I. Le Culte du Moi
En 1890, Anatole France annonça dans son article « Octave Feuillet » la fin prochaine de la « Terreur naturaliste », affirmant qu'il redevenait possible d'écrire une œuvre classique. Mais réussirait-il, lui, le dernier classique français, à susciter des vocations ? En 1891, on pouvait en douter, tant le futur prince de la jeunesse, Maurice Barrès, qui déjà exerçait son emprise, n'en prenait pas le chemin. C'est pourtant Barrès en personne qui ouvrit la route à toute une génération désireuse de ressusciter les lettres classiques.
Mais en 1891, il élève le romantisme à son acmé en achevant sa trilogie le Culte du moi avec Le Jardin de Bérénice. André Gide juge que Barrès est un « néfaste éducateur ». Anatole France se charge de lui dispenser une leçon mémorable, congédiant d'un coup d'un seul Barrès et le romantisme dans un article d'anthologie :
Sous l'œil des barbares est la culture de la différence : il y a moi et il y a les barbares, autrement dit tous les autres ; deux mondes qu'il faut coûte que coûte rendre hermétiques l'un à l'autre. Pourtant, une faille commence à lézarder le système barrésien à peine érigé. Anatole France l'a bien vu : pour nier le monde extérieur, il faut en quelque manière en admettre une quelconque réalité, aussi inconsistante soit-elle. Si le moi était seul, une monade sans ouverture, la question de son affirmation ne se poserait pas. Ainsi chez Barrès, dès le début, l'opposition d'un monde-moi à un monde-autre est bancale, car le moi n'est pas plus qu'une réaction exacerbée face au monde extérieur. L'auteur ne s'en cache pas : « Notre Moi, c'est la manière dont notre organisme réagit aux excitations du milieu et sous la contradiction des Barbares ». Ce moi est surdéterminé par ce contre quoi il s'affirme. En 1896, comme résigné, il écrira ce qui sonne comme un aveu : « Haine de la vie, c'est le principe de mon agitation qui ne fut jamais une course vers quelque chose mais une fuite vers un ailleurs ».
Finalement, après avoir achevé Amori et dolori sacrum, Barrès dira qu'avec cette œuvre il a mis « de l'ordre dans toutes ses libertés ».
Mais en 1891, il élève le romantisme à son acmé en achevant sa trilogie le Culte du moi avec Le Jardin de Bérénice. André Gide juge que Barrès est un « néfaste éducateur ». Anatole France se charge de lui dispenser une leçon mémorable, congédiant d'un coup d'un seul Barrès et le romantisme dans un article d'anthologie :
Vous connaissez sans doute la Vita Nuova de Dante Alighieri. C'est un petit roman allégorique, où se sentent la nudité grêle et la fine maigreur du premier art florentin. Sous les formes sèches et comme acides des figures se cachent des symboles nombreux et compliqués. Cette Vita Nuova, du moins par sa subtilité, peut, à la rigueur, donner quelque idée de la manière de M. Maurice Barrès, qui est, en littérature, un préraphaélite. [...]
L'inertie expressive des figures, la raideur un peu gauche des scènes qui ne sont point liées, les petits paysages exquis tendus comme des tapisseries, c'est ce que j'appelle le préraphaélisme et le florentinisme de M. Maurice Barrès. Mais il ne faut pas trop insister. Le Jardin de Bérénice est aussi éloigné de la symétrie naïve de la Vita Nuova que la métaphysique de M. Barrès est distante de la scolastique du XIIIe siècle. Loin d'être arrangé avec exactitude et déduit selon les règles du syllogisme, le livre nouveau est flottant et indéterminé. C'est un livre amorphe. Et l'indécision de l'ensemble fait un curieux contraste avec la sobriété précise des détails.
Les ouvrages de notre jeune contemporain trahissent, comme la toile de l'antique Pénélope, l'effroi mystérieux de la chose finie. M. Maurice Barrès ne défait pas la nuit la tâche du jour. Mais il met partout de l'inachevé et de l'inachevable. [...]. Ses deux premiers livres, Sous l'œil des barbares et Un homme libre, étaient conçus dans cette manière. Par malheur, ils étaient d'un symbolisme compliqué et difficile. Aussi ne furent-ils goûtés que par les jeunes gens. La jeunesse a cela de beau qu'elle peut admirer sans comprendre. En avançant dans la vie, on veut saisir quelques rapports des choses, et c'est une grande incommodité. Le Jardin de Bérénice, qui est une suite à ces deux ouvrages, et comme le troisième panneau du triptyque, semblera bien supérieur aux autres par la finesse du ton et la grâce du sentiment. [...].
J'eus pour professeur, en mon temps, un prêtre très honnête, mais un peu farouche, qui punissait les fautes des écoliers non pour elles-mêmes, mais pour le degré de malice qu'il jugeait qu'on y mettait. Il était indulgent à l'endroit des instincts et des mouvements obscurs de l'âme et du corps, et il y avait parmi nous des brutes à qui il passait à peu près tout. Au contraire, s'il découvrait un péché commis avec industrie et curiosité, il se montrait impitoyable. L'élégance dans le mal, voilà ce qu'il appelait malice et ce qu'il poursuivait rigoureusement. Si jamais M. Maurice Barrès éprouve le besoin de se confesser, comme déjà M. Paul Bourget le lui conseille, et qu'il tombe sur mon théologien, je lui prédis une pénitence à faire dresser les cheveux sur la tête. Jamais écrivain ne pécha plus tranquillement, avec plus d'élégance, plus d'industrie et de curiosité, par plus pure malice que l'auteur du Jardin de Bérénice.
Il n'a point d'instincts, point de passions. Il est tout intellectuel, et c'est un idéaliste pervers.
Retournant un mot fameux de Théophile Gautier, il a dit de lui-même : « Je suis un homme pour qui le monde extérieur n'existe pas ». Ce qui doit s'entendre au sens métaphysique. [...]. Il a dit encore : « La beauté du dehors jamais ne m'émut vraiment ». Et c'est un aveu de perversité intellectuelle. Car il y a de la malice à ne point aimer les choses visibles et à vivre exempt de toute tendresse envers la nature, de toute belle idolâtrie devant la splendeur du monde. M. Maurice Barrès nous répond encore : « Il n'y a de réalité pour moi que la pensée pure. Les âmes sont seules intéressantes ». Ce jeune dédaigneux, qui a méprisé l'instinct et le sentiment, est-il donc un spiritualiste, un mystique exalté ? Quelle philosophie ou quelle religion lui ouvre les demeures des âmes ? Ni religion ni philosophie aucune. Il ne croit ni n'espère. Il entre dans l'empire spirituel sans appui moral. Voilà encore de la perversité. [...].
Cependant, il ne faut pas s'imaginer que M. Maurice Barrès erre absolument sans règle et sans guide dans les corridors de la psychologie. Cet homme curieux n'est pas tout à fait impie, encore qu'il le soit beaucoup. Je disais qu'il n'a point de religion. J'avais tort. Il en a une, la religion du MOI, le culte de la personne intime, la contemplation de soi-même, le divin égotisme. Il s'admire vivre, et c'est un bouddha littéraire et politique d'une incomparable distinction. Il nous enseigne la sagesse mondaine et le détachement élégant des choses. Il nous instruit à chercher en nous seuls « l'internelle consolation » et à garder notre moi comme un trésor. Il veut que cela passe pour de l'ascétisme, et qu'il y ait de la vertu à défendre le moi avec un soin jaloux contre les entreprises de la nature. [...]. M. Maurice Barrès est pénétré de la vérité de ce symbole : il nous avertit qu'il faut se garder, s'appartenir, demeurer stable dans l'écoulement des choses, se réaliser soi-même obstinément dans la diversité des phénomènes, et fût-on seulement une vaine ombre, ne vendre cette ombre ni à Dieu, ni aux diables, ni aux femmes.
[...].
Je crois avoir assez bien compris l'évangile du jeune apôtre. M. Barrès semble nous dire : Homme, je suis le rêveur du rêve universel. Le monde est le grain d'opium que je fume dans ma pipe d'argent. Tout ce que je vous montre n'est que la fumée de mes songes. Je suis le meilleur et le plus heureux de tous. La sagesse de mes frères d'Occident est vraiment incertaine et courte. Ils se croient sceptiques lorsqu'ils sont au contraire d'une crédulité naïve. [...]. Moi, je ne crois qu'à Moi. Cela seul m'embarrasse, que le moi suppose le non moi, car, enfin, si le monde se reflète en moi, il faut bien que le monde ait tout de même une espèce de vague réalité. Mais qu'il existe,c'est son affaire et non la mienne. Je suis bien assez occupé d'entretenir la réalité de mon moi, qui tend sans cesse à se dissoudre.
Il a raison, M. Maurice Barrès. Son Moi a une tendance singulière à se répandre dans l'infini. Il est exquis ce moi, mais d'une délicatesse, d'une subtilité, d'un vague extrêmes. Il est fait d'affaiblissements, de troubles d'hésitations et si compliqué, que c'est un héroïque travail de le contenir. Une perpétuelle ironie le subtilise et le dévore. C'est un moi fluide et charmant, d'une inquiétante ténuité. Ce moi pensant a l'éclat des nébuleuses et fait songer à ces astres frêles, à ces comètes pour lesquelles la sollicitude des astronomes redoute sans cesse quelque terrible aventure céleste. Et ces craintes ne sont pas vaines. Plusieurs de ces astres subtils se sont perdus dans leur course hyperbolique, d'autres ont été coupés en deux. Ils ont maintenant deux Moi qui ne peuvent se rejoindre.
Pour conjurer une semblable disgrâce, M. Barrès a recours à divers procédés. Il ne se contente pas de concentrer son moi dans d'élégants romans psychiques tels que l'Homme libre et le Jardin de Bérénice. Il agit, il institue des expériences. [...].
[...].
[...]. Il ne s'agit point d'expérimenter la vie. Il faut la vivre.
« Maurice Barrès. Le Jardin de Bérénice » (1er mars 1891), in La vie littéraire, quatrième série, Œuvres complètes, tome VII, pp. 592-598.
Sous l'œil des barbares est la culture de la différence : il y a moi et il y a les barbares, autrement dit tous les autres ; deux mondes qu'il faut coûte que coûte rendre hermétiques l'un à l'autre. Pourtant, une faille commence à lézarder le système barrésien à peine érigé. Anatole France l'a bien vu : pour nier le monde extérieur, il faut en quelque manière en admettre une quelconque réalité, aussi inconsistante soit-elle. Si le moi était seul, une monade sans ouverture, la question de son affirmation ne se poserait pas. Ainsi chez Barrès, dès le début, l'opposition d'un monde-moi à un monde-autre est bancale, car le moi n'est pas plus qu'une réaction exacerbée face au monde extérieur. L'auteur ne s'en cache pas : « Notre Moi, c'est la manière dont notre organisme réagit aux excitations du milieu et sous la contradiction des Barbares ». Ce moi est surdéterminé par ce contre quoi il s'affirme. En 1896, comme résigné, il écrira ce qui sonne comme un aveu : « Haine de la vie, c'est le principe de mon agitation qui ne fut jamais une course vers quelque chose mais une fuite vers un ailleurs ».
Finalement, après avoir achevé Amori et dolori sacrum, Barrès dira qu'avec cette œuvre il a mis « de l'ordre dans toutes ses libertés ».
Dernière édition par Euterpe le Mer 12 Fév 2014 - 23:31, édité 5 fois