tomefringant a écrit: Même la société des animaux en a une, quelque peu retardataire mais pas sans médias, que l'on commence progressivement à découvrir.
On aura beau découvrir et découvrir encore la consistance et la complexité culturelles de certaines sociétés animales, aucune ne peut être dite historique, sauf à modifier les critères de définition de l'histoire, ce qui est fort imprudent. Il y a un critère auquel nul n'échappe, qui concerne moins l'écriture que le rapport que les sociétés humaines entretiennent avec leur passé. Que leur mémoire soit scripturale et/ou orale, les sociétés humaines se distinguent par ceci qu'elles se transmettent leur mémoire collective de génération en génération, autrement dit, dans chaque société humaine, — on transmet à une génération qui ne l'a pas elle-même vécu un passé qui la constitue dans son identité collective, — la génération qui en fait le récit n'a pas vécu non plus le passé qu'elle transmet en le récitant. Bref, dans chaque société humaine circule une mémoire immémoriale qui détermine son présent, sachant que ce qui varie, de l'une à l'autre, c'est la manière dont leur passé détermine leur présent (détermination plus ou moins tutélaire, qui peut tout autant garantir le présent contre des changements trop importants, ou convertir le présent en de multiples virtualités créatrices). Mais à l'intérieur du cercle que trace l'éventail des déterminations possibles, on (re)trouve la distance caractéristique dans laquelle une société cherche sa place entre son présent et son passé, sachant que se saisir scripturalement de son propre passé, c'est se donner le moyen de le modifier, de l'inventer et de se réinventer avec. Liber nous en donne un excellent exemple avec les Grecs. On pouvait tout autant choisir l'exemple égyptien, le premier connu dans des proportions et des conséquences importantes, puisqu'aujourd'hui encore l'archéologie égyptienne reconstitue tout un passé que les Égyptiens eux-mêmes s'amusaient à modifier d'un Pharaon à l'autre. La pierre écrite faisait et défaisait l'histoire (le réel), donc la mémoire. Ainsi, la (re)découverte des Pharaons noirs de Nubie, ou les fantaisies de Ramsès, etc. Pratique encore courante dans l'antiquité gréco-romaine.
Tout cela, on ne le trouve pas chez les animaux, qui ont une culture, qui ont bien la capacité à innover en improvisant un moyen technique ou en modifiant un comportement (c'est flagrant chez les corbeaux et les chimpanzés), mais on reste bien dans un génotype, donc aussi dans une adaptation à la nature (adaptation de sociétés naturelles aux reconfigurations ou recombinaisons de la nature, parfois même celles que provoquent les hommes). Dans les sociétés humaines, on adapte la nature.
tomefringant a écrit: En fait l'homme "protecteur du naturel", en confinant quelques ours dans un immense parc protégé, n'ôte-t-il pas toute chance d'évolution à ces pauvres bêtes ?
En effet. Je crois même que l'écologie, invention occidentale, est la dernière porte d'entrée qu'il manquait à la technique pour achever de faire disparaître la nature. Les écologistes ont la naïveté (et l'arrogance tout autant) de croire que maintenir la nature dans son état (préservation des espèces), c'est la laisser à elle-même. Ça reste de l'intervention, bien moins innocente que les écologistes ne voudraient l'admettre. Ils sont et seront les fossoyeurs de la nature. Le danger, c'est l'écologie — un credo vulgaire, pontifiant et moralisateur, hystériquement vociféré par des prédicateurs d'un genre nouveau qui n'ont pas les facultés des anciens prédicateurs ou prosélytes parcourant les routes en édifiant leurs auditoires. Croire en une nature high tech, ou en une technique verte, c'est vouloir le beurre et l'argent du beurre.
Liber a écrit: Les Grecs furent une telle société au début de leur histoire, un paradoxe pour les inventeurs de cette manière moderne de raconter ce qui n'est après tout qu'un mythe avec une chronologie. Ils choisirent des évènements de plus en plus proches d'eux jusqu'à trouver leur matière chez les contemporains, ce qui vous avez raison, témoigne d'une perception du changement plus aiguë, sans doute liée à une plus grande sophistication de la vie politique.
Les Grecs sont en effet les premiers à "(ré)inventer leur passé", et vous avez raison de signaler le lien avec la vie politique. Incapables de vivre sans se disputer, paisiblement, etc., les Grecs avaient sans doute besoin d'une réfection régulière de leur passé pour comprendre quelque chose au capharnaüm historique dans lequel ils vivaient. On ne peut s'étonner de leur sensibilité aiguë, de leur hyper réceptivité aux contradictions constitutives du réel (qui d'autre pouvait inventer la dialectique, invention qui fait basculer l'humanité dans quelque chose d'unique, et la place à des hauteurs que rien ne laisse prévoir !), de leur intelligence supérieure du hasard, de l'absurde, de l'événement (il faut vivre dans un chaos, un danger sans nom pour inventer l'histoire ; qu'un Thucydide soit possible et même nécessaire, c'est proprement stupéfiant et la marque d'une intelligence inouïe).