tous responsables, mais moi pas plus que les autres. Et moi pas plus que les autres c'est que personne n'est responsable. Le plus manifesté par Dostoïevski me rappelle que je n'ai pas le droit de me départir de cette responsabilité. C'est la charge supplémentaire que concrètement cette responsabilité, je vais être obligé de la vivre, de la prendre en charge et dans mon existence de la prendre au quotidien.
L’éthique me commande d'exister concrètement et donc subjectivement, mais en même temps comme sujet universel, devant répondre de toutes choses.
Cette situation évidemment m'enferme dans une forme de contradiction douloureuse qui fait de toute existence humaine le lieu d'un déchirement, d'une tension extrême qui ne saurait disparaître. Nous pouvons au mieux la nommer et prendre en charge cette tension, ce déchirement, et la vivre en lui donnant un sens qui pour Kierkegaard ne sera donné que d'une autre sphère, la sphère religieuse.
Si on ne s'ouvre pas à cet absolu qu’est Dieu, alors ce déchirement indépassable qui est le fond de toute existence, deviendra insupportable et nous amènera à nous décharger du fardeau de l'existence. Or ce n'est pas le but de Kierkegaard. Il ne s'agit donc pas de confondre éthique et non conformisme social, mais l'éthique est ce moment dans lequel nous manifestons ce qui est déjà une partie de notre transcendance.
Dans l'exigence éthique et dans la pratique dans son existence de l'éthique, nous montrons que nous ne pouvons devenir nous-mêmes que par l'autre, que dans la construction de nos rapports avec l'autre, qu'être soi ce n'est jamais se suffire à soi-même.
Il y a là une rupture très nette par rapport avec les philosophes antiques où il y a une exigence, une maîtrise de soi qui conduit très rapidement à cette indépendance et à cette suffisance à soi. « Autarkeia», autarcie, c'est l'idée d'une suffisance, je ne dépends plus de personne, donc je suis un sujet souverain.
Ce n'est pas ce qui intéresse Kierkegaard qui voit dans ces morales là, la différence entre éthique et morale.
Kierkegaard ne parle pas de sphère morale mais de sphère éthique.
L'éthique engage l'humanité avec elle, alors que la morale garde une marque beaucoup plus limitée, plus particulière.
Dans l'éthique je dois me penser absolument comme représentant de l'humanité. Je suis contraint de m'élever jusqu'à cette universalité. Kierkegaard ne comprend pas le terme éthique d'une façon empirique, c'est-à-dire comme simplement cet ensemble de règles, de principes auxquels nous nous soumettons pour que la société puisse exister, fonctionner.
S'il était possible de réduire l'éthique à cela on ne pourrait pas s'expliquer pourquoi certains principes, pourquoi certaines valeurs, plus que d'autres, peuvent nous atteindre, peuvent nous toucher. On resterait dans un rapport d'extériorité.
Autre est la règle éthique. Dans cette règle là, que je le veuille ou pas, quelque chose se passe, c'est-à-dire je me sens vraiment concerné.
Dans L'être et le néant, Sartre essaye de nous convaincre que nous n'existons véritablement nous-mêmes que médiatisés par l'autre et reconnus par autrui. Je n'accède à moi-même que par cette médiation qui est l'autre, qu'il matérialise, entre autre, dans le regard.
Sartre va prendre comme exemple un sentiment négatif, la honte. Il analyse une situation de honte et dit en substance, si vous prenez un sentiment comme la honte, vous comprenez qu'on ne peut pas avoir honte tout seul.
Quand j'ai honte de quelque chose que j'ai fait ou pas fait, cela peut aussi être un manquement.
Quand on analyse on voit bien que ce n'est pas tout seul que j'y arrive. Je peux réellement être tout seul mais en fait je juge mon acte en intériorisant totalement le jugement d’autrui. Je le juge par le regard d’autrui qui est objectivé par la morale.
Et si j'ai honte de moi c'est parce que j'ai intériorisé à l'intérieur de moi, des regards de l'autre. Certains principes et certaines valeurs que cette morale nous impose de l’extérieur nous touchent, nous atteignent profondément et produisent des émotions, des sentiments. Ses émotions et ses sentiments il faut les travailler prendre l'émotion, prendre le sentiment comme une reconnaissance et donc comme un guide.
Si ce principe, cette valeur me touche au point de me faire éprouver une émotion c'est la preuve qu'il y a quelque chose de l'universel dont je suis porteur, qui passe en moi, moi sujet.
L'universel descend dans ce qui est subjectif, l'individu, et de l'autre côté l'individu éprouve qu'il n’est pas qu'un individu mais qu'il peut s'ouvrir, transcendance.
Le sujet s'ouvre à autre chose qu'à lui-même. Être soi, c'est être ouvert. Nous sommes des totalités ouvertes.
Autrui par son regard, son jugement, me rappelle une règle que j'ai transgressée, et c'est ce rappel qui va produire ce bouleversement intérieur qui fait que, par le sentiment que j'éprouve, je reconnais bien que je suis, non pas ce que je pensais être, mais ce que l'autre suppose que je suis. Je suis comme autrui me voit.
La raison est cette faculté qui montre qu'elle peut être son propre fondement. D'où le problème de Dieu.
Kant va dire dans le domaine du savoir, non pas de la connaissance, donc qui implique la morale et l'éthique, la raison peut procéder comme cela, c'est-à-dire c'est la faculté des principes. Je pose comme principe le respect. A regarder les droits de l’homme qui ne sont qu'un ensemble de principes que la raison pose. Sur quel fondement ?
Je pose l'homme comme origine absolue et fin absolue de tout. C'est un principe. La raison en se pensant comme cela a pu s'élever à l'universalité et croire que fondamentalement l'universalité était principe. Et dans une logique paradoxale, ce qui a rendu le procès de la raison possible après Kant, c'est l'existence du totalitarisme.
La partie noire, la partie cachée de cette raison peut conduire aux sociétés totalitaires. Elle peut poser comme principe des choses inadmissibles. Il faut donc faire l'expérience des totalitarismes pour que la philosophie revienne à la raison et refasse un tribunal comme Kant l'avait fait mais en en tirant pas les mêmes conclusions.
Là où Kant voyait la raison comme étant porteuse d'universalité, la philosophie actuelle, après les expériences totalitaires du XXe siècle, montre dans sa généralité que l'universalité n'est pas tout.
Il faut avoir conscience que l'universalité est une idée et que nous avons plus à gagner en posant certaines valeurs comme devant être universelles, le respect de la vie, les droits imprescriptibles de l'homme. Autrui n'incarne pas des valeurs universelles plus que moi, mais il me rappelle les valeurs auxquelles j'essaie d'adhérer habituellement et que là, pour des raisons particulières, je me permets d'ignorer.