J'ai survolé l'article, ça donne le tournis. C'est très difficile de faire la part des choses, tout est confus. Mais il y a globalement une énorme méprise sur l'interprétation de la politique straussienne. Strauss est réduit à Nietzsche, et de ce dernier à Heidegger, donc au nazisme. Platon serait une couverture.
Je crois au contraire que Strauss est l'adversaire de Nietzsche et de Heidegger et que son retour au platonisme n'est possible que comme recherche (humaine, morale et politique) du salut contre le nihilisme dont le libéralisme (en tant que démocratie représentative et règne du relativisme et des opinions) est un avatar ou un cache-misère. C'est donc tout l'inverse de ce qu'ont fait ceux qui se réclament du maître en trahissant son enseignement. Strauss indique lui-même pourquoi il est si facile de mésinterpréter un auteur (cf. enseignements exotérique et ésotérique qui réclament un art d'écrire et un art de la lecture) et que bien souvent un auteur a pu être déformé et utilisé pour justifier des actions violentes contraires à ses idées, quand bien même il serait par là aussi bien responsable que le contraire (puisqu'il a volontairement caché sa pensée authentique, souvent critique, et a donc laissé la possibilité pour le grand nombre d'y voir ce que ce dernier voulait y voir en n'allant pas à l'encontre, explicitement, de ses croyances et préjugés - cf. Les trois vagues de la modernité : Rousseau et le jacobinisme, Nietzsche et le nazisme).
Rappelons notamment que Strauss est un auteur Juif et Allemand qui a fui l'Allemagne nazie : c'est donc le principal problème auquel il se heurte, sa préoccupation centrale. Il a écrit La persécution et l'art d'écrire : le philosophe se cache pour ne pas subir la violence de la cité dont il met en cause le bien fondé de ses croyances et lois. Spinoza et Rousseau (deux figures qui font l'admiration de Strauss) ont été pourchassés toute leur vie durant. La liberté a bien un prix. Quant à Socrate, éliminé parce qu'il dérangeait les intérêts de certains, il a accepté l'injuste sentence car il savait la loi nécessaire à la cité, laquelle est le cadre de vie nécessaire à l'homme. Il s'est donc soumis au bien commun. Quant à Strauss, il a interrogé la modernité, mise en parallèle avec l'Antiquité, pour y déceler les idées qui ont conduit la philosophie elle-même à pactiser avec l'opinion et à se nier dans une politique qui a pu créer le Mal radical, soit la destruction de la politique elle-même (qui n'est que le contre-coup d'une décadence morale).
La seule chose que l'on peut affirmer c'est que Strauss est bien un réactionnaire, non un démocrate (cf. les nobles mensonges), mais que pour autant il réagit contre le nazisme et ses conditions de possibilité historiques (la décadence provoquée par la démocratie) et qu'il se soucie de l'humanité même si elle est peu morale et peu enclin à la raison, ce pourquoi il faut l'éduquer et peut-être la berner pour son propre bien, ce qui est le rôle et la responsabilité des gardiens de la cité que sont les philosophes depuis Platon, les seuls qui savent et peuvent supporter que la vérité est dans le nihilisme, ce pourquoi il est d'autant plus nécessaire, pour le bien commun, que certains hommes sachent instituer la loi et créer des valeurs pour une morale garantissant le lien social, seul rempart contre le chaos et la destruction.
Que Strauss ait pu préférer l'Occident, dominé par l'hégémonie américaine, pendant la Guerre froide, c'est une chose. Mais l'ennemi n'était pas alors l'Islam, qu'il respectait par ailleurs par le biais de certains philosophes médiévaux à la fois arabo-musulmans et platoniciens (et aristotéliciens). La situation politique n'était pas la même de son temps et de celui de l'administration Bush, laquelle, de plus, a certainement radicalisé et déformé idéologiquement les thèses straussiennes sous l'effet de la croyance au "choc des civilisations" réactivant à la fois l'impérialisme américain (qui aurait eu le champ libre après l'effondrement de l'Union soviétique) et l'esprit de croisade propre à l'intégrisme chrétien dont le Républicanisme se faisait l'écho (peut-être pragmatiquement, de manière machiavélique, dépourvue de morale, donc cynique, pour des intérêts financiers - alors que Strauss est opposé à Machiavel et à sa séparation de l'éthique et de la politique).
Si Strauss a pu rencontrer Kojève c'est peut-être par souci commun pour l'humanité et défiance à l'égard de la société bourgeoise (productrice des derniers hommes, cf. la critique de Nietzsche, reprise par Fukuyama), non sur une même position politique, Strauss louant le rationalisme antique là où Kojève adulait (peut-être ironiquement) son dieu Staline. Et dialoguer avec Schmitt ne fait pas de soi un nazi, ce dernier ayant été un véritable penseur politique qui, même s'il a été le juriste du nazisme, a attiré la curiosité intellectuelle des Juifs qu'étaient Strauss ou encore Jacob Taubes (qui était de gauche). Comme dit Strauss, l'argument ad hitlerum (ou si l'on veut, le point Godwin, l'accusation de nazisme) ne peut pas être le dernier mot : on discrédite un homme pour mieux s'empêcher d'argumenter et de penser. Or la pensée de Heidegger, par exemple, ne peut pas être discréditée entièrement à cause d'une position politique, du moins s'agit-il de comprendre cette pensée et de dialoguer avec elle au lieu de la condamner d'emblée, de la même manière que la pensée entièrement politique de Schmitt, si elle est condamnable, peut nous donner des enseignements proprement politiques (pour comprendre le nazisme) et l'auteur constituer un adversaire privilégié et respectable en tant que tel, ou du moins dont on peut reconnaître l'intelligence, laquelle est fascinante, bien qu'elle ait été mise au service du Mal.
Strauss n'est pas particulièrement pro-libéralisme, même s'il a pu juger que c'était mieux, pour le philosophe qui veut philosopher sans trop de heurts, et perdu dans le brouhaha des opinions, que le totalitarisme soviétique issu des thèses progressistes qu'il combattait (puisque modernes, la volonté de s'émanciper menant bien, dans les faits, au pire des régimes). On pourra également noter que Strauss, comme Platon dans la République, met en garde contre la réalisation du meilleur régime qui n'est qu'idéal, c'est-à-dire meilleur dans le discours et n'existant qu'en lui, tandis que la sagesse ne consiste seulement qu'en une justice qui nous anime, que l'on vise (et qui nous permet de nous perfectionner sans que la perfection soit atteignable, ce qui en est la condition - le meilleur régime est donc une utopie) et dans le fait de reconnaître qu'il vaut mieux, qu'il n'est pas souhaitable, que ce meilleur régime existe et soit réalisé puisqu'il requiert la violence (et la révolution). Or c'est Machiavel qui le premier annonce que ce régime est réalisable (à condition toutefois de délaisser la morale et de préférer la science et la technique pour calculer et mettre ensemble les forces de la nature à notre service : on est donc dans la maîtrise irréfléchie de la nature à notre "profit").
Par ailleurs, je trouve stupéfiant et inquiétant de voir des auteurs pseudo-critiques affirmer que les penseurs de l'École de Francfort ont adhéré aux idées nazies. Bref, si la pensée straussienne a été instrumentalisée à des fins purement politiciennes (et non politiques) pour favoriser les intérêts d'une élite, il semble bien que cette pensée soit également, ici, déformée et instrumentalisée dans la lutte politique, par tous les moyens possibles, contre une idéologie. Le problème c'est donc de vouloir voir en Strauss ce qu'on y cherche, alors que lui-même nous met en garde : il faut comprendre l'auteur comme il se comprend. Le seul tort de Strauss me semble être, en définitive, d'avoir eu des disciples stupides. Enfin, Strauss dit au début de Droit naturel et histoire qu'on ne poursuivra pas les buts de Socrate avec les moyens de Thrasymaque. Bref, si le sophiste a raison, il ne faut pas le dire car l'existence de l'humanité est en jeu. Si le philosophe est le seul à pouvoir comprendre le sophiste, il n'en est pas un, puisqu'il ne veut pas gouverner, et est donc le seul à même d'en remplir le devoir : il n'est pas animé par le pouvoir, mais par le souci à l'égard de la précarité de l'homme dans un monde sensible incompréhensible et contradictoire, d'où la nécessité de taire le savoir du sophiste et de proposer de quoi fonder la science et la science du politique (celle qu'invente en tant que telle bien plus tard Hobbes) en vue d'assurer un ordre humain viable.