Bonjour tout le monde,
Cette année, j'ai eu droit à deux cours sur Schelling, dont un a notamment été orchestré par un de ses grands spécialistes, Gérard Bensussan, professeur extraordinaire. Celui-ci nous a donné un devoir à faire, devoir que j'ai énormément apprécié : choisir un thème issu des Âges du Monde de Schelling, et disserter dessus. Je l'ai énormément apprécié, car cela change des habituelles dissertations et des commentaires, trop scolaires à mon goût, et parce que cela nous permet d'entamer un véritable travail de recherche avant l'heure (je ne suis en effet pas encore en Master). Et étant donné que je trouve que le forum manque terriblement de sujets sur ce grand philosophe, trop peu reconnu à mon avis, j'ai décidé de publier ici le fruit de mon travail, qui est certes très long (j'espère d'ailleurs que vous aurez la patience de le lire, et que l'on puisse en discuter, si toutefois cela est possible), mais pour lequel je pense avoir mené un travail digne de ce nom. Je l'ai copié-collé, donc la mise en page n'est pas forcément de très bonne qualité, veuillez m'en excuser.
L'édition que nous utilisons est l'édition PUF des Âges du Monde
Sujet traité : Intériorité et extériorité dans Les Âges du monde de Schelling
Introduction
Dans Les Âges du Monde, Schelling cherche à retracer l'histoire de l'Absolu en partant de ce qu'il appellera « le commencement du temps ». Dans l'introduction au premier tirage (celle du deuxième tirage ne différant ici en rien), il se demandera alors tout naturellement comment il peut seulement être possible aux hommes de retrouver ce temps si éloigné (ce qu'il appellera « la nuit des temps ») de notre temps présent. Or il n'attend pas tout un argumentaire pour nous exposer sa réponse ; celle-ci est immédiate, et nous permet d'entrer directement dans le vif du sujet : « créée et puisée à la source des choses, et pareille à cette source, l'âme humaine a une conscience (Mitwissenschaft) de la création ». Plusieurs choses sont à souligner dans cette affirmation de Schelling : d'une part, l'âme humaine, bien qu'on puisse avoir à l'idée que celle-ci soit aussi ancrée dans le temps présent que notre corps, contiendrait pourtant certains principes d'un passé radical, celui d'un commencement des temps ; d'autre part, cela a lieu parce qu'elle a été « puisée » dans ce commencement : l'âme humaine, si elle n'est pas entièrement ancrée dans le présent, est bien au contraire une trace de toute l'histoire qui a précédé notre venue ''en chair et en os'' en ce monde. Il suffirait donc à l'homme de plonger en son âme pour pouvoir approcher le commencement du temps. Mais tout cela repose sur un présupposé, et c'est ce présupposé qu'il nous faudra questionner tout au long de notre exposé : c'est qu'il est possible, d'après Schelling, d'appréhender le commencement du temps à partir de l'homme.
Mais revenons sur quelques définitions qu'a donné Schelling en début d'introduction : lorsque nous parlons d'un commencement du temps, nous parlons alors d'un passé radical, autrement dit d'un passé duquel nul passé n'est encore envisageable. Or, nous dit-il, « le passé est su » ; il est donc l'objet d'un savoir. Quelques pages plus loin (page 15 de l'édition PUF1), Schelling rajoute une indication importante : « c'est par l'intériorisation que commence tout savoir, toute saisie conceptuelle ». Si l'homme veut pouvoir approcher le commencement du temps, il va donc devoir s'intérioriser. Nous noterons donc que l'intériorisation est tout d'abord, pour Schelling, un principe de méthode. C'est alors sous cet aspect que nous questionnerons les thèmes de l'intériorité et de l'extériorité chez Schelling : comme des principes de méthode.
Mais n'oublions pas le parallélisme qui existe entre l'âme humaine et « la source des choses » : peut-on donc tout aussi bien parler d'intériorité et d'extériorité quant à cette source des choses d'où l'âme est puisée ? Il nous faut dire, d'une part, que la « source des choses » dont parle Schelling n'est autre que le principe de création de ces mêmes choses : Dieu. Et Schelling ne cessera de montrer tout au long des Âges du monde que l'acte par lequel Dieu a créé toute chose est un mouvement partant de l'intériorisation vers l'extériorisation. Donc bien plus que des principes de méthode, Schelling trouve en ces thèmes de véritables principes métaphysiques. C'est ce second aspect que nous allons également aborder dans notre exposé.
Enfin, nous montrerons que ces notions sont aussi l'occasion pour Schelling d'aborder une philosophie davantage anthropologique et éthique, très peu développée cependant dans Les Âges du monde, mais qui présente cependant un intérêt capital dans sa conception de notre rapport avec le temps. Nous aborderons donc également ce dernier aspect de la question.
Intériorisation et extériorisation : des principes de méthode
Schelling pense que le savoir, qui est donc, d'après les premières définitions données au début de l'introduction du premier livre, une science du passé, passe par l'intériorisation. Il nous faut donc développer cet aspect méthodique de la philosophie de Schelling, ce qui nous permettra par la suite également de mieux comprendre les résultats trouvés par Schelling, notamment dans sa philosophie métaphysique et éthique (que nous aborderons donc plus tard).
1) La temporalité humaine : une réplique de la temporalité divine
Pour commencer, il nous faut expliquer en quoi, pour Schelling, l'âme humaine est pareille à la source des choses, car c'est à partir de là qu'il développe le principe méthodique de l'intériorisation.
D'après Schelling, la temporalité humaine est une réplique de la temporalité divine. C'est cet argument qui lui permettra tout particulièrement de donner une légitimité à la méthode qu'il souhaite développer. Ce point est notamment abordé dans le second tirage, à la page 144, premier paragraphe. Schelling reprend en effet à son compte un « propos antique », qui correspond en fait à une parole de l'Ancien Testament, Ecclésiaste I,9 : « Ce qui a existé, c'est ce qui existera, et ce qui s'est fait, c'est ce qui se fera. Il n'y a rien de nouveau sous le soleil ». Schelling interprète ce propos ainsi : « tout ce qui est advenu en lui [le monde] depuis le commencement, et tout ce qui adviendra jusqu'à la fin n'appartient qu'à un seul et vaste temps ». Autrement dit, selon ce propos, le temps ne serait fait que d'un enchaînement de causes et d'effets, totalement prévisible. Car à quoi correspondrait le « nouveau » évoqué par l'Ancien Testament ? Au hasard. Ce que l'on cherche à montrer, c'est que le hasard, en ce monde, n'a pas droit de cité. Tout est prévisible, écrit d'avance, et par là ''sachable'' (nous éviterons d'utiliser l'adjectif ''connaissable'', lié chez Schelling à une appréhension du présent, et non du passé). Comme le dira plus tard Paul Eluard, « il n'y a pas de hasard, il n'y a que des rendez-vous » : tout cela revient à dire que rien ne peut arriver qui ne soit pas prévisible par une loi causale. Le temps, d'après Schelling, obéit donc à un ordre, à un système. Il y aurait donc un « système de temps » (la question de ce système aura une grande importance dans Les Âges du Monde, et nous développerons ce point dans la seconde partie de notre exposé). Or à la fin de ce paragraphe, Schelling nous annonce que « le système des temps humains [n'en] serait qu'une réplique, une répétition dans un cercle plus restreint ». Là est donc posé le présupposé qui guidera toute la méthode que Schelling souhaite mettre en place : il y a donc une analogie entre le temps humain et le temps divin. Dans les « Projets et Fragments », Schelling appuiera sur cette idée, notamment à la page 244 : « comme en lui-même, l'homme reconnaît aussi dans le tout quelque chose qui s'élève au-dessus de tout temps, un commencement qui jamais n'entre dans le temps mais demeure éternellement en dehors de lui » : si l'homme est capable de plonger assez en profondeur à l'intérieur de soi, il est capable de trouver la cause qui, avant lui – donc avant sa temporalité propre, d'où le « en dehors de lui » –, l'a engendré. La méthode de Schelling consiste donc tout d'abord en une analogie : si je trouve en dehors de ma temporalité propre ma propre cause, je suis capable de trouver la cause qui, en dehors du temps lui-même, a engendré la temporalité divine.
Seulement, il nous faut nous garder ici d'un contre-sens : la temporalité considérée ici par Schelling n'est pas la temporalité personnelle, égoïque, mais une temporalité proprement humaine. C'est la temporalité de l'ensemble des hommes qui est ici prise en considération pour une analogie au temps divin. Lorsque Schelling dit donc « en lui-même, l'homme... », ce qu'il entend en réalité, c'est davantage l'homme dans son humanité. Le temps humain est une réplique du temps divin ; cela ne veut pas dire que ma temporalité propre en est une réplique.
2) Rentrer en soi-même pour tendre vers le savoir
Il y a donc en l'homme quelque chose qui se rapproche d'un savoir divin, et ainsi le passé d'avant l'humanité, d'après Schelling, serait une réplique du passé d'avant le monde, et donc du « commencement du temps ». Donc si l'homme veut pouvoir appréhender le temps divin, il doit donc d'abord entrer en lui. A la page 15, Schelling nous dit alors que « c'est par l'intériorisation que commence tout savoir, toute saisie conceptuelle » : nous voyons très bien ici que Schelling ne voit pas en l'intériorisation une quelconque introspection, qui consisterait en une entente trop banale de l'intériorisation : l'introspection serait le fait de rentrer en soi pour soi, pour considérer ses propres pensées, pour réfléchir à ses propres actes, etc ; ce serait partir de soi pour déterminer quelque chose en dedans ou en dehors de soi. L'intériorisation, elle, est principe de méthode : elle va de pair avec l'analogie : elle n'est pas tournée vers soi-même, mais tournée vers le savoir : ainsi elle permet à l'homme de considérer ce qui, en lui, correspond à une temporalité humaine. L'homme qui se considérerait lui-même et seulement lui-même, qui s'introspecte, ne détermine rien en dehors de lui. Mais celui qui s'intériorise tente de comprendre, au contraire, ce par quoi lui-même est déterminé : la temporalité dans laquelle il est inscrit, et de laquelle, pourrons-nous presque dire, il est victime.
Or pourquoi, d'après Schelling, faudrait-il faire ce détour de l'intériorisation, avant de pouvoir aborder la temporalité divine ? Après Kant, l'opinion est bien répandue que l'homme ne peut avoir aucun accès à ce qu'il appelle un « noumène », une chose en soi. L'homme est en effet voué à ne penser que par l'intermédiaire des catégories, qui sont ce par quoi tout acte de pensée et tout jugement est structuré : or ces catégories ne peuvent s'appliquer qu'aux phénomènes, c'est-à-dire à des objets de l'expérience2 ; des objets d'une intuition non-sensible ne peuvent pas faire l'objet d'un jugement selon les catégories ; or de tels objets sont précisément des « noumènes », chez Kant.
Nous pouvons considérer la temporalité divine dont parle Schelling comme un noumène kantien : ainsi l'homme, s'il veut pouvoir appréhender la temporalité divine, ne peut pas la penser en tant que telle, mais seulement à la lumière de sa temporalité propre. La méthode analogique de Schelling ne peut ainsi fonctionner que par le détour d'un repli sur soi, d'une intériorisation, qui puisse permettre de s'ouvrir à une temporalité supérieure. C'est ainsi qu'à la page 22, Schelling nous dit que « c'est avant tout en nous-mêmes qu'il nous faut rappeler le passé, afin de trouver ce dont tout est issu et ce qui d'abord, a constitué le commencement. Car plus nous prendrons les choses humainement, et plus nous pourrons nourrir l'espoir de nous approcher de l'histoire effective » : il nous faut donc procéder par étape : avant tout, il faut prendre les choses « humainement ». Cela ne signifie pas que l'homme soit la mesure de toute chose, comme l'aurait en son temps dit le sophiste Protagoras : l'homme, pour Schelling, ne peut pas être la mesure de toute chose, car il y a toujours quelque chose qui le dépasse, et c'est ce vers quoi il doit tendre. L'homme n'est la mesure de toute chose qu'en cette première étape. Dans la seconde étape, lors de laquelle il va au-delà de sa seule intériorité, de son seul passé propre, qui est enfoui en lui, à une extériorité radicale, un passé radical d'avant le monde, il dépasse toute mesure humaine. Il passe d'un temps simplement humain, intime, à un temps divin et universel. Ce qu'on appelle ''l'anthropomorphisme schellingien'' ne consiste donc pas à montrer que l'homme est autonome, et que c'est à partir de son intériorité qu'une temporalité puisse être conceptualisable (l'homme n'est pas un ''centre'' duquel tout commence), bien au contraire, la méthode schellingienne consiste à montrer que l'homme est un centre auquel tout est susceptible de se rejoindre. Les éléments temporels extérieurs ne sont ainsi pas déterminés par une intériorité humaine, mais c'est au contraire l'intériorité humaine qui se trouve déterminée par une temporalité qui la dépasse, qui lui est radicalement extérieure : la temporalité divine. On peut alors penser qu'en intériorisant, l'homme reproduit ce mouvement de la temporalité divine, qui va de l'extérieur vers l'homme. Tout prendre humainement, c'est ainsi considérer toute chose qui, en l'homme, a été déterminé par une temporalité extérieure, c'est considérer en quoi la temporalité humaine n'est qu'une « réplique » de la temporalité divine.
3) Avoir un passé passe par une extériorisation
L'intériorisation permet donc de découvrir un passé qui, en l'homme serait analogue à un passé radical qui le déterminerait. Seulement, pour que le passé proprement humain soit, il faut pouvoir se le donner comme passé. Qu'est-ce que, précisément, Schelling appelle-t-il donc passé ? Et comment est-il possible à l'homme de jouir d'un passé ?
Au premier tir age, page 22, Schelling nous dit que pour avoir un passé, il faut s'y être opposé. Celui qui, au présent, vit dans le passé, n'a pas réellement de passé (ni n'a réellement de présent). Car celui qui vit, au présent, dans son passé, ne fait pas de son passé un passé, mais continue à rendre de passé au temps présent. Il y a ainsi dans une foule de sentiments, tels que le regret, la mélancolie, etc, une confusion des extases du temps, entre passé et présent, et qui les annule : car si l'on se résume, l'homme qui vit dans le passé, au présent, nie son passé en tant que passé (car il le refuse en tant que passé, mais l'admet au temps présent), tout autant qu'il nie le présent, en tant qu'il refuse, au temps présent, de se détacher purement et simplement de son passé. Il nous faut donc, afin de nous rapprocher d'une temporalité vraie, qui ne soit pas une confusion des extases du temps, nous détourner d'un passé afin de le rendre proprement passé.
Autrement dit, une méthode d'intériorisation qui permette une analogie entre les temps humains et les temps divins ne peut être menée à bien que si une scission d'avec soi-même, une extériorisation qui nous fasse devenir autre que nous ne sommes déjà, a eu lieu au préalable. Si l'on veut découvrir une temporalité proprement divine, par laquelle nous découvririons un commencement du temps, il faut pouvoir nous en donner les moyens, en commençant, donc, par comprendre ce que doit être pour nous un passé : c'est quelque chose de quoi, au présent, nous nous sommes détachés ; c'est quelque chose de quoi nous avons donné, au temps présent, un avenir (nous reviendrons sur ce point plus avant dans l'exposé).
La méthode anthropomorphique proposée ici par Schelling prend donc tout son sens : partant d'un présupposé que la temporalité humaine est une réplique de la temporalité divine, Schelling nous montre que cette analogie n'a de sens que si l'on considère que c'est l'homme qui se trouve être déterminé par une temporalité qui le dépasse. S'il veut alors pouvoir comprendre cette dernière, il doit éviter les confusions temporelles, en fixant clairement, par extériorisation comme par intériorisation, ce qui correspond en propre à un passé, à un présent et à un avenir. Ainsi seulement la méthode de Schelling sera apte à appréhender une temporalité proprement divine.
Cependant, une fois cette méthode mise en place, comment Schelling définit-il la temporalité proprement divine ? En quoi est-ce qu'intériorité et extériorité prennent par là un sens davantage métaphysique que seulement méthodique ?
Intériorité et extériorité : des principes métaphysiques
La temporalité divine, dont la temporalité humaine est donc une réplique, contient comme elle, trois extases : passé, présent, avenir. A ces trois extases correspondent plusieurs caractéristiques, que nous appellerons ''métaphysiques'' (quoique le terme n'apparaisse que rarement dans Les Âges du Monde). Nous récapitulerons donc dans le tableau ci-dessous ces caractéristiques, auquel nous ferons alors souvent référence lors de notre exposé :
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Les notions mises entre guillemets ne sont pas les notions utilisées par Schelling lui-même, mais que nous utiliserons tout de même, faute de mieux (elles sont inspirées, pour la plupart, de la table des catégories kantiennes) Les cases vides correspondent à des manques dans la philosophie même de Schelling : n'oublions pas que Les Âges du Monde sont une œuvre inachevée, elle peut donc souffrir quelques incomplétudes.
Comment donc Schelling définirait-il une temporalité proprement divine, et dans ce cas, comment peut-on parler d'une dimension métaphysique des thèmes de l'intériorité et de l'extériorité ? C'est le point que nous allons aborder à présent.
1) Intériorité et unité primitive
Tout d'abord, il faut noter que, pour Schelling, le panthéisme est le système qui convient le mieux à l'extase temporelle du passé. Ce point est tout particulièrement discuté à la page 70 : Schelling y utilise les termes panthéisme et réalisme comme des synonymes. Il dit en effet que le panthéisme « est en Dieu le système le plus précoce et le plus ancien », que c'est celui-ci qui est « refoulé comme passé par le temps qui a suivi ». Il nous faudra donc ici discuter cette affirmation, et développer en quoi consiste précisément cette unité primitive en Dieu.
Avant la création, Schelling conçoit n'ayant encore rien engendré en dehors de lui, mais pouvant cependant avoir cette force d'engendrement en puissance en lui. C'est cet état d'avant la création, donc d'avant le monde, que Schelling appelle « unité primitive ». Pourquoi est-ce une unité, et en quoi consiste cette unité ? Il y a selon Schelling deux volontés : d'une part la volonté qui ne veut pas ; cette volonté ne s'actualise jamais, mais reste toujours en Dieu, comme une volonté intérieure, ne s'extériorisant jamais. Cependant, il ne faut pas penser qu'en soi, cet état n'est rien d'effectif : il y a, selon Schelling, une effectivité de l'unité primitive, quoique cette effectivité ne soit pas une effectivité extérieure à Dieu, mais une effectivité seulement intérieure : c'est précisément cette différence que fait Schelling entre l'être en tant qu'il est non-étant, et l'être en tant qu'il est étant, notamment à la page 345. L'être, en tant qu'il n'est pas, est cette unité primitive en Dieu qui refuse encore la création ; le monde n'est alors pas encore, puisqu'aucun lien entre Dieu et le monde n'est encore ici établi. C'est précisément sur ce point que Schelling s'accorde sur une définition d'un passé radical, d'un passé d'avant le monde : celui-ci serait alors cette unité de Dieu qui refuse encore la création. Si cette unité est cependant effective pour Schelling, c'est parce que les deux forces (la force qui tend vers la création, et celle qui la refuse) sont cependant présentes, interagissent. Mais la volonté refusant encore la création, elles ne peuvent encore s'exprimer librement en dehors de Dieu, mais restent indéterminées en son intérieur : il ne leur est en effet pas encore permis de s'extérioriser, et ainsi de pouvoir librement s'opposer. En l'unité, donc à l'intérieur de Dieu, il n'y a donc ni unité des deux forces, ni scission, mais une « union de l'union et de la scission » : l'unité de Dieu ne pouvant pas leur laisser librement le choix de s'exprimer, elles ne peuvent ni exprimer leur union, ni leur scission, mais restent dans une parfaite indifférence l'une à l'égard de l'autre.
C'est précisément cette force d'union, d'unité primitive intérieure à la nature divine, que Schelling appelle la « force de contraction » : c'est la force du Père qui se refuse encore à la création ; c'est la force qui fait que Dieu contient encore en lui, en son intérieur, le monde tout entier, mais qu'il n'a pas encore posé hors de lui. C'est en cela que Schelling estime également que le panthéisme est le système le plus apte à pouvoir définit cette nuit des temps, ce passé d'avant le monde : car c'est le seul système qui, posant le monde en Dieu (ou Dieu contenant en lui le monde en puissance, et ainsi les identifiant), admet un monde qui ne soit pas encore effectif, pas encore libre de cette union primitive. Un monde qui ne se soit pas encore extériorisé de cette appartenance au Père.
Le premier mouvement de Dieu est donc un mouvement de contraction, qui le pousse à une réclusion avant le monde. C'est donc un mouvement d'intériorisation, qui réfrène la liberté individuelle des choses. Qu'est-ce qui, donc, pousse Dieu à la création ?
2) Extériorité et scission
La seconde force entrant en ligne de compte est alors la force qui pousse Dieu à la création. Cette force-là est appelée force d' « expansion » par Schelling. Cette force d'expansion lutte contre la force de contraction, entrerait en contradiction avec elle. Or entrer en contradiction avec la force de contraction, c'est s'opposer à « l'union de l'union et de la scission ». C'est ainsi libérer la volonté de son refus, libérer l'union et la scission de leur indétermination pour qu'elles puissent enfin s'exprimer en dehors de Dieu. Pourquoi en dehors de Dieu ? Car en son intérieur, la création n'a pas d'autre choix que de rester dans une indétermination ; elle doit nécessairement s'extérioriser à lui pour pouvoir gagner sa liberté. Pour que cela puisse se faire, nul autre choix ne s'offre à la volonté que de se libérer de son non-vouloir. La volonté doit vouloir pour qu'advienne un monde. Et ainsi le monde se définit par son opposition à Dieu. Le tort de Spinoza, selon Schelling, consiste donc à voir dans le panthéisme un résultat inaliénable, le dernier système auquel devait aboutir la philosophie. Mais au contraire, pour Schelling, le panthéisme n'est que le système du premier mouvement d'intériorisation divin.
Ainsi, pour que le monde soit, le panthéisme doit être dépassé, il doit faire naître la scission de l'union et de la scission : autrement dit, il doit laisser le champ libre aux objets de la création de s'unir ou de s'opposer les uns aux autres.
Cet aspect-ci de la création est parfaitement résumé dans le second tirage, page 147 : Schelling y parle de l'être, qui se distingue donc, comme nous l'avons dit, en non-étant et en étant. Et Schelling dit de cet être que « si nous le pensons en tant que tel, il est sans soi-même, ou dans une totale absorption en soi-même » : l'état premier de l'être, c'est-à-dire en tant qu'il est non étant, est une état d'intériorité extrême, qui ne détermine rien en dehors de lui, et ainsi qui se nie lui-même en dehors de soi. C'est pourquoi Schelling dit qu'il est à la fois « sans soi-même » (car l'état primitif d'intériorité est un état de négation de sa propre individualité), et « totalement absorbé en soi-même ». Seulement, rajoute Schelling, « de ce fait, il attire son contraire en lui et il est une soif constante d'essence, une rage de s'attirer étant ou sujet afin d'échapper grâce à eux à l'état potentiel pour accéder à l'efficience » : l'être est donc nécessairement sujet à deux forces, l'une qui le tire vers l'intériorité, l'autre vers l'extériorité, vers un état d'étantité. Car l'être, comme nous l'avons dit, est l'objet de deux volontés, celle qui ne veut pas, et celle qui veut : mais ces deux aspects de la volonté sont les aspects d'une seule et même volonté, régie par deux forces qui luttent sans cesse, l'une pour amener à la création, l'extériorité absolue, nier son individualité propre pour affirmer son rapport aux choses, et l'autre qui souhaite rester en soi-même, affirmer son individualité propre, mais la refuser à l'extériorité.
Ce premier rapport à la réalité, c'est aussi le passage du Père au Fils : par le Fils, Dieu s'extériorise, il met au dehors de lui ce qui, intérieurement, était indistinct et inefficient. C'est ainsi que Schelling annonce, à la page 77, que « le Fils est le conciliateur, le libérateur et le rédempteur du Père » : il est cette bonne nouvelle, cette joie de la création, de la potentialité devenue actualité. Le Fils est ce qui actualise des potentialités, les rend présentes, les renvoie au temps présent. Le Fils, c'est le Père qui a accepté de se détacher du passé pour vivre au présent, de même que l'homme, pour avoir un passé, doit pouvoir s'en détacher pour vivre un réel présent, et laisser le passé être passé. Or ce mouvement ne peut se faire sans un mouvement d'extériorisation, qui consiste à devenir autre que ce que l'on est en soi-même ; ainsi l'homme passe d'un état de nostalgie à un état de joie (passe donc du passé au présent), et Dieu, de Père, devient le Fils : c'est un devenir-autre des plus radical qui doit donc avoir lieu.
3) Quel est l'intermédiaire ?
Cependant, pour passer d'un état d'intériorité à un état d'extériorité, quel est l'intermédiaire ? Il faut bien en effet que, pour que le passé devienne présent, celui-ci se projette dans un avenir. Nous verrons donc quel est le rôle de la spéculation de Schelling sur l'avenir.
Étonnamment, donc, tandis que nous pourrions penser naturellement que l'avenir, c'est que qui va au-delà du présent, Schelling nous montre que l'avenir est au contraire ce qui permet la transition du passé au présent : c'est le devenir-autre du passé ; le présent n'est serait ainsi qu'un résultat. Dans Les Âges du Monde, Schelling discute ce point à la page 84 (dans le paragraphe se trouvant au milieu de la page) : il dit que « cette unité [l'unité primitive] ne doit pas être présente ; car le présent repose sur l'opposition ». Il ne fait ici que résumer ce que nous disions auparavant : l'unité primitive appartient au passé, tandis que la scission (ou opposition ici), appartient au présent. Ce qui est intéressant à retenir, c'est la phrase suivante « Cette unité ne peut être que toujours en devenir, s'engendrant constamment et, en un mot, du point de vue présent, à venir » : le présent, c'est l'avenir du passé. L'avenir, c'est l'actualisation, tandis que le présent, c'est l'actualité proprement dite. Le présent ne fait ainsi qu'actualiser une potentialité qui était contenue dans le passé, déployée dans son devenir, actualisée dans le présent. Le présent n'est ainsi que le « comble de son déploiement » : le déploiement en tant que tel, c'est l'avenir. C'est le mouvement d'extériorisation, sans être l'extériorité elle-même.
Cette extériorisation correspond à l'Esprit. C'est pour cela qu'à la page 85, Schelling dit que « cette troisième Personne procède potentiellement du Père, et actuellement du Fils ». Cette Personne est en effet potentialité du passé, du Père, en tant que le Père contient intérieurement, mais dans une unité, la création, sans que cette création soit effective. Mais elle procède aussi actuellement du Fils, car le Fils est le résultat du devenir de cette potentialité, autrement dit une actualité. C'est l'extériorité radicale, résultat d'une extériorisation, d'un ''à-venir'' du Père. Le Père, en engendrant le Fils, est ainsi force d'expansion et d'Amour. L'Amour est ainsi défini par Schelling comme ce qui permet à l'Être primitif de « renoncer à sa réclusion ». L'Amour « presse vers l'avenir », comme cela est dit à la page 104. Seulement, ce renoncement n'est pas l'extériorité en tant que telle : le renoncement n'est qu'une tension vers une actualité. L'actualité elle-même, c'est le présent.
Cependant, nous pourrions nous demander, à partir de là, ce que Schelling entend exactement par « avenir radical ». Car si le passé radical est le passé d'avant le monde, l'avenir radical doit être ce qui vient après le monde. A la page 100, Schelling nous donne une indication qui pourrait apporter un élément de réponse : il dit en effet que « Le temps tout entier existerait en effet lorsqu'il ne serait plus à venir, et c'est pourquoi nous pouvons dire que l'avenir, le temps dernier, est le temps tout entier » : cette affirmation, à vrai dire, ne fait qu'expliciter ce que nous disions, que l'avenir est une réalisation en cours, et que le résultat de cette réalisation est en soi un temps entier, quelque chose qui a réalisé les trois extases. Car le présent nous montre que l'avenir n'est justement plus à venir : que la potentialité a bien été effectuée. Mais nous pourrions également interpréter cette phrase, et notamment son début « Le temps tout entier existerait en effet lorsqu'il ne serait plus à venir », comme l'affirmation d'un avenir radical, au sens où le temps d'après le monde serait un temps où plus aucun avenir n'est à venir ; autrement dit, plus aucun avenir ne serait alors à actualiser. Seulement, ce n'est là qu'une hypothèse, et l'inachèvement de l'œuvre voudra que nous soyons à jamais dans le doute sur cette question.
Nous avons donc montré que les thèmes de l'intériorité et de l'extériorité avaient, bien plus qu'une dimension méthodologique de la philosophie de Schelling, une véritable signification métaphysique, puisqu'ils permettent à Schelling de retracer l'histoire de la création, d'avant la création du monde, jusqu'à son achèvement. Cependant, nous pourrions nous demander en quoi ces thèmes permettent également de distinguer dans la philosophie de Schelling une dimension proprement anthropologique et éthique. Quel est le rapport de l'homme au temps ? En quoi l'homme est-il affecté par cette intériorité et cette extériorité divine ? C'est le point que nous allons aborder à présent.
Intériorité et extériorité : des principes anthropologiques et éthiques
L'homme est au centre de la temporalité divine, et reçoit de celle-ci certaines déterminations. Il est indéniable que l'homme a donc un rapport particulier à cette temporalité, qui le forge en tant qu'homme, et le définit. Quel est donc le rapport de l'homme à la temporalité divine ? Et quelles sont les déterminations qu'il en reçoit ? Ce point n'est pas aussi développé dans Les Âges du Monde que les deux points précédents, puisqu'ils n'occupent qu'une dizaine de pages à la fin du premier tirage, mais il mérite tout de même certaines considérations, sans lesquelles la dimension anthropologique et éthique de la philosophie de Schelling serait totalement ignorée. C'est pour cela que nous nous proposons ici son étude.
1) Le caractère
N'oublions pas que la temporalité divine est analogue à celle de l'homme, comme nous l'avions dit au début de notre exposé. Nous sommes alors en droit de nous demander en quoi consiste l'état d'intériorité en l'homme, si elle est analogue au divin.
C'est ainsi qu'à la page 113, 4ème paragraphe, Schelling dit que « La contraction de la première volonté efficiente, par laquelle la limpidité primordiale se revêt elle-même d'un être, est comparable à l'acte insondable par lequel l'être humain, avant toute action particulière ou temporelle, se contracte en un Être intérieurement déterminé, ou encore se donne ce que nous appelons en lui un caractère ». Ici, l'analogie entre l'humain et le divin est clairement annoncé, mais une dimension clairement anthropologique, voire psychologique en ressort. Dans l'intériorité divine, nous avons montré que la contraction admet certaines potentialités, qui n'attendent que la force d'expansion pour pouvoir être actualisées. Seulement, ce que cet état intérieur nous montre, c'est que ce qui s'extériorise est déjà déterminé par l'intériorité divine : l'actualité n'est que l'actualisation menée à son terme d'une potentialité bien définie. Cette détermination est comparable, nous dit Schelling, à un état de détermination de l'homme. Chaque action particulière de l'homme est au préalable déterminée dans son intériorité, donc par un passé reculé, voire peut-être refoulé. Cette détermination préalable de l'action, c'est ce que Schelling appelle le « caractère » de l'homme.
Seulement, cela ne remet-il pas en cause le fait que l'extériorisation soit une mise en liberté de l'intériorité ? Il ne faut pas entendre ici la liberté dans un sens banal. Chez Schelling, la liberté ne consiste pas à faire ce qui nous passe par la tête, comme on l'entend : la liberté est une mise en action d'une potentialité à laquelle on refusait l'accès à l'extériorité. L'intériorité, divine comme humaine, est comme une prison de l'action. La liberté est comme une évasion. Mais lors de son incarcération, l'action a eu le temps de se demander ce qu'elle allait faire lors de sa sortie à l'air libre ; son action a donc bien été décidée à l'avance, projetée. L'évasion de l'action, sa libération extérieure n'est au final qu'une mise en œuvre. La liberté chez Schelling n'est pas un libre-arbitre, mais c'est une liberté déterminée.
2) Le destin
L'extériorité humaine, tout comme l'extériorité divine, n'est pas extériorité arbitraire, mais déterminée par un passé. N'y a-t-il pas alors, chez Schelling, une pensée du destin ?
Il y en a bien une pensée du destin, et ce juste au paragraphe qui suit celui que nous venons de commenter : dans celui-ci, Schelling pense alors la liberté comme un destin, et l'on peut dire qu'il les utilise presque comme des synonymes. L'extériorisation d'un état intérieur, qui correspond donc à une mise en œuvre d'une potentialité d'emblée définie, n'est que la réalisation d'une destinée.
A la page 104, Schelling a pourtant déjà distingué entre l'homme qui vit dans le passé, de manière intérieure, et celui qui vit dans le présent, extérieurement, en disant ceci : « l'homme intérieur à soi est porté par le temps, tandis que l'homme livré à l'extériorité porte le temps ». Le mouvement décrit est certes différent : dans le cas de l'homme qui vit dans son intériorité, il est porté par le temps, c'est-à-dire que le temps reste le même sous lui, mais ne change jamais, car il n'est jamais entraîné par une action extérieure ; dans l'autre cas, le temps est ballotté d'un point à un autre, on lui fait vivre un changement de position. Cependant, dans les deux cas, c'est du temps qu'il s'agit, c'est-à-dire d'un grand tout organique. Le temps est plusieurs fois, dans Les Âges du Monde, décrit comme un organisme, c'est-à-dire comme un tout auquel les parties obéissent. Nous pourrions illustrer ce propos grâce à une image donnée dans les Recherches sur l'essence de la liberté humaine6 : il donne l'exemple de l'œil qui, bien qu'il soit en soi libre (il peut tomber malade, pleurer, faire mal, etc), il répondra toujours à la fonction qui lui aura été assignée dans le tout dont il fait partie : l'œil, bien qu'il soit libre, est en même temps déterminé ; il réalise son destin. De même, l'homme aura beau être porté par le temps ou le porter lui-même, il ne fera jamais que répondre à un destin qui lui est d'emblée assigné, qui est d'emblée inscrit en son for intérieur.
3) La liberté morale
Ainsi, l'homme ne fait, lorsqu'il extériorise les forces contractantes lui permettant de tendre vers l'avenir, qu'obéir à un destin, et ainsi la liberté n'est que liberté déterminée. Cependant, ce destin est-il par là nécessairement une fatalité ? Ne fait-on que se résoudre à notre destin, ou peut-on encore décider de son destin ?
La formulation de cette question semble poser problème, car il paraît contradictoire de dire que l'on peut choisir son destin. Schelling pense pourtant le concept de « décision » dans l'extériorisation, et ce notamment à la page 119, à laquelle nous nous intéresserons ici, car elle permet à Schelling de développer un argument proprement éthique.
Schelling dit en effet que « [le Moi] peut, dans l'acte de la scission elle-même, soit s'y sacrifier, soit transformer sa nouvelle liberté en moyen lui permettant d'y résister – et telle est bien la possibilité sur laquelle repose finalement la liberté morale ». La scission, ou l'extériorisation, n'est pas univoque, mais permet différentes possibilités d'ouverture. Il nous est offert différents comportements face au destin : soit nous voyons le destin comme une fatalité à laquelle il ne nous est possible que de résister, et nous serions ainsi enfermé dans une sorte de vie contemplative, dans laquelle nous nous imaginons que rien n'est en notre pouvoir, que tout échappe à notre contrôle, et que cela ne sert alors strictement à rien de chercher à agir, à tendre vers un avenir. Cette attitude est précisément l'attitude du nostalgique, qui reste enfermé dans son passé, et qui est ainsi porté par le temps. L'autre attitude consiste au contraire à se sacrifier au destin, donc à lui faire confiance, et ainsi à agir en vue de l'avenir : c'est cela que Schelling appelle la « décision ». en faisant confiance à ce destin et en agissant en vue de lui, nous considérons alors que nous ne pouvons être que meilleurs qu'avant, que chaque instant est alors une avancée, une amélioration, une évolution du Moi. C'est précisément en cela que consiste la liberté morale.
Il ressort donc de ces différents propos de Schelling une véritable portée éthique et anthropologique des thèmes de l'intériorité et de l'extériorité. Nous voyons en effet clairement que la liberté humaine se définit par sa détermination, et qu'ainsi, dans le mouvement d'extériorisation, nous ne faisons en réalité qu'accomplir une destinée qui nous était d'emblée assignée. Mais la liberté, si elle veut pleinement être liberté morale, doit pouvoir accepter ce destin, voire même le provoquer ; car ainsi seulement nous prouvons que nous ressentons pour ce destin qui nous est assigné, une pleine confiance.
Conclusion générale
Intériorité et extériorité sont donc des thèmes qui prennent une part importante dans Les Âges du Monde de Schelling. Car non seulement ils permettent à Schelling de penser une nouvelle méthode qui consisterait à rentrer en soi pour considérer le passé en nous, puis, analogiquement, à considérer un passé qui nous dépasserait entièrement ; mais cette méthode permettrait également par là de retracer l'histoire de la création depuis ses débuts jusqu'à son effectivité actuelle. Ainsi la méthode schellingienne de l'intériorisation et de l'extériorisation ne peut se passer d'une dimension pleinement métaphysique, dans laquelle on découvre que le passé d'avant le monde correspond à un passé extrêmement reculé, dans lequel Dieu, en son for intérieur, refusait purement et simplement la création, le mouvement d'extériorisation méthodique permettant alors de retracer le mouvement qui, en Dieu, a permis la création. Mais alors Schelling a aussi pu, par ce biais, décrire les relations tissées entre l'homme et le temps, en disant que l'homme n'est que l'accomplissement d'un destin, mais d'un destin qui, s'il décide de le choisir, de le vouloir, lui permet de pleinement jouir de sa liberté.
Cette année, j'ai eu droit à deux cours sur Schelling, dont un a notamment été orchestré par un de ses grands spécialistes, Gérard Bensussan, professeur extraordinaire. Celui-ci nous a donné un devoir à faire, devoir que j'ai énormément apprécié : choisir un thème issu des Âges du Monde de Schelling, et disserter dessus. Je l'ai énormément apprécié, car cela change des habituelles dissertations et des commentaires, trop scolaires à mon goût, et parce que cela nous permet d'entamer un véritable travail de recherche avant l'heure (je ne suis en effet pas encore en Master). Et étant donné que je trouve que le forum manque terriblement de sujets sur ce grand philosophe, trop peu reconnu à mon avis, j'ai décidé de publier ici le fruit de mon travail, qui est certes très long (j'espère d'ailleurs que vous aurez la patience de le lire, et que l'on puisse en discuter, si toutefois cela est possible), mais pour lequel je pense avoir mené un travail digne de ce nom. Je l'ai copié-collé, donc la mise en page n'est pas forcément de très bonne qualité, veuillez m'en excuser.
L'édition que nous utilisons est l'édition PUF des Âges du Monde
Sujet traité : Intériorité et extériorité dans Les Âges du monde de Schelling
Introduction
Dans Les Âges du Monde, Schelling cherche à retracer l'histoire de l'Absolu en partant de ce qu'il appellera « le commencement du temps ». Dans l'introduction au premier tirage (celle du deuxième tirage ne différant ici en rien), il se demandera alors tout naturellement comment il peut seulement être possible aux hommes de retrouver ce temps si éloigné (ce qu'il appellera « la nuit des temps ») de notre temps présent. Or il n'attend pas tout un argumentaire pour nous exposer sa réponse ; celle-ci est immédiate, et nous permet d'entrer directement dans le vif du sujet : « créée et puisée à la source des choses, et pareille à cette source, l'âme humaine a une conscience (Mitwissenschaft) de la création ». Plusieurs choses sont à souligner dans cette affirmation de Schelling : d'une part, l'âme humaine, bien qu'on puisse avoir à l'idée que celle-ci soit aussi ancrée dans le temps présent que notre corps, contiendrait pourtant certains principes d'un passé radical, celui d'un commencement des temps ; d'autre part, cela a lieu parce qu'elle a été « puisée » dans ce commencement : l'âme humaine, si elle n'est pas entièrement ancrée dans le présent, est bien au contraire une trace de toute l'histoire qui a précédé notre venue ''en chair et en os'' en ce monde. Il suffirait donc à l'homme de plonger en son âme pour pouvoir approcher le commencement du temps. Mais tout cela repose sur un présupposé, et c'est ce présupposé qu'il nous faudra questionner tout au long de notre exposé : c'est qu'il est possible, d'après Schelling, d'appréhender le commencement du temps à partir de l'homme.
Mais revenons sur quelques définitions qu'a donné Schelling en début d'introduction : lorsque nous parlons d'un commencement du temps, nous parlons alors d'un passé radical, autrement dit d'un passé duquel nul passé n'est encore envisageable. Or, nous dit-il, « le passé est su » ; il est donc l'objet d'un savoir. Quelques pages plus loin (page 15 de l'édition PUF1), Schelling rajoute une indication importante : « c'est par l'intériorisation que commence tout savoir, toute saisie conceptuelle ». Si l'homme veut pouvoir approcher le commencement du temps, il va donc devoir s'intérioriser. Nous noterons donc que l'intériorisation est tout d'abord, pour Schelling, un principe de méthode. C'est alors sous cet aspect que nous questionnerons les thèmes de l'intériorité et de l'extériorité chez Schelling : comme des principes de méthode.
Mais n'oublions pas le parallélisme qui existe entre l'âme humaine et « la source des choses » : peut-on donc tout aussi bien parler d'intériorité et d'extériorité quant à cette source des choses d'où l'âme est puisée ? Il nous faut dire, d'une part, que la « source des choses » dont parle Schelling n'est autre que le principe de création de ces mêmes choses : Dieu. Et Schelling ne cessera de montrer tout au long des Âges du monde que l'acte par lequel Dieu a créé toute chose est un mouvement partant de l'intériorisation vers l'extériorisation. Donc bien plus que des principes de méthode, Schelling trouve en ces thèmes de véritables principes métaphysiques. C'est ce second aspect que nous allons également aborder dans notre exposé.
Enfin, nous montrerons que ces notions sont aussi l'occasion pour Schelling d'aborder une philosophie davantage anthropologique et éthique, très peu développée cependant dans Les Âges du monde, mais qui présente cependant un intérêt capital dans sa conception de notre rapport avec le temps. Nous aborderons donc également ce dernier aspect de la question.
Intériorisation et extériorisation : des principes de méthode
Schelling pense que le savoir, qui est donc, d'après les premières définitions données au début de l'introduction du premier livre, une science du passé, passe par l'intériorisation. Il nous faut donc développer cet aspect méthodique de la philosophie de Schelling, ce qui nous permettra par la suite également de mieux comprendre les résultats trouvés par Schelling, notamment dans sa philosophie métaphysique et éthique (que nous aborderons donc plus tard).
1) La temporalité humaine : une réplique de la temporalité divine
Pour commencer, il nous faut expliquer en quoi, pour Schelling, l'âme humaine est pareille à la source des choses, car c'est à partir de là qu'il développe le principe méthodique de l'intériorisation.
D'après Schelling, la temporalité humaine est une réplique de la temporalité divine. C'est cet argument qui lui permettra tout particulièrement de donner une légitimité à la méthode qu'il souhaite développer. Ce point est notamment abordé dans le second tirage, à la page 144, premier paragraphe. Schelling reprend en effet à son compte un « propos antique », qui correspond en fait à une parole de l'Ancien Testament, Ecclésiaste I,9 : « Ce qui a existé, c'est ce qui existera, et ce qui s'est fait, c'est ce qui se fera. Il n'y a rien de nouveau sous le soleil ». Schelling interprète ce propos ainsi : « tout ce qui est advenu en lui [le monde] depuis le commencement, et tout ce qui adviendra jusqu'à la fin n'appartient qu'à un seul et vaste temps ». Autrement dit, selon ce propos, le temps ne serait fait que d'un enchaînement de causes et d'effets, totalement prévisible. Car à quoi correspondrait le « nouveau » évoqué par l'Ancien Testament ? Au hasard. Ce que l'on cherche à montrer, c'est que le hasard, en ce monde, n'a pas droit de cité. Tout est prévisible, écrit d'avance, et par là ''sachable'' (nous éviterons d'utiliser l'adjectif ''connaissable'', lié chez Schelling à une appréhension du présent, et non du passé). Comme le dira plus tard Paul Eluard, « il n'y a pas de hasard, il n'y a que des rendez-vous » : tout cela revient à dire que rien ne peut arriver qui ne soit pas prévisible par une loi causale. Le temps, d'après Schelling, obéit donc à un ordre, à un système. Il y aurait donc un « système de temps » (la question de ce système aura une grande importance dans Les Âges du Monde, et nous développerons ce point dans la seconde partie de notre exposé). Or à la fin de ce paragraphe, Schelling nous annonce que « le système des temps humains [n'en] serait qu'une réplique, une répétition dans un cercle plus restreint ». Là est donc posé le présupposé qui guidera toute la méthode que Schelling souhaite mettre en place : il y a donc une analogie entre le temps humain et le temps divin. Dans les « Projets et Fragments », Schelling appuiera sur cette idée, notamment à la page 244 : « comme en lui-même, l'homme reconnaît aussi dans le tout quelque chose qui s'élève au-dessus de tout temps, un commencement qui jamais n'entre dans le temps mais demeure éternellement en dehors de lui » : si l'homme est capable de plonger assez en profondeur à l'intérieur de soi, il est capable de trouver la cause qui, avant lui – donc avant sa temporalité propre, d'où le « en dehors de lui » –, l'a engendré. La méthode de Schelling consiste donc tout d'abord en une analogie : si je trouve en dehors de ma temporalité propre ma propre cause, je suis capable de trouver la cause qui, en dehors du temps lui-même, a engendré la temporalité divine.
Seulement, il nous faut nous garder ici d'un contre-sens : la temporalité considérée ici par Schelling n'est pas la temporalité personnelle, égoïque, mais une temporalité proprement humaine. C'est la temporalité de l'ensemble des hommes qui est ici prise en considération pour une analogie au temps divin. Lorsque Schelling dit donc « en lui-même, l'homme... », ce qu'il entend en réalité, c'est davantage l'homme dans son humanité. Le temps humain est une réplique du temps divin ; cela ne veut pas dire que ma temporalité propre en est une réplique.
2) Rentrer en soi-même pour tendre vers le savoir
Il y a donc en l'homme quelque chose qui se rapproche d'un savoir divin, et ainsi le passé d'avant l'humanité, d'après Schelling, serait une réplique du passé d'avant le monde, et donc du « commencement du temps ». Donc si l'homme veut pouvoir appréhender le temps divin, il doit donc d'abord entrer en lui. A la page 15, Schelling nous dit alors que « c'est par l'intériorisation que commence tout savoir, toute saisie conceptuelle » : nous voyons très bien ici que Schelling ne voit pas en l'intériorisation une quelconque introspection, qui consisterait en une entente trop banale de l'intériorisation : l'introspection serait le fait de rentrer en soi pour soi, pour considérer ses propres pensées, pour réfléchir à ses propres actes, etc ; ce serait partir de soi pour déterminer quelque chose en dedans ou en dehors de soi. L'intériorisation, elle, est principe de méthode : elle va de pair avec l'analogie : elle n'est pas tournée vers soi-même, mais tournée vers le savoir : ainsi elle permet à l'homme de considérer ce qui, en lui, correspond à une temporalité humaine. L'homme qui se considérerait lui-même et seulement lui-même, qui s'introspecte, ne détermine rien en dehors de lui. Mais celui qui s'intériorise tente de comprendre, au contraire, ce par quoi lui-même est déterminé : la temporalité dans laquelle il est inscrit, et de laquelle, pourrons-nous presque dire, il est victime.
Or pourquoi, d'après Schelling, faudrait-il faire ce détour de l'intériorisation, avant de pouvoir aborder la temporalité divine ? Après Kant, l'opinion est bien répandue que l'homme ne peut avoir aucun accès à ce qu'il appelle un « noumène », une chose en soi. L'homme est en effet voué à ne penser que par l'intermédiaire des catégories, qui sont ce par quoi tout acte de pensée et tout jugement est structuré : or ces catégories ne peuvent s'appliquer qu'aux phénomènes, c'est-à-dire à des objets de l'expérience2 ; des objets d'une intuition non-sensible ne peuvent pas faire l'objet d'un jugement selon les catégories ; or de tels objets sont précisément des « noumènes », chez Kant.
Nous pouvons considérer la temporalité divine dont parle Schelling comme un noumène kantien : ainsi l'homme, s'il veut pouvoir appréhender la temporalité divine, ne peut pas la penser en tant que telle, mais seulement à la lumière de sa temporalité propre. La méthode analogique de Schelling ne peut ainsi fonctionner que par le détour d'un repli sur soi, d'une intériorisation, qui puisse permettre de s'ouvrir à une temporalité supérieure. C'est ainsi qu'à la page 22, Schelling nous dit que « c'est avant tout en nous-mêmes qu'il nous faut rappeler le passé, afin de trouver ce dont tout est issu et ce qui d'abord, a constitué le commencement. Car plus nous prendrons les choses humainement, et plus nous pourrons nourrir l'espoir de nous approcher de l'histoire effective » : il nous faut donc procéder par étape : avant tout, il faut prendre les choses « humainement ». Cela ne signifie pas que l'homme soit la mesure de toute chose, comme l'aurait en son temps dit le sophiste Protagoras : l'homme, pour Schelling, ne peut pas être la mesure de toute chose, car il y a toujours quelque chose qui le dépasse, et c'est ce vers quoi il doit tendre. L'homme n'est la mesure de toute chose qu'en cette première étape. Dans la seconde étape, lors de laquelle il va au-delà de sa seule intériorité, de son seul passé propre, qui est enfoui en lui, à une extériorité radicale, un passé radical d'avant le monde, il dépasse toute mesure humaine. Il passe d'un temps simplement humain, intime, à un temps divin et universel. Ce qu'on appelle ''l'anthropomorphisme schellingien'' ne consiste donc pas à montrer que l'homme est autonome, et que c'est à partir de son intériorité qu'une temporalité puisse être conceptualisable (l'homme n'est pas un ''centre'' duquel tout commence), bien au contraire, la méthode schellingienne consiste à montrer que l'homme est un centre auquel tout est susceptible de se rejoindre. Les éléments temporels extérieurs ne sont ainsi pas déterminés par une intériorité humaine, mais c'est au contraire l'intériorité humaine qui se trouve déterminée par une temporalité qui la dépasse, qui lui est radicalement extérieure : la temporalité divine. On peut alors penser qu'en intériorisant, l'homme reproduit ce mouvement de la temporalité divine, qui va de l'extérieur vers l'homme. Tout prendre humainement, c'est ainsi considérer toute chose qui, en l'homme, a été déterminé par une temporalité extérieure, c'est considérer en quoi la temporalité humaine n'est qu'une « réplique » de la temporalité divine.
3) Avoir un passé passe par une extériorisation
L'intériorisation permet donc de découvrir un passé qui, en l'homme serait analogue à un passé radical qui le déterminerait. Seulement, pour que le passé proprement humain soit, il faut pouvoir se le donner comme passé. Qu'est-ce que, précisément, Schelling appelle-t-il donc passé ? Et comment est-il possible à l'homme de jouir d'un passé ?
Au premier tir age, page 22, Schelling nous dit que pour avoir un passé, il faut s'y être opposé. Celui qui, au présent, vit dans le passé, n'a pas réellement de passé (ni n'a réellement de présent). Car celui qui vit, au présent, dans son passé, ne fait pas de son passé un passé, mais continue à rendre de passé au temps présent. Il y a ainsi dans une foule de sentiments, tels que le regret, la mélancolie, etc, une confusion des extases du temps, entre passé et présent, et qui les annule : car si l'on se résume, l'homme qui vit dans le passé, au présent, nie son passé en tant que passé (car il le refuse en tant que passé, mais l'admet au temps présent), tout autant qu'il nie le présent, en tant qu'il refuse, au temps présent, de se détacher purement et simplement de son passé. Il nous faut donc, afin de nous rapprocher d'une temporalité vraie, qui ne soit pas une confusion des extases du temps, nous détourner d'un passé afin de le rendre proprement passé.
Autrement dit, une méthode d'intériorisation qui permette une analogie entre les temps humains et les temps divins ne peut être menée à bien que si une scission d'avec soi-même, une extériorisation qui nous fasse devenir autre que nous ne sommes déjà, a eu lieu au préalable. Si l'on veut découvrir une temporalité proprement divine, par laquelle nous découvririons un commencement du temps, il faut pouvoir nous en donner les moyens, en commençant, donc, par comprendre ce que doit être pour nous un passé : c'est quelque chose de quoi, au présent, nous nous sommes détachés ; c'est quelque chose de quoi nous avons donné, au temps présent, un avenir (nous reviendrons sur ce point plus avant dans l'exposé).
La méthode anthropomorphique proposée ici par Schelling prend donc tout son sens : partant d'un présupposé que la temporalité humaine est une réplique de la temporalité divine, Schelling nous montre que cette analogie n'a de sens que si l'on considère que c'est l'homme qui se trouve être déterminé par une temporalité qui le dépasse. S'il veut alors pouvoir comprendre cette dernière, il doit éviter les confusions temporelles, en fixant clairement, par extériorisation comme par intériorisation, ce qui correspond en propre à un passé, à un présent et à un avenir. Ainsi seulement la méthode de Schelling sera apte à appréhender une temporalité proprement divine.
Cependant, une fois cette méthode mise en place, comment Schelling définit-il la temporalité proprement divine ? En quoi est-ce qu'intériorité et extériorité prennent par là un sens davantage métaphysique que seulement méthodique ?
Intériorité et extériorité : des principes métaphysiques
La temporalité divine, dont la temporalité humaine est donc une réplique, contient comme elle, trois extases : passé, présent, avenir. A ces trois extases correspondent plusieurs caractéristiques, que nous appellerons ''métaphysiques'' (quoique le terme n'apparaisse que rarement dans Les Âges du Monde). Nous récapitulerons donc dans le tableau ci-dessous ces caractéristiques, auquel nous ferons alors souvent référence lors de notre exposé :
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Les notions mises entre guillemets ne sont pas les notions utilisées par Schelling lui-même, mais que nous utiliserons tout de même, faute de mieux (elles sont inspirées, pour la plupart, de la table des catégories kantiennes) Les cases vides correspondent à des manques dans la philosophie même de Schelling : n'oublions pas que Les Âges du Monde sont une œuvre inachevée, elle peut donc souffrir quelques incomplétudes.
Comment donc Schelling définirait-il une temporalité proprement divine, et dans ce cas, comment peut-on parler d'une dimension métaphysique des thèmes de l'intériorité et de l'extériorité ? C'est le point que nous allons aborder à présent.
1) Intériorité et unité primitive
Tout d'abord, il faut noter que, pour Schelling, le panthéisme est le système qui convient le mieux à l'extase temporelle du passé. Ce point est tout particulièrement discuté à la page 70 : Schelling y utilise les termes panthéisme et réalisme comme des synonymes. Il dit en effet que le panthéisme « est en Dieu le système le plus précoce et le plus ancien », que c'est celui-ci qui est « refoulé comme passé par le temps qui a suivi ». Il nous faudra donc ici discuter cette affirmation, et développer en quoi consiste précisément cette unité primitive en Dieu.
Avant la création, Schelling conçoit n'ayant encore rien engendré en dehors de lui, mais pouvant cependant avoir cette force d'engendrement en puissance en lui. C'est cet état d'avant la création, donc d'avant le monde, que Schelling appelle « unité primitive ». Pourquoi est-ce une unité, et en quoi consiste cette unité ? Il y a selon Schelling deux volontés : d'une part la volonté qui ne veut pas ; cette volonté ne s'actualise jamais, mais reste toujours en Dieu, comme une volonté intérieure, ne s'extériorisant jamais. Cependant, il ne faut pas penser qu'en soi, cet état n'est rien d'effectif : il y a, selon Schelling, une effectivité de l'unité primitive, quoique cette effectivité ne soit pas une effectivité extérieure à Dieu, mais une effectivité seulement intérieure : c'est précisément cette différence que fait Schelling entre l'être en tant qu'il est non-étant, et l'être en tant qu'il est étant, notamment à la page 345. L'être, en tant qu'il n'est pas, est cette unité primitive en Dieu qui refuse encore la création ; le monde n'est alors pas encore, puisqu'aucun lien entre Dieu et le monde n'est encore ici établi. C'est précisément sur ce point que Schelling s'accorde sur une définition d'un passé radical, d'un passé d'avant le monde : celui-ci serait alors cette unité de Dieu qui refuse encore la création. Si cette unité est cependant effective pour Schelling, c'est parce que les deux forces (la force qui tend vers la création, et celle qui la refuse) sont cependant présentes, interagissent. Mais la volonté refusant encore la création, elles ne peuvent encore s'exprimer librement en dehors de Dieu, mais restent indéterminées en son intérieur : il ne leur est en effet pas encore permis de s'extérioriser, et ainsi de pouvoir librement s'opposer. En l'unité, donc à l'intérieur de Dieu, il n'y a donc ni unité des deux forces, ni scission, mais une « union de l'union et de la scission » : l'unité de Dieu ne pouvant pas leur laisser librement le choix de s'exprimer, elles ne peuvent ni exprimer leur union, ni leur scission, mais restent dans une parfaite indifférence l'une à l'égard de l'autre.
C'est précisément cette force d'union, d'unité primitive intérieure à la nature divine, que Schelling appelle la « force de contraction » : c'est la force du Père qui se refuse encore à la création ; c'est la force qui fait que Dieu contient encore en lui, en son intérieur, le monde tout entier, mais qu'il n'a pas encore posé hors de lui. C'est en cela que Schelling estime également que le panthéisme est le système le plus apte à pouvoir définit cette nuit des temps, ce passé d'avant le monde : car c'est le seul système qui, posant le monde en Dieu (ou Dieu contenant en lui le monde en puissance, et ainsi les identifiant), admet un monde qui ne soit pas encore effectif, pas encore libre de cette union primitive. Un monde qui ne se soit pas encore extériorisé de cette appartenance au Père.
Le premier mouvement de Dieu est donc un mouvement de contraction, qui le pousse à une réclusion avant le monde. C'est donc un mouvement d'intériorisation, qui réfrène la liberté individuelle des choses. Qu'est-ce qui, donc, pousse Dieu à la création ?
2) Extériorité et scission
La seconde force entrant en ligne de compte est alors la force qui pousse Dieu à la création. Cette force-là est appelée force d' « expansion » par Schelling. Cette force d'expansion lutte contre la force de contraction, entrerait en contradiction avec elle. Or entrer en contradiction avec la force de contraction, c'est s'opposer à « l'union de l'union et de la scission ». C'est ainsi libérer la volonté de son refus, libérer l'union et la scission de leur indétermination pour qu'elles puissent enfin s'exprimer en dehors de Dieu. Pourquoi en dehors de Dieu ? Car en son intérieur, la création n'a pas d'autre choix que de rester dans une indétermination ; elle doit nécessairement s'extérioriser à lui pour pouvoir gagner sa liberté. Pour que cela puisse se faire, nul autre choix ne s'offre à la volonté que de se libérer de son non-vouloir. La volonté doit vouloir pour qu'advienne un monde. Et ainsi le monde se définit par son opposition à Dieu. Le tort de Spinoza, selon Schelling, consiste donc à voir dans le panthéisme un résultat inaliénable, le dernier système auquel devait aboutir la philosophie. Mais au contraire, pour Schelling, le panthéisme n'est que le système du premier mouvement d'intériorisation divin.
Ainsi, pour que le monde soit, le panthéisme doit être dépassé, il doit faire naître la scission de l'union et de la scission : autrement dit, il doit laisser le champ libre aux objets de la création de s'unir ou de s'opposer les uns aux autres.
Cet aspect-ci de la création est parfaitement résumé dans le second tirage, page 147 : Schelling y parle de l'être, qui se distingue donc, comme nous l'avons dit, en non-étant et en étant. Et Schelling dit de cet être que « si nous le pensons en tant que tel, il est sans soi-même, ou dans une totale absorption en soi-même » : l'état premier de l'être, c'est-à-dire en tant qu'il est non étant, est une état d'intériorité extrême, qui ne détermine rien en dehors de lui, et ainsi qui se nie lui-même en dehors de soi. C'est pourquoi Schelling dit qu'il est à la fois « sans soi-même » (car l'état primitif d'intériorité est un état de négation de sa propre individualité), et « totalement absorbé en soi-même ». Seulement, rajoute Schelling, « de ce fait, il attire son contraire en lui et il est une soif constante d'essence, une rage de s'attirer étant ou sujet afin d'échapper grâce à eux à l'état potentiel pour accéder à l'efficience » : l'être est donc nécessairement sujet à deux forces, l'une qui le tire vers l'intériorité, l'autre vers l'extériorité, vers un état d'étantité. Car l'être, comme nous l'avons dit, est l'objet de deux volontés, celle qui ne veut pas, et celle qui veut : mais ces deux aspects de la volonté sont les aspects d'une seule et même volonté, régie par deux forces qui luttent sans cesse, l'une pour amener à la création, l'extériorité absolue, nier son individualité propre pour affirmer son rapport aux choses, et l'autre qui souhaite rester en soi-même, affirmer son individualité propre, mais la refuser à l'extériorité.
Ce premier rapport à la réalité, c'est aussi le passage du Père au Fils : par le Fils, Dieu s'extériorise, il met au dehors de lui ce qui, intérieurement, était indistinct et inefficient. C'est ainsi que Schelling annonce, à la page 77, que « le Fils est le conciliateur, le libérateur et le rédempteur du Père » : il est cette bonne nouvelle, cette joie de la création, de la potentialité devenue actualité. Le Fils est ce qui actualise des potentialités, les rend présentes, les renvoie au temps présent. Le Fils, c'est le Père qui a accepté de se détacher du passé pour vivre au présent, de même que l'homme, pour avoir un passé, doit pouvoir s'en détacher pour vivre un réel présent, et laisser le passé être passé. Or ce mouvement ne peut se faire sans un mouvement d'extériorisation, qui consiste à devenir autre que ce que l'on est en soi-même ; ainsi l'homme passe d'un état de nostalgie à un état de joie (passe donc du passé au présent), et Dieu, de Père, devient le Fils : c'est un devenir-autre des plus radical qui doit donc avoir lieu.
3) Quel est l'intermédiaire ?
Cependant, pour passer d'un état d'intériorité à un état d'extériorité, quel est l'intermédiaire ? Il faut bien en effet que, pour que le passé devienne présent, celui-ci se projette dans un avenir. Nous verrons donc quel est le rôle de la spéculation de Schelling sur l'avenir.
Étonnamment, donc, tandis que nous pourrions penser naturellement que l'avenir, c'est que qui va au-delà du présent, Schelling nous montre que l'avenir est au contraire ce qui permet la transition du passé au présent : c'est le devenir-autre du passé ; le présent n'est serait ainsi qu'un résultat. Dans Les Âges du Monde, Schelling discute ce point à la page 84 (dans le paragraphe se trouvant au milieu de la page) : il dit que « cette unité [l'unité primitive] ne doit pas être présente ; car le présent repose sur l'opposition ». Il ne fait ici que résumer ce que nous disions auparavant : l'unité primitive appartient au passé, tandis que la scission (ou opposition ici), appartient au présent. Ce qui est intéressant à retenir, c'est la phrase suivante « Cette unité ne peut être que toujours en devenir, s'engendrant constamment et, en un mot, du point de vue présent, à venir » : le présent, c'est l'avenir du passé. L'avenir, c'est l'actualisation, tandis que le présent, c'est l'actualité proprement dite. Le présent ne fait ainsi qu'actualiser une potentialité qui était contenue dans le passé, déployée dans son devenir, actualisée dans le présent. Le présent n'est ainsi que le « comble de son déploiement » : le déploiement en tant que tel, c'est l'avenir. C'est le mouvement d'extériorisation, sans être l'extériorité elle-même.
Cette extériorisation correspond à l'Esprit. C'est pour cela qu'à la page 85, Schelling dit que « cette troisième Personne procède potentiellement du Père, et actuellement du Fils ». Cette Personne est en effet potentialité du passé, du Père, en tant que le Père contient intérieurement, mais dans une unité, la création, sans que cette création soit effective. Mais elle procède aussi actuellement du Fils, car le Fils est le résultat du devenir de cette potentialité, autrement dit une actualité. C'est l'extériorité radicale, résultat d'une extériorisation, d'un ''à-venir'' du Père. Le Père, en engendrant le Fils, est ainsi force d'expansion et d'Amour. L'Amour est ainsi défini par Schelling comme ce qui permet à l'Être primitif de « renoncer à sa réclusion ». L'Amour « presse vers l'avenir », comme cela est dit à la page 104. Seulement, ce renoncement n'est pas l'extériorité en tant que telle : le renoncement n'est qu'une tension vers une actualité. L'actualité elle-même, c'est le présent.
Cependant, nous pourrions nous demander, à partir de là, ce que Schelling entend exactement par « avenir radical ». Car si le passé radical est le passé d'avant le monde, l'avenir radical doit être ce qui vient après le monde. A la page 100, Schelling nous donne une indication qui pourrait apporter un élément de réponse : il dit en effet que « Le temps tout entier existerait en effet lorsqu'il ne serait plus à venir, et c'est pourquoi nous pouvons dire que l'avenir, le temps dernier, est le temps tout entier » : cette affirmation, à vrai dire, ne fait qu'expliciter ce que nous disions, que l'avenir est une réalisation en cours, et que le résultat de cette réalisation est en soi un temps entier, quelque chose qui a réalisé les trois extases. Car le présent nous montre que l'avenir n'est justement plus à venir : que la potentialité a bien été effectuée. Mais nous pourrions également interpréter cette phrase, et notamment son début « Le temps tout entier existerait en effet lorsqu'il ne serait plus à venir », comme l'affirmation d'un avenir radical, au sens où le temps d'après le monde serait un temps où plus aucun avenir n'est à venir ; autrement dit, plus aucun avenir ne serait alors à actualiser. Seulement, ce n'est là qu'une hypothèse, et l'inachèvement de l'œuvre voudra que nous soyons à jamais dans le doute sur cette question.
Nous avons donc montré que les thèmes de l'intériorité et de l'extériorité avaient, bien plus qu'une dimension méthodologique de la philosophie de Schelling, une véritable signification métaphysique, puisqu'ils permettent à Schelling de retracer l'histoire de la création, d'avant la création du monde, jusqu'à son achèvement. Cependant, nous pourrions nous demander en quoi ces thèmes permettent également de distinguer dans la philosophie de Schelling une dimension proprement anthropologique et éthique. Quel est le rapport de l'homme au temps ? En quoi l'homme est-il affecté par cette intériorité et cette extériorité divine ? C'est le point que nous allons aborder à présent.
Intériorité et extériorité : des principes anthropologiques et éthiques
L'homme est au centre de la temporalité divine, et reçoit de celle-ci certaines déterminations. Il est indéniable que l'homme a donc un rapport particulier à cette temporalité, qui le forge en tant qu'homme, et le définit. Quel est donc le rapport de l'homme à la temporalité divine ? Et quelles sont les déterminations qu'il en reçoit ? Ce point n'est pas aussi développé dans Les Âges du Monde que les deux points précédents, puisqu'ils n'occupent qu'une dizaine de pages à la fin du premier tirage, mais il mérite tout de même certaines considérations, sans lesquelles la dimension anthropologique et éthique de la philosophie de Schelling serait totalement ignorée. C'est pour cela que nous nous proposons ici son étude.
1) Le caractère
N'oublions pas que la temporalité divine est analogue à celle de l'homme, comme nous l'avions dit au début de notre exposé. Nous sommes alors en droit de nous demander en quoi consiste l'état d'intériorité en l'homme, si elle est analogue au divin.
C'est ainsi qu'à la page 113, 4ème paragraphe, Schelling dit que « La contraction de la première volonté efficiente, par laquelle la limpidité primordiale se revêt elle-même d'un être, est comparable à l'acte insondable par lequel l'être humain, avant toute action particulière ou temporelle, se contracte en un Être intérieurement déterminé, ou encore se donne ce que nous appelons en lui un caractère ». Ici, l'analogie entre l'humain et le divin est clairement annoncé, mais une dimension clairement anthropologique, voire psychologique en ressort. Dans l'intériorité divine, nous avons montré que la contraction admet certaines potentialités, qui n'attendent que la force d'expansion pour pouvoir être actualisées. Seulement, ce que cet état intérieur nous montre, c'est que ce qui s'extériorise est déjà déterminé par l'intériorité divine : l'actualité n'est que l'actualisation menée à son terme d'une potentialité bien définie. Cette détermination est comparable, nous dit Schelling, à un état de détermination de l'homme. Chaque action particulière de l'homme est au préalable déterminée dans son intériorité, donc par un passé reculé, voire peut-être refoulé. Cette détermination préalable de l'action, c'est ce que Schelling appelle le « caractère » de l'homme.
Seulement, cela ne remet-il pas en cause le fait que l'extériorisation soit une mise en liberté de l'intériorité ? Il ne faut pas entendre ici la liberté dans un sens banal. Chez Schelling, la liberté ne consiste pas à faire ce qui nous passe par la tête, comme on l'entend : la liberté est une mise en action d'une potentialité à laquelle on refusait l'accès à l'extériorité. L'intériorité, divine comme humaine, est comme une prison de l'action. La liberté est comme une évasion. Mais lors de son incarcération, l'action a eu le temps de se demander ce qu'elle allait faire lors de sa sortie à l'air libre ; son action a donc bien été décidée à l'avance, projetée. L'évasion de l'action, sa libération extérieure n'est au final qu'une mise en œuvre. La liberté chez Schelling n'est pas un libre-arbitre, mais c'est une liberté déterminée.
2) Le destin
L'extériorité humaine, tout comme l'extériorité divine, n'est pas extériorité arbitraire, mais déterminée par un passé. N'y a-t-il pas alors, chez Schelling, une pensée du destin ?
Il y en a bien une pensée du destin, et ce juste au paragraphe qui suit celui que nous venons de commenter : dans celui-ci, Schelling pense alors la liberté comme un destin, et l'on peut dire qu'il les utilise presque comme des synonymes. L'extériorisation d'un état intérieur, qui correspond donc à une mise en œuvre d'une potentialité d'emblée définie, n'est que la réalisation d'une destinée.
A la page 104, Schelling a pourtant déjà distingué entre l'homme qui vit dans le passé, de manière intérieure, et celui qui vit dans le présent, extérieurement, en disant ceci : « l'homme intérieur à soi est porté par le temps, tandis que l'homme livré à l'extériorité porte le temps ». Le mouvement décrit est certes différent : dans le cas de l'homme qui vit dans son intériorité, il est porté par le temps, c'est-à-dire que le temps reste le même sous lui, mais ne change jamais, car il n'est jamais entraîné par une action extérieure ; dans l'autre cas, le temps est ballotté d'un point à un autre, on lui fait vivre un changement de position. Cependant, dans les deux cas, c'est du temps qu'il s'agit, c'est-à-dire d'un grand tout organique. Le temps est plusieurs fois, dans Les Âges du Monde, décrit comme un organisme, c'est-à-dire comme un tout auquel les parties obéissent. Nous pourrions illustrer ce propos grâce à une image donnée dans les Recherches sur l'essence de la liberté humaine6 : il donne l'exemple de l'œil qui, bien qu'il soit en soi libre (il peut tomber malade, pleurer, faire mal, etc), il répondra toujours à la fonction qui lui aura été assignée dans le tout dont il fait partie : l'œil, bien qu'il soit libre, est en même temps déterminé ; il réalise son destin. De même, l'homme aura beau être porté par le temps ou le porter lui-même, il ne fera jamais que répondre à un destin qui lui est d'emblée assigné, qui est d'emblée inscrit en son for intérieur.
3) La liberté morale
Ainsi, l'homme ne fait, lorsqu'il extériorise les forces contractantes lui permettant de tendre vers l'avenir, qu'obéir à un destin, et ainsi la liberté n'est que liberté déterminée. Cependant, ce destin est-il par là nécessairement une fatalité ? Ne fait-on que se résoudre à notre destin, ou peut-on encore décider de son destin ?
La formulation de cette question semble poser problème, car il paraît contradictoire de dire que l'on peut choisir son destin. Schelling pense pourtant le concept de « décision » dans l'extériorisation, et ce notamment à la page 119, à laquelle nous nous intéresserons ici, car elle permet à Schelling de développer un argument proprement éthique.
Schelling dit en effet que « [le Moi] peut, dans l'acte de la scission elle-même, soit s'y sacrifier, soit transformer sa nouvelle liberté en moyen lui permettant d'y résister – et telle est bien la possibilité sur laquelle repose finalement la liberté morale ». La scission, ou l'extériorisation, n'est pas univoque, mais permet différentes possibilités d'ouverture. Il nous est offert différents comportements face au destin : soit nous voyons le destin comme une fatalité à laquelle il ne nous est possible que de résister, et nous serions ainsi enfermé dans une sorte de vie contemplative, dans laquelle nous nous imaginons que rien n'est en notre pouvoir, que tout échappe à notre contrôle, et que cela ne sert alors strictement à rien de chercher à agir, à tendre vers un avenir. Cette attitude est précisément l'attitude du nostalgique, qui reste enfermé dans son passé, et qui est ainsi porté par le temps. L'autre attitude consiste au contraire à se sacrifier au destin, donc à lui faire confiance, et ainsi à agir en vue de l'avenir : c'est cela que Schelling appelle la « décision ». en faisant confiance à ce destin et en agissant en vue de lui, nous considérons alors que nous ne pouvons être que meilleurs qu'avant, que chaque instant est alors une avancée, une amélioration, une évolution du Moi. C'est précisément en cela que consiste la liberté morale.
Il ressort donc de ces différents propos de Schelling une véritable portée éthique et anthropologique des thèmes de l'intériorité et de l'extériorité. Nous voyons en effet clairement que la liberté humaine se définit par sa détermination, et qu'ainsi, dans le mouvement d'extériorisation, nous ne faisons en réalité qu'accomplir une destinée qui nous était d'emblée assignée. Mais la liberté, si elle veut pleinement être liberté morale, doit pouvoir accepter ce destin, voire même le provoquer ; car ainsi seulement nous prouvons que nous ressentons pour ce destin qui nous est assigné, une pleine confiance.
Conclusion générale
Intériorité et extériorité sont donc des thèmes qui prennent une part importante dans Les Âges du Monde de Schelling. Car non seulement ils permettent à Schelling de penser une nouvelle méthode qui consisterait à rentrer en soi pour considérer le passé en nous, puis, analogiquement, à considérer un passé qui nous dépasserait entièrement ; mais cette méthode permettrait également par là de retracer l'histoire de la création depuis ses débuts jusqu'à son effectivité actuelle. Ainsi la méthode schellingienne de l'intériorisation et de l'extériorisation ne peut se passer d'une dimension pleinement métaphysique, dans laquelle on découvre que le passé d'avant le monde correspond à un passé extrêmement reculé, dans lequel Dieu, en son for intérieur, refusait purement et simplement la création, le mouvement d'extériorisation méthodique permettant alors de retracer le mouvement qui, en Dieu, a permis la création. Mais alors Schelling a aussi pu, par ce biais, décrire les relations tissées entre l'homme et le temps, en disant que l'homme n'est que l'accomplissement d'un destin, mais d'un destin qui, s'il décide de le choisir, de le vouloir, lui permet de pleinement jouir de sa liberté.