[24] J’ai dit maintenant tout ce que je pouvais pour contrer la suggestion que l’émergence d’une culture littéraire est une rechute dans l’irrationalisme, et qu’un juste respect pour la capacité de la science d’atteindre une vérité objective est essentiel au moral d’une société démocratique. Mais il y a une suggestion apparentée, plus vague et difficile à pointer, mais peut-être pas moins convaincante. C’est que la culture littéraire est décadente –qu’elle manque de la santé d’esprit et de la vigueur commune aux chrétiens prosélytes, aux adorateurs de la science positivistes, et aux révolutionnaires marxistes. Une haute culture centrée sur la littérature, qui veut que les choses soient non pas bonnes, mais nouvelles, sera, on le dit souvent, une culture d’esthètes languissants et autocentrés.
La meilleure réponse à cette idée est « L’âme de l’homme sous le socialisme » par Oscar Wilde. Le message cet essai est parallèle à ceux de « Sur la liberté » de Mill et de la « Théorie de la justice » de Rawls. C’est que la seul raison d’abandonner les prêtre et les rois, de mettre en place des gouvernements démocratiques, de prendre à chacun selon ses capacité et de donner à chacun selon ses besoins, et par conséquent de créer la Bonne Société Globale, c’est de rendre possible pour les gens de mener le style de vie qu’ils préfèrent, aussi longtemps que cela ne diminue pas les opportunités des autres humains de faire la même chose. Comme Wilde l’affirme « Le socialisme en lui-même sera de valeur simplement parce qu’il mènera à l’individualisme ». Une partie de l’opinion de Wilde est qu’il ne peut pas y avoir d’objection aux esthètes autocentrés –c’est à dire des gens dont la passion est d’explorer les limites présentes de l’imagination humaine- aussi longtemps qu’ils ne prennent pas plus que leur juste part du produit social.
[25] Cette revendication, cependant, paraît décadente à beaucoup de gens. Nous n’avons pas été mis sur terre, diront-ils, pour nous divertir, mais pour faire des choses bonnes. Ils pensent que le socialisme ne nous prendrait pas tant à cœur s’il était juste un chemin vers l’individualisme, ou si le but de la révolution prolétarienne était seulement de rendre possible pour chacun de devenir un intellectuel bourgeois. Cette idée que l’existence humaine a d’autres buts que le plaisir est ce qui entretient la bataille entre Mill et Kant dans les cours de philosophie morale, de la même façon que l’idée que la science naturelle doit avoir un autre but que la résolution de problèmes pratiques entretient la bataille entre Kuhn et ses adversaires vivants dans les cours de philosophie des sciences. Mill et Kuhn –et plus généralement les utilitariens et les pragmatistes- sont encore suspectés d’abandonner la partie, de diminuer la dignité humaine, de réduire nos plus nobles aspirations à une stimulation autocentrés de nos groupes de neurones favoris.
L’antagonisme entre ceux qui pensent, avec Schiller et Wilde, que les êtres humains sont meilleurs quand ils jouent, et ceux qui pensent qu’ils sont meilleurs quand ils luttent, semblent pour moi le socle des conflits qui ont marqués l’émergence d’une culture littéraire. Une fois encore, je voudrais que ces conflits soient vus comme reproduisant ceux qui ont marqué la transition de la religion à la philosophie. Dans cette précédente transition, les gens qui pensaient qu’une vie humaine qui ne s’efforçait pas d’obéir parfaitement à la volonté divine était une rechute dans l’animalité se confrontaient à ceux qui pensaient qu’un tel idéal de soumission étaient indigne d’être qui peuvent penser par eux-mêmes. Dans la présente transition, les gens qui pensent que nous devons nous accrocher à des idéaux Kantiens comme « la loi morale » et « les choses en soi » se confrontent à des gens qui pensent que ces idées sont les symptômes d’une autonomie insuffisante, d’une tentative trompeuse de trouver de la dignité dans l’acceptation de servitude et de la liberté dans la reconnaissance de contraintes.
[26] Le seul moyen de résoudre cette sorte de querelle, me semble t il, est de dire que le style de gens à qui une société utopique donnera ressources et loisirs pour faire leur occupation individualiste inclura des Kantiens forcenés aussi bien que des esthètes autocentrés, des gens qui ne peuvent pas vivre sans religion autant que des gens qui la déteste, des métaphysiciens de la nature autant que des pragmatistes de la nature. Car dans cette utopie, comme Rawls l’a dit, il n’y aura pas besoin de se mettre d’accord sur le sens de l’existence humaine, la bonne vie pour l’homme, ou sur d’autres problèmes de généralité similaire.
Si les gens qui ne sont pas d’accord à propos de ces sujets peuvent être d’accord pour coopérer dans le fonctionnement des pratiques et des institutions qui ont, selon les mots de Wilde « substitué la coopération à la compétition », ce sera suffisant. La controverse Kant / Mill, comme la dispute entre les métaphysiciens et les pragmatistes, semblera aussi peu digne de se quereller que le problème entre les croyants et les athées. Car nous les humains n’avons pas besoins d’être d’accord à propos de la Nature ou la Fin de l’homme pour pouvoir faciliter la capacité de notre voisin à agir selon ses propres convictions sur ces sujets, aussi longtemps que ses actions n’interfèrent pas avec notre liberté d’agir selon nos propres convictions.
En bref, comme nous avons appris, dans les siècles récents, que la différence d’opinion entre le croyant et l’athée ne devait pas être discutée tant que les deux peuvent coopérer sur des projets communs, nous pourrions apprendre à mettre de côté toutes les différences entre toutes les recherches variées de rédemption quand nous coopérons pour construire l’utopie de Wilde. Dans cette utopie, la culture littéraire ne sera pas la seule, ou même la forme dominante de haute culture.
C’est parce qu’il n’y aura pas de forme dominante. La haute culture ne sera plus pensée comme l’endroit où le but de la société dans son ensemble est débattu et décidé, et où c’est une affaire sociale de savoir quelle sorte d’intellectuel dirige l’orchestre. [27] On ne s’intéressera plus au fossé qui s’ouvre entre culture populaire, la culture des gens qui n’ont jamais senti le besoin de rédemption, et la haute culture des intellectuels –des gens qui ont toujours voulu être quelque chose de différent que ce qu’ils sont présentement. Dans l’utopie, le besoin philosophique et religieux d’être relié au non-humain, et le besoin des intellectuels littéraires d’explorer les limites présentes de l’imagination humaine seront vus comme une affaire de goûts. Ils seront vus par les non-intellectuels de la même façon tolérante et relaxée et incompréhensive que nous regardons présentement l’obsession de notre voisin pour l’observation d’oiseaux, ou le macramé, ou une collection d’enjoliveurs, ou la découverte des secrets de la Grande Pyramide.
Pour se mouvoir dans l’utopie, cependant, les intellectuels littéraires devront mettre un bémol à leur rhétorique. Certains passages de Wilde ne devront pas être répétés, comme quand il dit « les poètes, les philosophes, les hommes de sciences, les hommes de culture –en un mot, les hommes réels, les hommes qui se sont réalisés, et en qui toute l’humanité se réalise partiellement » L’idée que certains hommes sont plus réellement des hommes que d’autres contredit la meilleur sagesse de Wilde, comme lorsqu’il dit « Il n’y a pas un modèle pour l’homme. Il y a autant de perfections qu’il y a d’hommes imparfaits. » Les mêmes mots auraient pu être écrits par Nietzsche, mais pour les prendre sérieusement nous devons oublier le mépris de Zarathoustra pour le « dernier homme », l’homme qui ne ressent pas de besoin de rédemption. Dans l’utopie, la culture littéraire aura appris à ne pas se donner des airs. Elle ne sentira plus la tentation de faire des distinctions individuelles et quasi-métaphysique entre des hommes réels et d’autres hommes moins réels.
Pour résumer, je suggère que nous voyions la culture littéraire comme étant elle-même un artéfact qui s’auto-consume, et peut être le dernier de son espèce. Car dans l’utopie les intellectuels auront abandonné l’idée qu’il y a une norme sur laquelle les produits de l’imagination humaine peuvent être [28] mesurés autre que leur utilité sociale, comme cette utilité est jugée par une communauté globale libre et tolérante. Ils auront arrêté de penser que l’imagination humaine va quelque part, qu’il y a un but idéal vers lequel toutes les créations culturelles se dirigent. Ils auront abandonné l’identification de la rédemption avec l’atteinte de la perfection. Ils auront pleinement compris la maxime suivant laquelle c’est le voyage qui compte.