Aubier a écrit: Alors que j'étais en pleine révision d'histoire sur la Révolution française, je suis tombé sur un texte parlant de la façon dont la Révolution que nous célébrions le 14 juillet n'était pas celle du peuple mais un coup d'État bourgeois.
Sans remettre en cause politiquement cet épisode de notre histoire, je me suis posé la question devons nous écrire une histoire qui soit véritablement avéré (rapporter des faits) ou bien une version romancée (raconter, j'insiste sur le conte) ?
En sachant bien entendu que l'histoire est souvent amplifiée voir modifiée. Quel est le rôle de l'histoire ? Est-il de nous rappeler les atrocités et de nous informer des dangers de mouvements comme le fascisme ? En sachant qu'en Allemagne de l'Ouest, ce dernier point a traumatisé une génération.
Ou bien est-il de nous procurer réconfort et inspiration ? Je pense notamment par exemple à l'histoire française. Lorsque par exemple nous étudions la Révolution française, doit-on soutenir la version romantique des choses ou bien doit-on apprendre la version historiquement vraie ?
Il y a le risque de voir l'histoire de chaque nation refléter son amour-propre et peut-être, je ne pense offenser aucun ressortissant de ce pays ici mais je m'abstiendrais de le nommer, finir par apprendre que notre président a gagné 10.000 batailles à cheval. Néanmoins, si nous poussons l'autre vice trop loin alors où devrions-nous trouver nos exemples ? Doit-on apprendre que Victor Hugo a été exilé loin de son pays mais qu'il n'a cessé d'écrire pour défendre ses idées, ou bien qu'il a quitté sa vie publique en France et a vécu un exil relativement agréable dans un manoir ?
Pour conclure, on pourrait opposer le chroniqueur, qui relèverait les faits uniquement, au conteur qui rapporterait des mythes pas souvent vrais mais plus proches de ce que les gens veulent et ont besoin d'entendre.
Actuellement, mon manuel d'histoire est au "milieu" de tout cela même si le chapitre sur la décolonisation est court (aucune mention de Madagascar bien que les "événements" d'Algérie soient reconnus et assumés dans une certaine mesure).
En somme, il est ici question du dilemme existant - du point de vue de l'observateur qui fait œuvre d'histoire - entre l'utilité sociale ("le moraliste") et la vérité ("le psychologue") :
Gustave Le Bon, La Révolution française et la psychologie des révolutions (1912) a écrit:
L’impartialité a toujours été considérée comme la qualité la plus essentielle d’un historien. Tous, depuis Tacite, assurent qu’ils sont impartiaux.
En réalité l’écrivain voit les événements comme le peintre un paysage, c’est-à-dire avec son tempérament, son caractère et l’âme de sa race. Plusieurs artistes, placés devant un même paysage, le traduiront nécessairement d’une façon différente. Les uns mettront en valeur des détails négligés par d’autres. Chaque reproduction sera ainsi une œuvre personnelle, c’est-à-dire interprétée par une certaine forme de sensibilité.
Il en est de même pour l’écrivain. On ne peut donc pas plus parler de l’impartialité d’un historien que de celle d’un peintre.
Sans doute l’historien peut se borner à reproduire des documents, et c’est la tendance actuelle. Mais ces documents, pour les époques peu éloignées de la nôtre, la Révolution française par exemple, étant tellement abondants qu’une vie d’homme ne suffirait pas à les parcourir, il faut bien se résigner à choisir.
D’une façon consciente quelquefois, inconsciente le plus souvent, l’auteur sélectionne nécessairement les matériaux répondant le mieux à ses opinions politiques, religieuses et morales.
Il est donc impossible, à moins de se contenter de simples chronologies résumant chaque événement dans une ligne et une date, de produire un livre d’histoire véritablement impartial. Aucun auteur ne saurait l’être et il n’est pas à regretter qu’aucun ne l’ait été. La prétention d’impartialité, très répandue aujourd’hui, conduit à ces œuvres plates, grises et prodigieusement ennuyeuses qui rendent complètement impossible la compréhension d’une époque.
L’historien doit-il, sous prétexte d’impartialité, s’abstenir de juger les hommes, c’est-à-dire de parler d'eux en termes admiratifs ou sévères ?
Cette question comporte, je crois, deux solutions très différentes et cependant très justes suivant le point de vue auquel on peut se placer celui du moraliste ou celui du psychologue.
Le moraliste doit envisager exclusivement l’intérêt social et ne juger les hommes que d’après cet intérêt. Par le fait seul qu’elle subsiste et veut continuer à vivre, une société est obligée d’admettre un certain nombre de règles, d’avoir un critérium irréductible du bien et du mal, de créer par conséquent des distinctions très nettes entre le vice et la vertu. Elle arrive ainsi à constituer des types moyens dont les hommes d’une époque se rapprochent plus ou moins, mais dont ils ne peuvent s’écarter beaucoup sans péril pour la société.
C’est d’après de semblables types et les règles dérivées des nécessités sociales que le moraliste doit juger les hommes du passé. Louant ceux qui furent utiles, blâmant les autres, il contribue à fixer des types moraux indispensables à la marche de la civilisation et servant de modèles. Les poètes comme Corneille, par exemple, créant des héros supérieurs à la majorité des hommes et inimitables peut-être, contribuent puissamment à stimuler nos efforts. Il faut toujours proposer à un peuple l’exemple des héros pour élever son âme.
Tel est le point de vue du moraliste. Celui du psychologue sera tout autre. Alors qu’une société n’a pas le droit d’être tolérante, parce que son premier devoir est de vivre, le psychologue doit rester indifférent. Considérant les choses en savant, il ne s’occupe plus de leur valeur utilitaire, et tâche seulement de les expliquer. Sa situation est celle de l’observateur devant un phénomène quelconque. Il est difficile évidemment de lire avec sang-froid que Carrier ordonnait d’enterrer ses victimes jusqu’au cou pour leur faire ensuite crever les yeux et subir d’horribles supplices. Il faut cependant, pour comprendre de tels actes, ne pas plus s’indigner que le naturaliste devant l’araignée dévorant lentement une mouche. Dès que la raison s’émeut, elle cesse d’être la raison et ne peut rien expliquer.
Le rôle de l’historien et celui du psychologue ne sont pas comme on le voit identiques, mais au premier comme au second on peut demander d’essayer, par une sage interprétation des faits, de découvrir sous les évidences visibles, les forces invisibles qui les déterminent.
http://classiques.uqac.ca/classiques/le_bon_gustave/revolution_francaise/revolution_franc.html (premier chapitre de la deuxième partie)