Voici après réflexion ce que je retire du texte de Boehm, et quelques commentaires en écho aux échanges qui précèdent :
Aristote : La différence ontologique n’est pas posée, et donc demander : « Qu’est-ce que l’être des choses ? » revient à demander : « Qu’est-ce que la substance (= l’étant) ? »
La primauté ontologique de la substance (
ousia) est basée sur la suffisance (elle est principe d’elle-même) et sur son caractère de fondement (elle est principe de tout ce qui est autre qu’elle-même).
La substance (
ousia) est (donc) déterminée comme sujet (ce qui porte les prédicats, fondement, ce qui a caractère d’antériorité).
Mais le concept de sujet est plus large que celui d’
ousia. En outre, « sujet » se dit de la matière, de la forme (
quiddité) mais aussi du composé de la matière et de la forme. Et il est impossible que la matière soit la substance proprement dite car elle est dépourvue de toute détermination, elle n’a aucune essence, n’est ni une chose ni une quantité.
Il faut donc :
* soit (selon la lecture traditionnelle de Z3, contestée par Boehm) considérer que le terme de sujet est ambigu, mieux le définir, et restreindre ici son sens à celui de
quiddité, c’est-à-dire ramener le fondement à l’essentiel,
* soit (selon la thèse de Boehm) considérer que le concept de sujet est insuffisant pour saisir la substance et faire dire à Aristote en interprétant Z3 : « la substance est quiddité (= forme) et à ce titre elle est sujet (= fondement) mais que ce n’est pas en tant que fondement qu’elle est substance ».
Heidegger :Heidegger interprète l’être comme fondement (
grund, sujet, ce par quoi advient la présence), qui présente toutes les caractéristiques du non-manifeste, du voilé (qui ne se montre pas cf. Z3) ; et c’est d’ailleurs parce que l’être de l’étant ne présente aucun caractère de « soi-même » qu’on s’est senti obligé de le fonder dans un étant suprême.
Pour Heidegger, l’être n’est pas un sujet au sens de substance, il n’est pas non plus une subjectivité. Il est le fond commun à tous les étants :
physis, être de tout étant, être fondamental considéré comme vouloir (cf. notamment le magnifique texte : « Pourquoi des poètes »). De ce point de vue notamment, comme vous le remarquez Aristippe, il renvoie aux pré-socratiques ; pour lui, la conception de l’être comme idée ou essence est une déchéance. Il reproche à la métaphysique de tenir pour essentiel autre chose que le fondamental - mais le fondement est un Être (Heidegger dit Être, Aristote dit sujet) qui a tous les traits du voilé : selon l’interprétation de Boehm, Aristote serait donc d’accord avec Heidegger sur ce point.
Mais Heidegger voudrait que ce fondement soit aussi l’Essentiel. En effet, l’être est aussi dit
aletheia (et plus tard
ereignis) : à ce titre il est ramené à une forme "essentialisante" de l’étant : ce qui donne sens, ce qui fait apparaître. Et ceci va à l’encontre de la lecture d’Aristote donnée ci-dessus par Boehm : le fondement n’est pas l’essentiel.
Silentio a écrit: A supposer que l'être ait un sens...
La question du sens de l’être, considérée dans l’absolu, a-t-elle un sens ?… Je ne sais pas mais je vous suis volontiers s’il s’agit de la contextualiser dans une réflexion de type existentialisme.
Liber a écrit: A priori, non, puisque l'Être est là, simplement. C'est ce qui s'impose à nous avant toute interprétation.
Thomas d’Aquin, qui établit la différence ontologique sept siècles avant Heidegger, remarquait : L’être n’est pas ; l’être = ce qu’a l’étant.
Où situer l'être dans ce partage radical entre d'une part un sujet ultime, étant sans essence, fondement pur et d'autre part une essence qui n'est rien mais seulement "relative à" ? L'hésitation d'Aristote reste d'une saisissante actualité et je lui trouve véritablement un caractère de fondement !