PhiPhilo a écrit:Bonjour Catt.
Ce que vous dites est fort intéressant. En effet, vous abandonnez les sentiers battus d'une conception de la vérité qui soit simplement le constat d'une supposée "correspondance" d'un état de fait avec une soi-disant "réalité" indépendante du constat qu'on en fait (conception "journalistique" naïve et simpliste de la vérité). Contre quoi vous semblez privilégier une approche non pas constative mais performative de la vérité. "Performative", c'est-à-dire qui consiste non pas à constater quelque chose mais à "faire quelque chose" (en anglais to perform, qui a donné "performance").
En ce sens, vous avez une conception clairement éthique de la vérité qui rappelle un peu celle que Paul Ricœur développe dans Soi-même comme un Autre, à savoir celle d'un "engagement" de celui qui dit en tant que ce qu'il dit ne "décrit" pas simplement le passé ("voilà ce que j'ai vu") ou le présent ("voilà ce que je vois") mais "engage" le futur, c'est-à-dire pose littéralement des jalons pour le construire. C'est évidemment cet "engagement" qui est performatif en ce que celui qui dit fait quelque chose en le disant, en l'occurrence, il "produit" du futur. L'exemple que vous donnez du gribouillage enfantin auquel l'adulte donne le nom de "dessin" est tout à fait significatif et tout à fait juste : l'enfant apprend à "nommer" les choses qu'il perçoit en entendant les adultes nommer les mêmes choses. En ce sens, ce que fait l'adulte en nommant "dessin" le gribouillage de l'enfant, consiste à construire son futur en lui proposant (imposant ?) des normes du "bien-dire". D'où, la dimension éthique du dialogue qu'il établit avec l'enfant, et, évidemment, le problème de l'adolescence que vous abordez in fine : que peut-il se passer d'autre que le conflit lorsque l'"enfant", se sentant devenir adulte, se sait lui-même accéder au statut de "producteur de normes" ?
Donc tout cela est fort riche et, encore une fois, très intéressant. Je relève néanmoins une petite difficulté dans ce que vous dites : le fait de "dire la vérité" (de ne pas la dissimuler, d'être sincère avec soi-même comme avec autrui lorsqu'on dit), cela ne relève-t-il pas comme le dit Paul Ricœur, de "la question de la véracité, distincte de celle de la vérité, [...] d'une problématique plus générale de l'attestation, elle-même appropriée à la question [éthique] : mensonge, tromperie, méprise, illusion, ressortiraient à ce registre"(Ricœur, soi-même comme un Autre, v, 2) ? Autrement dit, ne sont-ce pas plutôt les conditions pragmatiques (ici et maintenant) de ce que Paul Ricœur nomme "l'attestation" (du latin testis, "témoin", cf. l'allusion que vous faites vous-même à la procédure juridique) que vous posez et qui dépasse très largement le cadre étroit de la notion de "vérité", obsession occidentale s'il en est (en chinois, il n'existe pas de mot équivalant à "vérité" mais des tas d'expressions très fines, très subtiles évoquant la justesse, la pertinence, l'exactitude, la précision, etc.) ?
Au plaisir.
PS : pourquoi n'avez-vous pas posté vos messages plutôt dans la rubrique "questions morales et sociétales" ?
Bonjour Phiphilo,
Merci pour vos remarques. J'ai privilégié l'espace "blog" pour la liberté qu'il laisse. Bien que le forum soit quasiment éteint, il me semble que la participation dans les autres espaces exigerait un niveau que je n'ai pas tant du point de vue de l'érudition que de la consistance du raisonnement, sans compter que je ne pose pas vraiment de question.
Sur le fond je ne sais trop comment vous répondre, n'ayant pas lu Ricoeur. Mais je remarque que le critère de vérité intervient d'innombrables façons dans la vie quotidienne sous cette configuration de l'engagement mais que, pourtant, sitôt que nous posons aux uns et aux autres la question de la vérité, ils ignorent cet aspect pour envisager la vérité dans un sens plus abstrait, visant une sorte de vérité "en soi" ou absolue dont ils dénient finalement qu'elle existe, ou qu'ils rabattent sur ce lieu commun que la vérité soit inatteignable, relative, etc. Ceci m'interroge d'autant plus que je remarque que nous sommes très largement "conduits" par ce critère de vérité. Celui qui ment, et d'autant son mensonge est grave, consacre une énergie considérable à couvrir ses traces ; la vérité nous traque pour ainsi dire dans tous les recoins de la vie.
Je voudrais aussi préciser une chose par rapport à vos remarques. Ce n'est pas tant le fait qu'elle porte sur le futur qui entraîne à mon sens qu'une parole tombe ou non sous le coup de la vérité d'engagement. "J'ai 33 ans" peut aussi bien devenir une vérité d'engagement à partir du moment où cette parole est susceptible de porter à conséquence. Un homme pour séduire une femme veut se faire passer pour plus jeune qu'il n'est : il ment sur son âge. Il y a donc de l' "engagement". C'est la relation à autrui qui me paraît déterminante, essentielle (mais donc, effectivement, une relation portée sur le futur, des conséquences, etc.). Une relation à autrui passant par la parole. La vérité est un critère de la parole. Or la parole présente des caractères tout à fait singuliers qu'il me semble devoir examiner pour y comprendre quelque-chose.
Je prends un exemple réel cette fois. J'assistais à un procès pour viol sur mineur. Les faits remontaient à 12 ans en arrière, l'accusé avait alors 18 ans, la plaignante 16. Le procès a duré deux jours, au terme desquels l'accusé, qui avait toujours nié les faits, accusant la plaignante de mentir pour salir sa réputation, a finalement avoué. Il est probable qu'il ait avoué parce que son avocat le lui a conseillé. Parce qu'à mesure que le procès avançait, il est devenu évident aux yeux de tous que la plaignante avait une parole, la même parole depuis le jour où elle avait porté plainte : elle racontait la même chose, avec de plus en plus de détails pour autant qu'on l'interroge, avec une consistance qui attestait aux yeux de tous qu'elle disait bien la vérité. L'accusé, au contraire, n'avait cessé de donner des informations contradictoires, s'embrouillait dans ses récits, dans ses explications, tendait tout à coup à se justifier (s'inventant un passé d'enfant maltraité), arguait de problèmes de mémoire, etc. Que s'était-il passé vraiment ? L'accusé n'avait pu parler des faits à personne. La procédure ayant duré 6 ans, depuis la plainte jusqu'au procès, il avait eu le temps d'inventer une version des faits et de l'oublier. Chaque fois qu'il se retrouvait confronté à l'accusation et aux poursuites dont il faisait l'objet, il butait sur ce qu'il savait qu'il avait fait - le seul contenu positif - et cherchait à s'en éloigner, à s'en défaire ; il inventait une nouvelle version, de nouvelles choses pour tenter de se tirer d'affaire. Mais sa parole n'avait donc aucune consistance, aucune continuité. La plaignante, elle, n'avait pas besoin de tortiller ; il lui suffisait de revenir chaque fois au contenu positif : ce qui est arrivé. Et elle en avait parlé. Elle avait eu le temps, en douze ans, de raconter les faits, le viol, la procédure, toute la situation à ses proches, son avocate, etc., elle avait donc consolidé une mémoire par tous ces dialogues continués de jour en jour, de mois en mois : une mémoire "ouverte", soutenue en et par autrui, et cohérente par rapport au réel et au présent, la procédure en cours, etc.
L'expérience de ce procès m'a profondément interrogé. D'abord sur la psychologie de l'accusé. Il est remarquable que celui-ci, lorsqu'il a avoué, n'a en fait pas avoué : il disait "je la crois". La Présidente le reprenait, "comment ça, vous la croyez ? Ce qu'elle raconte s'est-il passé oui ou non ?" - "Je la crois. C'est probable". Bref l'accusé était allé trop loin dans le mensonge, il s'était efforcé de toutes ses forces, apparemment, de s'éloigner de la vérité, et ne pouvait simplement plus la reconnaître, la dire, en attester. Il pouvait seulement dire, au mieux, "il faut que je paie"... Autrement dit cet "aveu" devait signer pour lui la fin d'un calvaire, d'une gêne. Il ne semble pas si aisé de vivre dans le mensonge, si du moins la vérité, à travers un autre, s'est mise en tête de vous poursuivre.
D'autre part, j'enchaîne (pardonnez l'aspect décousu de ma réponse) sur cette qualité remarquable de la parole, qui me semble tout à fait déterminante : une parole dite l'est pour toujours. Une parole a un début et une fin et, une fois exprimée, elle reste posée-là. La suivante ne pourra que la reprendre, repartir de cette parole antécédente. La préciser peut-être, la contredire éventuellement, mais enfin, dans cette dimension singulière créée par la parole, chaque parole ouvre un nouvel "espace", inaugure un nouveau moment sur lequel la suivante ne pourra jamais que revenir, à partir de laquelle la suivante va pouvoir advenir, etc. Cette continuité de la parole, si tant est qu'il y ait mémoire, me semble tout à fait décisive. Celui qui a menti sur son âge, s'il parvient à séduire la femme en question, que va-t-il faire quand elle ne pourra plus ignorer son âge, quand elle risquera de découvrir à tout moment qu'il a menti ? Etc.
J'en arrive alors à des extrémités qui m'interrogent. Est-ce que je fais erreur quelque-part ? J'en arrive à considérer par exemple qu'en dehors de la parole, si nous soustrayons cette dimension, nous ne faisons rien et ne pouvons rien faire. Je veux dire qu'une action n'existe pas si elle n'est pas référée, cadrée par la parole explicitement ou implicitement. Dans la présence pure, dans la "réalité" rien n'a de limite. Il n'y a ni début ni fin, il n'y a pas d'enchaînement mais une coexistence brute de toutes les choses. Une action n'a pas de limite. Je saisis la tasse de café, boit une gorgée et la repose. Je vais faire des courses. Je pars au travail. C'est le filet tendu par la parole qui donne chaque fois un sens, une détermination et une signification aux actes. Peu importe que je parle ou non d'ailleurs. "Je" est lui-même déjà pris, un nœud dans ces filets. Un nourrisson n'agit pas - ce qu'il est et ce qu'il fait ne se regardent pas en chien de faïence, c'est tout un.
Y a-t-il donc une conscience en dehors de la parole ? Y a-t-il un "moi" au-delà du jeu des relations par la parole ? Y a-t-il seulement du temps, des causes et des effets, la causalité n'est-elle pas le décalque de ce processus de la décision et de l'action amené, suscité par la parole et la fiction du "moi" comme centre de décision, capable de se consulter et de se déterminer ? Mes "conclusions" semblent si éloignées de tout ce que j'ai appris, de tout ce qui "se dit". Un animal n'aurait donc pas de conscience ? puisqu'il n'a ni parole ni nom, ou du moins ne peut les endosser pleinement. Le temps n'existe-t-il vraiment pas ? Pire, de quoi faire dresser les cheveux sur la tête d'un scientifique j'imagine, la causalité est-elle une illusion créée par celle de la volonté, suscitée par la parole ?