Cette possibilité essentielle de rendre-compte d'un comportement comme d'une action en en donnant une certaine description intentionnelle permet d'appréhender également l'aspect subjectif de l'intention dans la mesure où le compte-rendu peut toujours être fait pour soi-même, de manière réflexive, par l'agent qui est censé "savoir ce qu'il fait". En effet, aux "actions [intentionnelles par définition] s'applique un certain sens de la question "pourquoi ?". Ce sens est bien sûr celui dans lequel la réponse mentionne, si elle est positive, une raison d'agir. [...] On refuse toute application à cette question quand on répond : "je n'étais pas conscient(e) que je faisais cela". [...] Dès lors, dire qu'un homme sait qu'il fait X, c'est donner une description de ce qu'il a fait sous laquelle il le sait"(Anscombe, l'Intention, §§5-6). Or, et Elizabeth Anscombe fait, ici, directement référence à un des leitmotive de la philosophie de Wittgenstein, le mode de connaissance par soi-même de sa propre raison d'agir est tout à fait particulier en ce qu'il ne peut être confondu avec le mode de connaissance d'une cause de son propre mouvement. Wittgenstein remarque en effet qu'"une confusion s’installe ici entre raison et cause, à laquelle on est conduit par l’utilisation ambiguë du mot pourquoi […]. La proposition selon laquelle votre action a telle ou telle cause est une hypothèse qui est bien fondée si vous avez un certain nombre d’expériences qui, grosso modo, s’accordent à montrer que votre action est la conséquence régulière d’un certain nombre de conditions appelées causes de l’action, mais s’il s’agit de savoir la raison, il n’est plus nécessaire d’avoir un certain nombre d’expériences concordantes, et l’énoncé de votre raison n’est plus une hypothèse"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 15). Un comportement est réputé intentionnel, donc doit être imputé à un être doté de spiritualité et pas simplement de vie biologique, si et seulement si 1) ledit comportement peut faire l'objet d'une description intentionnelle objective au sens où nous l'avons définie supra, donc en termes d'ordre chronologique et nomologique des mouvements mais aussi, 2) ledit comportement peut être assumé, subjectivement, en première personne par l'agent lui-même lorsque, répondant à la question "pourquoi as-tu fait cela ?", il excipe d'une raison et non d'une cause de son agissement. Si, pour reprendre l'exemple d'Ulysse, celui-ci, supposé qu'il ait eu une parfaite connaissance neuro-scientifique des mécanismes biologiques qui gouvernent ses mouvements, avait répondu par "eh bien voici le schéma causal qui conduit de ma perception visuelle des prétendants jusqu'à leur mort, via les connexions nerveuses et musculaires de mes membres entre eux et avec mon système nerveux central", il aurait donné une (ou plutôt des) cause(s) à son comportement. En revanche, lorsque, s'adressant aux prétendants encore vivants enfermés dans son palais, il leur lance : "ah chiens, […] vous pilliez ma maison ! vous entriez de force au lit de mes servantes ! et vous faisiez la cour, moi vivant, à ma femme ! […] sans penser qu'un vengeur humain pouvait surgir !"(Homère, l'Odyssée, chant XXII, 35-40), il expose la raison ou le motif de ce qu'il s'apprête à accomplir : une vengeance. La différence saute aux yeux : il ne s'agit pas, pour l'agent supposé "savoir" ce qu'il fait et sollicité par la question "pourquoi ?", de s'observer afin de s'analyser en produisant un schéma causal, mais de se justifier afin de répondre de ses actes. D'où "la différence entre cause et raison peut être expliquée de la façon suivante : la recherche d’une raison entraîne comme partie essentielle l’accord de l’intéressé avec elle, alors que la recherche d’une cause est menée expérimentalement [...]. C’est une confusion de dire qu’une raison est une cause vue de l’intérieur"(Wittgenstein, Cours de Cambridge1932-1935). Wittgenstein réfute donc Spinoza pour qui les causes et les raisons sont un seul et même processus considéré, tantôt sous l'attribut de l'étendue, tantôt sous celui de la pensée (cf. Éthique, IV, préf.). Bref, un acte A est, pour agent déterminé a, un acte intentionnel ou une action, à la double condition 1) qu'un observateur o puisse décrire A en disant "a fait (ou a fait, ou fera) A pour la raison r" et 2) que a lui-même puisse décrire A en disant "je fais (ou ai fait ou ferai) A pour la raison r". Entendons-nous bien : il n'est pas nécessaire que o et a donnent d'emblée, la même raison r. On comprend que, dans le cas d'une imputation pénale, la probabilité d'une telle occurrence puisse être, originairement, très faible. En revanche, il est nécessaire que, étant donné le contexte socio-historique partagé par a et o, il y ait possibilité de convergence, voire d'accord, en usant simplement de rhétorique à l'exclusion de tout recours à un processus expérimental (même si, dans le cadre juridique en particulier, un tel processus expérimental peut, bien entendu, finir par confondre le prévenu qui, dès lors, avoue, c'est-à-dire tombe d'accord avec son accusateur. On peut songer, par exemple, à l'utilisation qui est faite des images lorsqu'il s'agit de persuader un interlocuteur récalcitrant. Il reste que, dans tous les cas, comme le souligne Davidson, "la fonction légitime de l’explicitation propositionnelle d’une image est de permettre au spectateur ignorant ou paresseux d’avoir une vision semblable à celle du critique compétent" - Davidson, Enquête sur la Vérité et l’Interprétation, xvii -). Nous rejoignons là, apparemment, l'empirisme classique de Locke qui déclare que "s’il ne pouvait, par la conscience, confier ou approprier à ce soi actuel des actes passés, [un individu donné] ne pourrait pas plus s’en soucier que s’ils n’avaient jamais été accomplis […]. Partout où un homme découvre ce qu’il appelle ‘lui-même’, un autre homme pourra dire qu’il s’agit de la même personne"(Locke, Essai Philosophique concernant l’Entendement Humain, II, xxvii, 26) et donc qui fait de la récapitulation possible en première personne des imputations en troisième personne qui lui sont faites la condition première de l'agency (ce qui réfute le cognitivisme d'un Dennett, par exemple, qui réduit, dans la Stratégie de l'Interprète, l'intentionnalité à une simple posture interprétative - "an intentional stance" - en troisième personne de la part de l'observateur). Sauf que, nous l'avons dit, pour Locke, la conscience est une sorte de scène de théâtre intériorisée, une représentation par laquelle l'agent peut "réflexivement" s'observer tout à loisir (Vincent Descombes note dans le Complément de Sujet que l'aspect réfléchi de la construction grammaticale est souvent trompeuse : tandis que l'on se soigne ou se coiffe de la même manière que l'on soigne ou coiffe autrui - constructions réellement réflexives -, en revanche, ce n'est pas le cas lorsqu'on se lève ou que l'on s'imagine - constructions faussement réflexives -. Quant à s'observer, c'est un verbe réfléchi s'il s'agit de s'observer dans un miroir, mais non pas s'il s'agit de concentrer son attention sur ce que l'on fait ou sent. Comme en mathématiques, il n'y a réflexivité que là où la symétrie est possible - a R a suppose, en effet, a R b, b R a et a = b -). Tandis que, pour Wittgenstein, "ce qui caractérise [l'imputation d'intentionnalité] c’est que la troisième personne peut être vérifiée par l’observation, mais non la première"(Wittgenstein, Fiches, §472). Plus précisément, "pourquoi voudrais-je lui communiquer une intention en plus de lui dire ce que j'ai fait ? Non point parce que l'intention était aussi quelque chose qui se passait alors. Mais parce que je veux lui communiquer quelque chose qui va au-delà de ce qui s'était alors produit. Je lui révèle mon intérieur dès que je lui dis ce que je voulais faire. Non pas, cependant en vertu d'une auto-observation, mais par une réaction"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §659). Pour Wittgenstein, donc, s'auto-attribuer un acte en le justifiant, cela consiste non pas à s'observer sous "l’œil de l'esprit", comme dirait Platon, mais à réagir d'une certaine manière, en l'occurrence, en produisant une raison d'agir, à une sollicitation sociale. Anscombe est plus précise en ce qu'elle n'hésite pas à parler à cette occasion de connaissance sans observation : "un homme connaît souvent la position de ses membres sans observation. Nous disons "sans observation" parce que rien ne lui montre la position de ses membres [...]. L'observation suppose que nous ayons des sensations descriptibles séparément, et que les avoir soit en un sens notre critère pour en dire quelque chose. En général, ce n'est pas le cas quand nous savons quelle est la position de nos membres. Pourtant, nous pouvons le dire sans qu'on nous le souffle. Je dis cependant que nous le savons et non pas, simplement, que nous pouvons le dire, parce qu'il est possible d'avoir raison ou de se tromper"(Anscombe, l'Intention, §8). Réfutant le représentationnalisme de Locke, Anscombe définit donc la conscience en général comme l'ensemble des processus kinesthésiques et cœnesthésiques par lesquels chacun d'entre nous à connaissance de soi, mais intuitivement, sans le moins du monde s'observer. Voilà pourquoi "la classe des actions intentionnelles est un sous-ensemble [de l'ensemble des choses connues sans observation]"(Anscombe, l'Intention, §8) et donc aussi de l'ensemble des connaissances sans observation que chacun a de soi-même.
(à suivre ...)