Liber a écrit:Le dire ainsi implique d'admettre une intention à l'œuvre, un projet, dans la conception et la confection des objets techniques, tant au plan de l'offre que de la demande. Or les objets techniques ne répondent à aucune intention claire, si ce n'est aux idées que suscite la recherche. La technique est d'abord aveugle (sauf peut-être dans le domaine militaire et la politique industrielle), et sa prodigalité est proportionnelle à son évolution, fortuite par définition. La question de l'ennui surgit à sa marge mais toujours avec urgence parce que l'usage permanent des objets techniques donne l'illusion qu'ils nous sont coextensifs et, en cas de panne, on constate aisément combien les usagers, qui s'y sont habitués au point de ne plus pouvoir s'en passer sans un effort qui semble à beaucoup insurmontable, se sentent démunis, seuls, amputés de quelque chose qui leur est devenu consubstantiel.Ces appareils ne sont que des solutions nouvelles, modernes, pour pallier à l'ennui, qui a toujours existé
L'exemple des téléphones portables est l'un des plus significatifs. De sorte que l'ennui dans lequel ils se retrouvent plongés, qui les ramène à leur réalité d'êtres et les rive implacablement au réel, révèle un vide abyssal, celui de l'absence, absence au monde et à eux-mêmes. Observez comme de plus en plus de jeunes semblent à la fois surémotifs et d'un psychisme primaire, quand ils ne sont plus en possession du téléphone portable qui leur tient lieu de substance personnelle et de synthèse compacte, dématérialisée, d'un monde qui ne peut plus exister à l'extérieur de cette miniature dans lequel il se trouve annihilé.
Or l'ennui n'apparaît dans la littérature qu'au XIXe siècle, au moment où la bourgeoisie, qui a du temps pour elle parce qu'elle est industrieuse, invente la société des loisirs. Jusqu'au XVIIIe siècle, ce qu'on appelle l'ennui, c'est une forme de dépression ou de mélancolie (phase de dévitalisation), qui ne disqualifie ni l'être des personnes, ni l'être du monde, précisément parce qu'il atteste encore que les personnes sont occupées d'elles-mêmes et du monde : du réel ; tandis qu'aujourd'hui elles ne sont plus occupées que de virtualités, de fantasmes, de pures factualités qu'elles hypostasient sans cesse comme pour mieux se convaincre de leur propre existence (cf. la tyrannie des émotions et des sensations, qui ne servent qu'à se prouver à soi-même qu'on existe, autrement dit qu'on vaut quelque chose, pendant que le monde n'en est plus que le prétexte et le support, sans même qu'on s'en aperçoive, et pour cause : il n'existe plus, i. e. on l'a oublié).