Bibliographie :
- Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque, Quadrige, PUF, 2013 ; Mythe et pensée chez les Grecs, La découverte, 2005.
- Marcel Détienne, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Livre de poche, 2006.
- Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant, Les ruses de l'intelligence : la mètis des Grecs, Champs-Flammarion, 2009.
Le miracle grec :
On parle de "miracle", parce que ni la pensée rationnelle, ni l'histoire ne peuvent en rendre compte. La pensée rationnelle serait née à la fois incontestablement et incompréhensiblement.
C'est dans l'École de Milet que, pour la première fois, le discours et la pensée (le logos) se seraient dispensés du recours au mythe et à la religion. La raison se serait brusquement incarnée dans l'histoire, et ce miracle échappe à toute explication historique (et même philosophique).
I. Du mythe à la raison
1. Les φυσικοί
Cf. la φύσις, la nature : les φυσικοί sont des "naturalistes", des physiciens.
Pourquoi ce nom ? La question se pose dans la mesure où leurs préoccupations semblent les mêmes que les mythes cosmogoniques antérieurs (cf. la Théogonie, d'Hésiode).
Comment ce monde ordonné qu'est la nature a-t-il pu émerger du chaos ? La genèse n'est pas formulée en terme de création (terme à connotation chrétienne et anachronique). L'idée de création n'a pas de sens en Grèce. La question du passage du néant à l'être, certes inévitable, ne peut être résolue par l'esprit humain (cf. Kant, les antinomies de la raison pure). Ce qui compte, c'est l'ordonnancement du monde. Comment l'ordre s'est-il mis dans le monde ? Pourquoi cette cohérence du monde ? (Monde ordonné, en grec, se dit de la même façon que "ordre" : cosmos.) Pourquoi cet ensemble cohérent de lois qui régissent les matières de cet univers ? Émerge l'idée d'une intelligence à l'œuvre dans cet univers, ou cause de cet univers. La pensée grecque assimile l'explication rationnelle des phénomènes et l'explication dans laquelle intervient une intelligence causale.
Quelles réponses les mythes cosmogoniques apportaient-ils à ces questions ?
On constate deux variantes d'un même thème :
a. L'œuvre qui rend compte de la mise en ordre du monde par le récit des aventures de personnages divins, est la Théogonie d'Hésiode. Le mythe y est utilisé comme un récit historique légendaire. On y trouve Typhon, dragon qui sème la confusion et le désordre. Zeus, qui donnera aux hommes la capacité politique (cf. Protagoras), lutte contre Typhon et le tue. Son cadavre donne naissance aux vents, qui soufflent dans l'espace et qui opèrent, dans le chaos, la première différenciation : la séparation entre le ciel et la terre.
Il y a une filiation entre l'œuvre d'Hésiode et certains rites babyloniens. D'abord, Marduk, l'équivalent babylonien de Zeus, tue Tiamat, mère des dieux et puissance de désordre, avec l'aide des vents qui se sont engouffrés en elle. Lorsqu'elle meurt, Marduk ouvre son corps, libérant ainsi les vents, qui fixent le ciel et la terre, et ordonnent les astres. De plus, par exemple pendant la Grande année, le Roi devait réaffirmer sa souveraineté, au moment même où l'année, ayant accompli un cercle complet, revenait à son point de départ. Le Roi était le centre du monde comme il l'était de la société qu'il dirigeait. Dans ce rite, on constate que les Babyloniens n'établissaient pas encore une séparation nette entre le plan divin et le plan humain. La mise en ordre du monde était intégrée à la fonction royale. Au contraire, la pensée rationnelle tendra à séparer de plus en plus nettement les deux plans divin et humain.
. Remarques à propos du déterminisme : On distingue la nécessité et la fatalité. La nécessité : chaque cause produisant un effet, chaque effet devenant la cause d'un autre et nouvel effet, on parle de série causale. Ce qui est nécessaire, c'est qu'une cause étant donnée, un effet en résulte. Ici, la nécessité est le rapport de la forme si (x), alors (y). On parle d'explication déterministe. Dans la fatalité les choses s'inversent, puisque cette fois c'est la nécessité de l'effet qui est tenue pour la cause véritable de la cause objective de l'effet. Lorsque nécessité et fatalité s'appliquent à l'action humaine : on parle de nécessité lorsque l'action est conçue et dirigée en vue de l'effet (but = effet, mais effet voulu) ; on parle de fatalité lorsque, l'homme étant impuissant, toute action est conçue comme prédéterminée par la nécessité de l'effet. Enfin, expliquer rationnellement, c'est expliquer des régularités dans les liaisons causales, qui permettent de prendre connaissance de l'effet de chaque cause.
b. Dans la deuxième variante, on constate l'utilisation d'une terminologie naturelle :
Les divinités :
- Chaos : c'est l'absence d'ordre, un gouffre sombre, où tout est indistinct. C'est un gouffre vide, aérien, ouvert et béant.
- Lorsque la lumière y pénètre, elle opère une séparation entre Gaïa, la terre, et Ouranos, le ciel.
- Par une nouvelle séparation due à Gaïa, naît Pontos, la mer, les flots.
Ces différentes naissances ont lieu sans l'intervention d'Eros (qui rapproche les opposés). Ces naissances ne proviennent pas d'une fécondation, mais d'une séparation. Or cette manière de penser est proche de la physique ionienne, et lui sert même de modèle. En effet, on part d'un état d'indistinction initial, où rien n'apparaît ; de cette unité primordiale, émergent par ségrégations des paires d'opposés (le chaud, le froid ; le sec, l'humide, qui correspondent aux 4 provinces de l'espace : ciel, air, terre et mer) ; enfin, les opposés s'unissent et interagissent, chacun l'emportant tour à tour selon des cycles indéfiniment renouvelés (cycle de la naissance et de la mort, etc.), les changements cycliques étant enchaînés à l'infini.
Ce système d'explication du monde, les φυσικοί ne l'ont pas inventé : ils l'ont trouvé dans le mythe. Mais, à insister sur la parenté certes indéniable entre eux et les poètes, on risque de ne pas apercevoir la nouveauté, la mutation mentale qu'ils supposent.
Dernière édition par Euterpe le Jeu 21 Juil 2022 - 15:54, édité 8 fois
- Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque, Quadrige, PUF, 2013 ; Mythe et pensée chez les Grecs, La découverte, 2005.
- Marcel Détienne, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Livre de poche, 2006.
- Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant, Les ruses de l'intelligence : la mètis des Grecs, Champs-Flammarion, 2009.
Le miracle grec :
On parle de "miracle", parce que ni la pensée rationnelle, ni l'histoire ne peuvent en rendre compte. La pensée rationnelle serait née à la fois incontestablement et incompréhensiblement.
C'est dans l'École de Milet que, pour la première fois, le discours et la pensée (le logos) se seraient dispensés du recours au mythe et à la religion. La raison se serait brusquement incarnée dans l'histoire, et ce miracle échappe à toute explication historique (et même philosophique).
I. Du mythe à la raison
1. Les φυσικοί
Cf. la φύσις, la nature : les φυσικοί sont des "naturalistes", des physiciens.
Pourquoi ce nom ? La question se pose dans la mesure où leurs préoccupations semblent les mêmes que les mythes cosmogoniques antérieurs (cf. la Théogonie, d'Hésiode).
Comment ce monde ordonné qu'est la nature a-t-il pu émerger du chaos ? La genèse n'est pas formulée en terme de création (terme à connotation chrétienne et anachronique). L'idée de création n'a pas de sens en Grèce. La question du passage du néant à l'être, certes inévitable, ne peut être résolue par l'esprit humain (cf. Kant, les antinomies de la raison pure). Ce qui compte, c'est l'ordonnancement du monde. Comment l'ordre s'est-il mis dans le monde ? Pourquoi cette cohérence du monde ? (Monde ordonné, en grec, se dit de la même façon que "ordre" : cosmos.) Pourquoi cet ensemble cohérent de lois qui régissent les matières de cet univers ? Émerge l'idée d'une intelligence à l'œuvre dans cet univers, ou cause de cet univers. La pensée grecque assimile l'explication rationnelle des phénomènes et l'explication dans laquelle intervient une intelligence causale.
Quelles réponses les mythes cosmogoniques apportaient-ils à ces questions ?
On constate deux variantes d'un même thème :
a. L'œuvre qui rend compte de la mise en ordre du monde par le récit des aventures de personnages divins, est la Théogonie d'Hésiode. Le mythe y est utilisé comme un récit historique légendaire. On y trouve Typhon, dragon qui sème la confusion et le désordre. Zeus, qui donnera aux hommes la capacité politique (cf. Protagoras), lutte contre Typhon et le tue. Son cadavre donne naissance aux vents, qui soufflent dans l'espace et qui opèrent, dans le chaos, la première différenciation : la séparation entre le ciel et la terre.
Il y a une filiation entre l'œuvre d'Hésiode et certains rites babyloniens. D'abord, Marduk, l'équivalent babylonien de Zeus, tue Tiamat, mère des dieux et puissance de désordre, avec l'aide des vents qui se sont engouffrés en elle. Lorsqu'elle meurt, Marduk ouvre son corps, libérant ainsi les vents, qui fixent le ciel et la terre, et ordonnent les astres. De plus, par exemple pendant la Grande année, le Roi devait réaffirmer sa souveraineté, au moment même où l'année, ayant accompli un cercle complet, revenait à son point de départ. Le Roi était le centre du monde comme il l'était de la société qu'il dirigeait. Dans ce rite, on constate que les Babyloniens n'établissaient pas encore une séparation nette entre le plan divin et le plan humain. La mise en ordre du monde était intégrée à la fonction royale. Au contraire, la pensée rationnelle tendra à séparer de plus en plus nettement les deux plans divin et humain.
. Remarques à propos du déterminisme : On distingue la nécessité et la fatalité. La nécessité : chaque cause produisant un effet, chaque effet devenant la cause d'un autre et nouvel effet, on parle de série causale. Ce qui est nécessaire, c'est qu'une cause étant donnée, un effet en résulte. Ici, la nécessité est le rapport de la forme si (x), alors (y). On parle d'explication déterministe. Dans la fatalité les choses s'inversent, puisque cette fois c'est la nécessité de l'effet qui est tenue pour la cause véritable de la cause objective de l'effet. Lorsque nécessité et fatalité s'appliquent à l'action humaine : on parle de nécessité lorsque l'action est conçue et dirigée en vue de l'effet (but = effet, mais effet voulu) ; on parle de fatalité lorsque, l'homme étant impuissant, toute action est conçue comme prédéterminée par la nécessité de l'effet. Enfin, expliquer rationnellement, c'est expliquer des régularités dans les liaisons causales, qui permettent de prendre connaissance de l'effet de chaque cause.
b. Dans la deuxième variante, on constate l'utilisation d'une terminologie naturelle :
Les divinités :
- Chaos : c'est l'absence d'ordre, un gouffre sombre, où tout est indistinct. C'est un gouffre vide, aérien, ouvert et béant.
- Lorsque la lumière y pénètre, elle opère une séparation entre Gaïa, la terre, et Ouranos, le ciel.
- Par une nouvelle séparation due à Gaïa, naît Pontos, la mer, les flots.
Ces différentes naissances ont lieu sans l'intervention d'Eros (qui rapproche les opposés). Ces naissances ne proviennent pas d'une fécondation, mais d'une séparation. Or cette manière de penser est proche de la physique ionienne, et lui sert même de modèle. En effet, on part d'un état d'indistinction initial, où rien n'apparaît ; de cette unité primordiale, émergent par ségrégations des paires d'opposés (le chaud, le froid ; le sec, l'humide, qui correspondent aux 4 provinces de l'espace : ciel, air, terre et mer) ; enfin, les opposés s'unissent et interagissent, chacun l'emportant tour à tour selon des cycles indéfiniment renouvelés (cycle de la naissance et de la mort, etc.), les changements cycliques étant enchaînés à l'infini.
Ce système d'explication du monde, les φυσικοί ne l'ont pas inventé : ils l'ont trouvé dans le mythe. Mais, à insister sur la parenté certes indéniable entre eux et les poètes, on risque de ne pas apercevoir la nouveauté, la mutation mentale qu'ils supposent.
Dernière édition par Euterpe le Jeu 21 Juil 2022 - 15:54, édité 8 fois