J'aimerais parler un peu de Darwin, surtout sur un point qui ne me semble pas si clair et si résolu qu'on le dit généralement :
1) La théorie de la sélection naturelle réfute l'idée d'un dessein intelligent,
2) Darwin était donc athée,
3) Il s'ensuit qu'il ne croyait pas aux valeurs de la religion chrétienne.
Qu'en dit le naturaliste ? Voici une lettre écrite par Darwin en 1876 :
On voit que Darwin, bien que ne croyant plus en Dieu, continuait de rester dans l'incertitude, ce qui pourrait signifier que s'il n'était plus convaincu par les preuves habituelles sur l'existence de Dieu, il croyait encore aux conclusions optimistes sur la destinée de l'homme qu'on peut tirer de la lecture de la Bible. "Pour qui croit comme moi, que l'homme, dans un avenir lointain, sera une créature bien plus parfaite que ce qu'il est actuellement", "cet univers immense et merveilleux", "tous les êtres sensibles ont été formés pour jouir du bonheur". On pourrait dire que Darwin a gardé l'émerveillement religieux d'un croyant devant la puissante nature et son optimisme envers la vie. C'est ainsi que la sélection des espèces, malgré la souffrance qu'elle engendre, rend ce monde toujours plus multiple, plus varié et donc, plus beau, que chaque être vivant, en tendant vers le plaisir, augmente sa capacité au bonheur, que certaines créatures peuvent souffrir pour aider leurs successeurs à mieux vivre.
Dans quelle mesure un savant est-il motivé dans ses recherches par ses convictions personnelles ? Darwin aurait, si on en croit tous les spécialistes, découvert la sélection naturelle parce qu'il s'est affranchi des croyances de son temps. Or, nous voyons bien avec ce texte qu'elles forment au contraire la base de sa théorie. Darwin a abandonné l'idée d'un "dessin intelligent", mais non ses conséquences : bonheur, altruisme, beauté. Darwin sans la Bible ne serait pas darwinien. Il serait schopenhauérien, il devrait voir le monde tel qu'il est : chaotique, horrible et sans pitié. Or, c'est précisément comme cela qu'il le vit quand il découvrit la jungle, dont la cruauté le surprit et l'émut profondément, lui qui jusque-là n'était habitué qu'à sa tendre campagne anglaise.
Cette réaction n'est pas sans faire écho à celle de Nietzsche face à Schopenhauer. Nietzsche aussi a fini par retrouver le chemin de la beauté et du plaisir. Par contre, il n'a pas considéré l'altruisme comme une valeur intéressante, car il était bien plus méfiant devant la religion chrétienne que ne l'était Darwin. Qu'en conclure ? Que nous faisons fausse route quand nous croyons pouvoir opposer darwiniens et créationnistes. Mise à part la question de l'origine du monde, ils partagent les mêmes croyances, les mêmes valeurs, les mêmes idéaux. Or, est-il si important qu'un Dieu ait créé le monde ou qu'il soit de toute éternité, si pour nous le résultat est le même ?
1) La théorie de la sélection naturelle réfute l'idée d'un dessein intelligent,
2) Darwin était donc athée,
3) Il s'ensuit qu'il ne croyait pas aux valeurs de la religion chrétienne.
Qu'en dit le naturaliste ? Voici une lettre écrite par Darwin en 1876 :
Bien que je n'aie guère réfléchi à l'existence d'un Dieu personnel jusqu'à bien plus tard dans ma vie, je livrerai ici les conclusions vagues auxquelles je suis parvenu. Le vieil argument d'une finalité dans la nature, comme le présente Paley, qui me semblait autrefois si concluant, est tombé depuis la découverte de la loi de sélection naturelle. Désormais nous ne pouvons plus prétendre que la belle charnière d'une coquille bivalve doive avoir été faite par un être intelligent, comme la charnière d'une porte par l'homme. Il ne semble pas qu'il y ait une plus grande finalité dans la variabilité des êtres organiques ou dans l'action de la sélection naturelle, que dans la direction où souffle le vent. Tout dans la nature est le résultat de lois immuables. Mais j'ai discuté de ce sujet à la fin de mon livre sur la Variation des Plantes et des Animaux domestiques, et l'argument que j'ai présenté n'a jamais, autant que je sache, été réfuté.
Mais, si on néglige les adaptations à la fois belles et infinies que nous rencontrons partout, on pourra demander comment rendre compte de l'organisation généralement bénéfique du monde. Certains auteurs, il est vrai, fortement impressionnés par l'importance de la souffrance dans le monde, se demandent en regardant tous les êtres sensibles, s'il y a plus de misère ou de bonheur, si le monde pris dans son ensemble est bon ou mauvais. Selon moi le bonheur prévaut décidément, mais cela serait difficile à prouver. Si l'on admet cette conclusion, cela s'harmonise bien avec les effets que l'on peut attendre de la sélection naturelle. Si tous les individus d'une espèce devaient habituellement souffrir à un degré extrême, ils négligeraient de se propager. Mais nous n'avons pas de raison de croire que cela se soit jamais, ou du moins souvent, produit. De plus, d'autres considérations mènent à croire que tous les êtres sensibles ont été formés pour jouir du bonheur, en règle générale.
Toute personne qui croit, comme je le fais, que les organes physiques et mentaux de tout être vivant ont été développés par sélection naturelle, ou survie du plus apte, en même temps que par l'usage ou l'habitude, (en dehors de ceux qui ne sont ni avantageux ni désavantageux pour leur possesseur), doit admettre que ces organes furent formés de telle sorte que ceux qui les possèdent puissent entrer avec succès en compétition avec d'autres êtres, et accroître de la sorte leur nombre. Un être vivant pourra être ainsi conduit à poursuivre le type d'action le plus bénéfique pour l'espèce, en souffrant par exemple de faim, de soif, de terreur, - ou par plaisir, par exemple en mangeant, en buvant, en propageant l'espèce, etc., ou par une combinaison des deux moyens, comme dans la recherche d'aliments. Mais la douleur et la souffrance, quelle qu'elle soit, si elle se prolonge, entraîne la dépression et diminue donc la vigueur de l'action; elle est cependant bien adaptée à mettre une créature en garde contre un mal important ou soudain. Les sensations de plaisir, d'un autre côté, peuvent être ressenties longtemps sans effet dépressif; au contraire elles stimulent tout le système pour une action accrue. C'est pourquoi il est arrivé que la totalité, ou au moins la plupart des êtres vivants se sont développés par sélection naturelle d'une manière telle que les sensations de plaisir leur servent de guides habituels. Cela se voit dans le plaisir de l'effort, parfois même d'un grand effort du corps ou de l'esprit, dans le plaisir des repas quotidiens, et spécialement dans le plaisir qui nous vient de la sociabilité et de l'amour de nos familles. La somme de ces plaisirs, qui sont habituels ou reviennent fréquemment, donne, j'ai du mal à en douter, à la plupart des êtres sensibles un excédent de bonheur sur le malheur, en dépit de grandes souffrances occasionnelles. Une telle souffrance est tout à fait compatible avec la croyance en la sélection naturelle, qui n'est pas parfaite dans son action, mais tend seulement à donner à chaque espèce autant de chances de succès que possible dans la lutte pour la vie contre d'autres espèces, et ce dans des circonstances merveilleusement complexes et changeantes.
Qu'il y ait beaucoup de souffrance dans le monde, personne n'en disconvient. Certains ont tenté d'expliquer cela par référence à l'homme, en imaginant que cela sert à son perfectionnement moral. Mais le nombre des hommes dans le monde est presque insignifiant comparé à celui de l'ensemble des autres êtres sensibles, et ceux-ci souffrent souvent beaucoup, sans l'ombre d'un perfectionnement moral. Un être aussi puissant et aussi riche de connaissance que le Dieu qui a pu créer l'univers est, pour nos esprits finis, omnipotent et omniscient ; notre compréhension se révolte de supposer que sa bienveillance ne soit pas sans limites, car quel est l'intérêt de la souffrance de millions d'animaux inférieurs pendant un temps presque infini ? Cet argument très ancien, tiré de l'existence de la souffrance, contre une cause première intelligente, me semble fort; alors que, comme on l'a remarqué, la présence de tant de souffrance s'accorde bien à l'idée que tous les êtres organiques se sont développés par variation et sélection naturelle.
A l'heure actuelle, l'argument le plus utilisé en faveur de l'existence d'un Dieu intelligent est tiré des sentiments et de la profonde conviction intérieure ressentis par le plus grand nombre de gens. On ne peut pourtant pas douter que des Hindous, des Mahométans et autres pourraient argumenter de la même manière, et avec une force égale, en faveur de l'existence d'un Dieu, ou de nombreux Dieux, ou bien, comme les Bouddhistes, en faveur de la non-existence de Dieu.
Il y a aussi les nombreuses tribus barbares dont on ne peut dire à la vérité qu'elles croient en ce que nous appelons Dieu : elles croient, il est vrai, aux esprits et aux fantômes, et l'on peut expliquer, comme l'ont montré Tylor et Herbert Spencer comment une telle croyance est probablement apparue.
Autrefois, j'étais conduit, par des sentiments tels que ceux que je viens de citer (bien que je ne pense pas que le sentiment religieux ait jamais été très développé chez moi), à la ferme conviction de l'existence de Dieu, et de l'immortalité de l'âme. J'ai écrit dans mon journal que, lorsqu'on se trouvait plongé dans l'immensité imposante d'une forêt brésilienne, " Il n'était pas possible de donner une idée adéquate des sentiments élevés d'émerveillement, d'admiration et de dévotion qui remplissent et emportent l'esprit ". Je me rappelle bien ma conviction selon laquelle il y a plus dans l'homme que le simple souffle de son corps. Mais aujourd'hui les scènes les plus grandioses n'entraîneraient chez moi aucune conviction ni sentiment de ce genre. On peut dire à juste titre que je suis comme un homme qui serait devenu aveugle aux couleurs, et la croyance universelle des hommes à l'existence du rouge ôte toute valeur démonstrative à ma perte actuelle de perception. Cet argument serait valable si tous les hommes de toutes les races avaient la même conviction intérieure de l'existence d'un Dieu; mais nous savons que c'est très loin d'être le cas. C'est pourquoi je ne peux considérer de tels convictions et sentiments intérieurs comme d'un poids quelconque en faveur de ce qui existe réellement. L'état d'esprit que suscitaient autrefois en moi des scènes grandioses, intimement lié à la croyance en Dieu, ne différait pas essentiellement de ce que l'on appelle souvent le sens du sublime; quelque difficulté qu'il y ait à expliquer la genèse de ce " sens ", il peut difficilement être avancé comme argument en faveur de l'existence de Dieu, pas plus que les sentiments semblables, c'est-à-dire puissants mais vagues, produits par la musique.
En ce qui concerne l'immortalité, rien ne me montre davantage le caractère puissant et presque instinctif d'une croyance, que de considérer le point de vue de la plupart des physiciens, selon lequel le soleil et ses planètes deviendront progressivement trop froids pour que se maintienne la vie, à moins évidemment qu'un corps d'une masse énorme ne heurte le soleil, lui donnant une vie nouvelle. Pour qui croit comme moi, que l'homme, dans un avenir lointain, sera une créature bien plus parfaite que ce qu'il est actuellement, il est intolérable de le penser condamné, comme tous les êtres sensibles, à l'annihilation complète après ces longs et lents progrès. A ceux qui croient à l'immortalité de l'âme, la destruction de notre monde n'apparaît pas si terrible.
Une autre source de conviction de l'existence de Dieu, liée à la raison et non aux sentiments, me paraît de bien plus de poids. Elle découle de la difficulté extrême, presque de l'impossibilité, à concevoir cet univers immense et merveilleux, comprenant l'homme avec sa capacité de voir loin dans le passé et vers l'avenir, comme le résultat d'une nécessité ou d'un hasard aveugles. Une telle réflexion me pousse à considérer une Cause Première ayant un esprit intelligent, analogue à un certain degré à celui de l'homme; et je peux être qualifié de déiste.
Cette conclusion me paraissait solide, autant qu'il m'en souvienne, à l'époque où j'écrivais l'Origine des Espèces; depuis ce temps, et avec bien des fluctuations, elle s'est affaiblie très progressivement. Naît alors le doute - l'esprit de l'homme, dont je crois pleinement qu'il s'est développé à partir d'un esprit aussi fruste que celui de l'animal le plus inférieur , mérite-t-il confiance lorsqu'il tire d'aussi importantes conclusions ? Celles-ci ne sont-elles pas le résultat de la connexion entre cause et effet, qui nous paraît nécessaire, mais qui dépend probablement d'une expérience héritée ? Ne sous-estimons-nous pas la probabilité qu'une éducation constante à la croyance en Dieu dans l'esprit des enfants ne produise un effet si puissant, qui peut être héréditaire, sur leurs cerveaux incomplètement développés ? Il leur serait aussi difficile de rejeter la croyance en Dieu qu'à un singe d'abandonner sa haine et sa peur instinctive du serpent. Je ne peux prétendre jeter la moindre lumière sur des problèmes aussi obscurs. Le mystère du commencement de toutes choses est insoluble pour nous; c'est pourquoi je dois me contenter de rester agnostique.
On voit que Darwin, bien que ne croyant plus en Dieu, continuait de rester dans l'incertitude, ce qui pourrait signifier que s'il n'était plus convaincu par les preuves habituelles sur l'existence de Dieu, il croyait encore aux conclusions optimistes sur la destinée de l'homme qu'on peut tirer de la lecture de la Bible. "Pour qui croit comme moi, que l'homme, dans un avenir lointain, sera une créature bien plus parfaite que ce qu'il est actuellement", "cet univers immense et merveilleux", "tous les êtres sensibles ont été formés pour jouir du bonheur". On pourrait dire que Darwin a gardé l'émerveillement religieux d'un croyant devant la puissante nature et son optimisme envers la vie. C'est ainsi que la sélection des espèces, malgré la souffrance qu'elle engendre, rend ce monde toujours plus multiple, plus varié et donc, plus beau, que chaque être vivant, en tendant vers le plaisir, augmente sa capacité au bonheur, que certaines créatures peuvent souffrir pour aider leurs successeurs à mieux vivre.
Dans quelle mesure un savant est-il motivé dans ses recherches par ses convictions personnelles ? Darwin aurait, si on en croit tous les spécialistes, découvert la sélection naturelle parce qu'il s'est affranchi des croyances de son temps. Or, nous voyons bien avec ce texte qu'elles forment au contraire la base de sa théorie. Darwin a abandonné l'idée d'un "dessin intelligent", mais non ses conséquences : bonheur, altruisme, beauté. Darwin sans la Bible ne serait pas darwinien. Il serait schopenhauérien, il devrait voir le monde tel qu'il est : chaotique, horrible et sans pitié. Or, c'est précisément comme cela qu'il le vit quand il découvrit la jungle, dont la cruauté le surprit et l'émut profondément, lui qui jusque-là n'était habitué qu'à sa tendre campagne anglaise.
Cette réaction n'est pas sans faire écho à celle de Nietzsche face à Schopenhauer. Nietzsche aussi a fini par retrouver le chemin de la beauté et du plaisir. Par contre, il n'a pas considéré l'altruisme comme une valeur intéressante, car il était bien plus méfiant devant la religion chrétienne que ne l'était Darwin. Qu'en conclure ? Que nous faisons fausse route quand nous croyons pouvoir opposer darwiniens et créationnistes. Mise à part la question de l'origine du monde, ils partagent les mêmes croyances, les mêmes valeurs, les mêmes idéaux. Or, est-il si important qu'un Dieu ait créé le monde ou qu'il soit de toute éternité, si pour nous le résultat est le même ?