Préambule
C'est parce que la conception des hommes comme individus nous semble si évidente, si immédiate aujourd'hui, qu'on peut craindre une méconnaissance et une méprise dommageables, non seulement pour la philosophie contemporaine, mais aussi pour le devenir de nos sociétés occidentales, qui vivent sans jamais interroger la nature de l'individu. Mais quelle est l'évidence de cette évidence ? Ce qui fonde et structure notre affect individuel, qu'est-ce qui le fonde à son tour ? L'individu est-il réel, ou bien n'est-il qu'une énième représentation historiquement repérable ? Et si l'individu n'est qu'une représentation, en quoi cette représentation, en tant qu'elle s'étend sur le monde et qu'elle semble devoir s'étendre encore comme si aucune représentation concurrente n'était possible ou légitime, est-elle vraiment universelle ou universalisable ?
La conception que les Grecs avaient d'eux-mêmes, autrement dit ce qu'on appelle "culture" grecque, ne fut universalisée, dans l'espace et dans le temps, que parce que la culture naturelle, évidente, des Romains était grecque, et que le prestige de l'empire s'étendit non seulement très au-delà de ses frontières, mais aussi bien après l'époque de son effondrement. Mais quant à l'identité grecque elle-même, elle n'était déjà plus qu'un souvenir du temps d'Aristote et de la civilisation hellénistique (postérieure à Alexandre).
Il est bel et bien révolu le temps où un Montesquieu pouvait encore écrire ses Lettres persanes, c'est-à-dire observer la civilisation occidentale avec les yeux ébahis d'un homme complètement étranger à l'ethos européen du XVIIIe siècle. Ce qui fait la grandeur, l'universalité d'une identité collective, c'est tout à la fois son irréductible individualité et le contraste qui ne manque pas de surgir quand on la confronte à d'autres individualités collectives. Il n'y eut qu'une seule fois dans l'histoire ce qu'on appelle la civilisation égyptienne ; il n'y eut qu'une seule fois dans l'histoire ce qu'on appelle la Grèce classique ; il n'y eut qu'une seule fois dans l'histoire ce qu'on appelle Rome. Pourtant, loin d'être instruits par cette leçon qu'on trouve énoncée avec la même force par deux philosophes aussi différents que peuvent l'être Schopenhauer et Aron, nous vivons comme s'il n'y avait ni ne pouvait y avoir autre chose que l'individu moderne, à côté duquel toute autre conception est nécessairement frappée du sceau de l'erreur, voire du ridicule. Notre époque n'est pas seulement incapable de produire un nouvel Hérodote, elle a rendu tout nouvel Hérodote impossible.
Même au moment où les conceptions modernes de l'individu voient le jour, entre le XIVe et le XVIIe siècle, il reste impossible de penser l'individu sans le rapporter encore à la question de la métaphysique. Cela même devrait nous interpeller (à noter qu'on trouve des choses instructives chez Heidegger à ce propos). Pourquoi ? Parce que les modernes sont instruits par la scolastique aristotélicienne, qui baigne encore dans l'antiquité, laquelle n'est pas qu'un fonds de références mortes, mais vit encore. Jusqu'aux Modernes, l'individu est d'abord une catégorie logique. Pour être précis, disons que l'individu politique ou religieux n'est pas pensable sans le fondement logique qui le porte. L'individu est d'origine platonicienne et aristotélicienne, du moins l'individu hérité est-il l'individu présocratique et platonicien corrigé par Aristote, qui n'est ni un individu psychologique, ni une subjectivité. Cela peut stupéfaire les contemporains, qui ne comprennent pas comment un Athénien du Ve siècle av. J.-C. peut être si conscient de lui-même sans être, donc, ni un individu psychologique ni une subjectivité. Cela peut s'expliquer en partie par ceci que ce qu'on appelle le sujet cartésien semble une évidence qui, comme telle, n'est pas interrogée. Avant les XVe et XVIe siècles, il n'y a pas de sujet au sens où on l'entend aujourd'hui. Le terme était juridique et politique, et désignait le membre d'une société en tant qu'il est assujetti à son Roi. En somme, le sujet ne désignait pas le sujet (l'auteur) de la pensée ou de la connaissance. On l'aura compris, c'est la question du rapport entre le sujet et l'objet qui marque l'avènement de l'individu moderne.
La conception que les Grecs avaient d'eux-mêmes, autrement dit ce qu'on appelle "culture" grecque, ne fut universalisée, dans l'espace et dans le temps, que parce que la culture naturelle, évidente, des Romains était grecque, et que le prestige de l'empire s'étendit non seulement très au-delà de ses frontières, mais aussi bien après l'époque de son effondrement. Mais quant à l'identité grecque elle-même, elle n'était déjà plus qu'un souvenir du temps d'Aristote et de la civilisation hellénistique (postérieure à Alexandre).
Il est bel et bien révolu le temps où un Montesquieu pouvait encore écrire ses Lettres persanes, c'est-à-dire observer la civilisation occidentale avec les yeux ébahis d'un homme complètement étranger à l'ethos européen du XVIIIe siècle. Ce qui fait la grandeur, l'universalité d'une identité collective, c'est tout à la fois son irréductible individualité et le contraste qui ne manque pas de surgir quand on la confronte à d'autres individualités collectives. Il n'y eut qu'une seule fois dans l'histoire ce qu'on appelle la civilisation égyptienne ; il n'y eut qu'une seule fois dans l'histoire ce qu'on appelle la Grèce classique ; il n'y eut qu'une seule fois dans l'histoire ce qu'on appelle Rome. Pourtant, loin d'être instruits par cette leçon qu'on trouve énoncée avec la même force par deux philosophes aussi différents que peuvent l'être Schopenhauer et Aron, nous vivons comme s'il n'y avait ni ne pouvait y avoir autre chose que l'individu moderne, à côté duquel toute autre conception est nécessairement frappée du sceau de l'erreur, voire du ridicule. Notre époque n'est pas seulement incapable de produire un nouvel Hérodote, elle a rendu tout nouvel Hérodote impossible.
Même au moment où les conceptions modernes de l'individu voient le jour, entre le XIVe et le XVIIe siècle, il reste impossible de penser l'individu sans le rapporter encore à la question de la métaphysique. Cela même devrait nous interpeller (à noter qu'on trouve des choses instructives chez Heidegger à ce propos). Pourquoi ? Parce que les modernes sont instruits par la scolastique aristotélicienne, qui baigne encore dans l'antiquité, laquelle n'est pas qu'un fonds de références mortes, mais vit encore. Jusqu'aux Modernes, l'individu est d'abord une catégorie logique. Pour être précis, disons que l'individu politique ou religieux n'est pas pensable sans le fondement logique qui le porte. L'individu est d'origine platonicienne et aristotélicienne, du moins l'individu hérité est-il l'individu présocratique et platonicien corrigé par Aristote, qui n'est ni un individu psychologique, ni une subjectivité. Cela peut stupéfaire les contemporains, qui ne comprennent pas comment un Athénien du Ve siècle av. J.-C. peut être si conscient de lui-même sans être, donc, ni un individu psychologique ni une subjectivité. Cela peut s'expliquer en partie par ceci que ce qu'on appelle le sujet cartésien semble une évidence qui, comme telle, n'est pas interrogée. Avant les XVe et XVIe siècles, il n'y a pas de sujet au sens où on l'entend aujourd'hui. Le terme était juridique et politique, et désignait le membre d'une société en tant qu'il est assujetti à son Roi. En somme, le sujet ne désignait pas le sujet (l'auteur) de la pensée ou de la connaissance. On l'aura compris, c'est la question du rapport entre le sujet et l'objet qui marque l'avènement de l'individu moderne.
Dernière édition par Euterpe le Jeu 21 Juil 2022 - 9:46, édité 18 fois