INTRODUCTION
Un fait : l’avènement de la démocratie ; deux situations démocratiques : la France et les États-Unis.
Un fait : l’avènement de la démocratie ; deux situations démocratiques : la France et les États-Unis.
Dès l’introduction à sa première Démocratie, Tocqueville désigne un fait nouveau qui s’étend peu à peu en Europe, et qui est complètement établi aux États-Unis : l’égalité des conditions.
1. « Il n’y a pas de peuples de l’Europe chez lesquels la grande révolution sociale que je viens de décrire ait fait de plus rapides progrès que parmi nous ; mais elle y a toujours marché au hasard. » On peut s’étonner d’abord, que Tocqueville associe le mouvement de la révolution démocratique, en France, au hasard ; d’autant que, sans être démocrate, il accepte l'avènement de la démocratie comme une chose inévitable. Ne nous a-t-on pas habitués à glorifier, à sublimer la Révolution française, fruit des lumières d’un siècle, symbole même de la foi en la Raison ? Ne doit-on pas à la France d’avoir répandu la liberté en Europe ? Et son peuple n’a-t-il pas livré bataille pour cela ? Toutes les théories politiques du droit n’ont-elles pas vivifié la démocratie, en la légitimant par des principes inaliénables et fondés en raison ; n’ont-elles pas affranchi le peuple français de l’obscurantisme dans lequel il était enfermé par les dogmes religieux ; de la peur où le plongeaient des croyances qui n’avaient d’autre fonction que de le dominer, l’asservir ; et la liberté n’est-elle pas nécessairement au terme de la démocratie ?
Ne suffisait-il pas d’instituer la démocratie pour que tout soit au mieux dans le meilleur des mondes ? Faut-il, au contraire, considérer qu’en France la démocratie est dénuée de toute signification, de toute cohérence ? Telle qu’elle s’est manifestée, entre 1789 et 1848, non : fondée sur l’idolâtrie de la raison et le déni du réel, ses partisans n’ont cherché à l’imposer que par la violence. Convaincus de posséder la vérité, les démocrates ont entrepris de détruire toutes les croyances. Or Tocqueville, qui ne confond pas l’expérience démocratique française avec la démocratie, nous dit que la démocratie ne peut surgir toute prête et en stricte conformité avec les théories qui l’ont conçue : elle n’est pas prête à l’emploi, sans quoi la Révolution même eût été inutile, ou son avènement pacifique. Tel ne fut pas le cas, et dès leurs premiers contacts avec la réalité sociale, les démocrates durent employer la violence et la force, parce que rien n’était préparé, parce qu’il ne pouvait suffire de tout défaire pour tout refaire. Faut-il supposer par conséquent que les théories élaborées dès le XVIIe siècle et approfondies au XVIIIe sont fausses ?
Si Tocqueville affirme qu’il faut « instruire la démocratie », qu’il faut même « une science politique nouvelle à un monde tout nouveau », c’est que les théories évoquées plus haut posent des difficultés majeures du point de vue de la connaissance dans son rapport à la réalité sociale.
2. En ce sens, la pensée et la réalité démocratiques sont encore à venir. Du moins en France et en Europe, car
La démocratie américaine fut possible parce qu’elle n’entra pas en contact avec une réalité sociale, politique, historique déjà établie de longue date : elle naquit sur une terre vierge de toute tradition, de tout passé politique. Mais il n’a pas suffit aux citoyens américains de vouloir vivre en démocratie : ils ont dû créer, tenant compte des circonstances où ils étaient, une démocratie. Les lois seules n’eussent pas suffit : les mœurs des Américains étaient les plus propres à l’épanouissement de la démocratie, et leurs lois furent instituées en fonction de ces mœurs.
La démocratie américaine ne s’est pas développée sous la forme d’un conflit entre deux croyances opposées : elle est originelle ; autant dire qu’aux yeux des Américains, elle est naturelle. Faut-il croire qu’ils sont exempts de toute croyance, de tout préjugé, de toute illusion : le peuple américain est-il un peuple libre, éclairé par la seule lumière de la raison et de la vérité ? Si c’est cela que doit produire la démocratie : non. Il n’en reste pas moins que la démocratie américaine semble une réussite, et durable. Paradoxe, contradiction ou originalité ?
Tocqueville a écrit:Le développement graduel de l’égalité des conditions […] est universel, il est durable […].
Serait-il sage de croire qu’un mouvement social qui vient de si loin pourra être suspendu par les efforts d’une génération ? Pense-t-on qu’après avoir détruit la féodalité et vaincu les rois, la démocratie reculera devant les bourgeois et les riches ? S’arrêtera-t-elle maintenant qu’elle est devenue si forte et ses adversaires si faibles ?
p. 41 de l'édition Laffont, coll. Bouquins.
1. « Il n’y a pas de peuples de l’Europe chez lesquels la grande révolution sociale que je viens de décrire ait fait de plus rapides progrès que parmi nous ; mais elle y a toujours marché au hasard. » On peut s’étonner d’abord, que Tocqueville associe le mouvement de la révolution démocratique, en France, au hasard ; d’autant que, sans être démocrate, il accepte l'avènement de la démocratie comme une chose inévitable. Ne nous a-t-on pas habitués à glorifier, à sublimer la Révolution française, fruit des lumières d’un siècle, symbole même de la foi en la Raison ? Ne doit-on pas à la France d’avoir répandu la liberté en Europe ? Et son peuple n’a-t-il pas livré bataille pour cela ? Toutes les théories politiques du droit n’ont-elles pas vivifié la démocratie, en la légitimant par des principes inaliénables et fondés en raison ; n’ont-elles pas affranchi le peuple français de l’obscurantisme dans lequel il était enfermé par les dogmes religieux ; de la peur où le plongeaient des croyances qui n’avaient d’autre fonction que de le dominer, l’asservir ; et la liberté n’est-elle pas nécessairement au terme de la démocratie ?
Ne suffisait-il pas d’instituer la démocratie pour que tout soit au mieux dans le meilleur des mondes ? Faut-il, au contraire, considérer qu’en France la démocratie est dénuée de toute signification, de toute cohérence ? Telle qu’elle s’est manifestée, entre 1789 et 1848, non : fondée sur l’idolâtrie de la raison et le déni du réel, ses partisans n’ont cherché à l’imposer que par la violence. Convaincus de posséder la vérité, les démocrates ont entrepris de détruire toutes les croyances. Or Tocqueville, qui ne confond pas l’expérience démocratique française avec la démocratie, nous dit que la démocratie ne peut surgir toute prête et en stricte conformité avec les théories qui l’ont conçue : elle n’est pas prête à l’emploi, sans quoi la Révolution même eût été inutile, ou son avènement pacifique. Tel ne fut pas le cas, et dès leurs premiers contacts avec la réalité sociale, les démocrates durent employer la violence et la force, parce que rien n’était préparé, parce qu’il ne pouvait suffire de tout défaire pour tout refaire. Faut-il supposer par conséquent que les théories élaborées dès le XVIIe siècle et approfondies au XVIIIe sont fausses ?
Tocqueville a écrit:Instruire la démocratie, ranimer s’il se peut ses croyances, purifier ses mœurs, régler ses mouvements, substituer peu à peu la science des affaires à son inexpérience, la connaissance de ses vrais intérêts à ses aveugles instincts ; adapter son gouvernement aux temps et aux lieux ; le modifier suivant les circonstances et les hommes : tel est le premier des devoirs imposé de nos jours à ceux qui dirigent la société.
Il faut une science politique nouvelle à un monde tout nouveau.
Mais c’est à quoi nous ne songeons guère : placés au milieu d’un fleuve rapide, nous fixons obstinément les yeux vers quelques débris qu’on aperçoit encore sur le rivage, tandis que le courant nous entraîne et nous pousse à reculons vers les abîmes.
p. 44.
Si Tocqueville affirme qu’il faut « instruire la démocratie », qu’il faut même « une science politique nouvelle à un monde tout nouveau », c’est que les théories évoquées plus haut posent des difficultés majeures du point de vue de la connaissance dans son rapport à la réalité sociale.
2. En ce sens, la pensée et la réalité démocratiques sont encore à venir. Du moins en France et en Europe, car
Tocqueville a écrit:Il est un pays dans le monde où la grande révolution sociale dont je parle semble avoir à peu près atteint ses limites naturelles ; elle s’y est opérée d’une manière simple et facile, ou plutôt on peut dire que ce pays voit les résultats de la révolution démocratique qui s’opère parmi nous, sans avoir eu la révolution elle-même.
Les émigrants qui vinrent se fixer en Amérique au commencement du XVII° siècle dégagèrent en quelque façon le principe de la démocratie de tous ceux contre lesquels il luttait dans le sein des vieilles sociétés de l’Europe, et ils le transplantèrent seul sur les rivages du nouveau monde. Là, il a pu grandir en liberté, et marchant avec les mœurs, se développer paisiblement dans les lois.
p. 49.
La démocratie américaine fut possible parce qu’elle n’entra pas en contact avec une réalité sociale, politique, historique déjà établie de longue date : elle naquit sur une terre vierge de toute tradition, de tout passé politique. Mais il n’a pas suffit aux citoyens américains de vouloir vivre en démocratie : ils ont dû créer, tenant compte des circonstances où ils étaient, une démocratie. Les lois seules n’eussent pas suffit : les mœurs des Américains étaient les plus propres à l’épanouissement de la démocratie, et leurs lois furent instituées en fonction de ces mœurs.
Tocqueville a écrit:Les Américains ont eu pour eux le hasard de la naissance : leurs pères ont jadis importé sur le sol qu’ils habitent l’égalité des conditions et des intelligences, d’où la république démocratique devait sortir un jour comme de sa source naturelle. Ce n’est pas tout encore, avec un état social républicain, ils ont légué à leurs descendants les habitudes, les idées et les mœurs les plus propres à faire fleurir la république. Quand je pense à ce qu’a produit ce fait originel, il me semble voir toute la destinée de l’Amérique renfermée dans le premier puritain qui aborda sur ses rivages, comme toute la race humaine dans le premier homme.
pp. 265-266.
La démocratie américaine ne s’est pas développée sous la forme d’un conflit entre deux croyances opposées : elle est originelle ; autant dire qu’aux yeux des Américains, elle est naturelle. Faut-il croire qu’ils sont exempts de toute croyance, de tout préjugé, de toute illusion : le peuple américain est-il un peuple libre, éclairé par la seule lumière de la raison et de la vérité ? Si c’est cela que doit produire la démocratie : non. Il n’en reste pas moins que la démocratie américaine semble une réussite, et durable. Paradoxe, contradiction ou originalité ?
Dernière édition par Euterpe le Mer 3 Aoû 2022 - 12:45, édité 3 fois