1) Genèse et présence du Surhomme dans l'œuvre de Nietzsche
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Le lac de Silvaplana et le rocher où Nietzsche eut sa vision.
2) Origines
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Le Golfe de Gênes.
3) Le Surhomme, antique ou moderne ?
[A suivre]
Alors, bon, il s'agit bien sûr d'un sujet rebattu, mais moins souvent chez Nietzsche que chez ses lecteurs, j'en ai l'impression. Aussi j'aimerais faire un peu la genèse de ce fameux Surhomme, qui a fait couler beaucoup d'encre sans qu'on ait vraiment examiné d'où il venait, comment il était apparu dans l'œuvre de Nietzsche, et comment il avait... disparu. Eh oui, car on ne mentionne que trop rarement ce fait : Nietzsche n'a employé ce terme dans ses écrits que pendant une courte période, précisément à l'époque où il rédigeait Zarathoustra. Rappelons d'abord les conditions où ce livre a été écrit : ce fut dans un élan soudain d'inspiration, à la suite d'une révélation, celle de l'Éternel Retour, lors d'une promenade sur les sentiers qui bordent le lac de Sils-Maria, dans les Alpes suisses. Depuis ce jour, Nietzsche, à la façon de Pascal, portait son Mémorial dans une poche cousue de son costume. Du moins est-ce la légende qui le dit. En dehors de cet aspect hagiographique, affirmons d'emblée que le Surhomme ne reçoit sa justification que par la pensée de l'Éternel Retour.
En effet, de quelle importance, de quel intérêt serait un Surhomme mortel ? Schopenhauer avait décrit ce Surhomme dans un passage oublié de son grand livre. Il y dépeignait l'état d'âme d'un homme qui serait assuré de renaître indéfiniment, comme le soleil qui resplendit chaque matin après avoir sombré dans la nuit noire. Tous les mots que Nietzsche choisit comme symboles de sa nouvelle philosophie sont déjà dans ce passage. L'homme qui se tient fermement sur la terre arrondie, pareil au soleil, brillant de l'éclat d'un éternel Midi. Eh bien ! Qu'à cela ne tienne ! Cette vision fantastique, propre à ramener la sérénité en l'homme, Schopenhauer faisait le pari qu'elle ne pouvait intéresser personne. Qui serait assez fou pour vouloir revivre éternellement la même vie sans se lasser, sans demander grâce pour de l'Inconnu, du Nouveau, à l'instar de Baudelaire ? C'est ainsi que cette vieille hypothèse abandonnée des religions hindoues et des Stoïciens, cette vieille lune de l'humanité que Schopenhauer avait définitivement rejetée dans les ténèbres, reparaissait auréolée de la lumière du golfe de Gênes !
Mais enfin, ce Surhomme, il fallait lui donner vie. Il ne suffisait pas d'une hypothèse séduisante pour en faire une philosophie. Nietzsche s'est alors souvenu de ses recherches de philologue. Il avait déjà rencontré dans sa vie intellectuelle certains hommes qui avaient su s'élever au-dessus de leurs semblables, leur servir de guide, ou même, simplement attester qu'il était possible de laisser dans la mémoire de l'humanité une preuve de leur grandeur, avant de sombrer définitivement et pour toujours dans l'Orcus. Si ces hommes exceptionnels pouvaient renaître, ils donneraient un espoir nouveau à leurs semblables, à ce troupeau bêlant qui se contente de quelques misérables colifichets vendus par des imposteurs en immortalité. Que restait-il d'autre à Nietzsche, fort de cette certitude, que de célébrer la Surhumanité à venir ? L'homme, enfin débarrassé de l'angoisse de la mort, pourrait édifier une œuvre grandiose, non plus dédiée à la gloire d'un Dieu, mais à la sienne. Solidement campé sur cette Terre dont il a fait enfin son domaine, cet homme commencerait à donner la mesure de lui-même et de toutes choses, ainsi que le décrivait déjà le sophiste Protagoras. La mort tant redoutée ne serait pas plus angoissante que le soleil couchant, qui marque seulement l'assoupissement bienheureux de la nature. Ce serait presque une fête !
Cette vision idyllique, née dans les montagnes alpestres, s'assombrira avec les années, quand Nietzsche apercevra mieux l'ampleur de la tâche, de ce qui est devenue désormais sa tâche. Du Surhomme, il n'en sera plus question. Nous pouvons le deviner en filigrane dans les livres de plus en plus polémiques qu'il fait paraître jusqu'en 1889, l'année de la folie, quand Nietzsche rencontrera de son vivant l'Éternité. Qu'est-ce donc que cet espoir dont vibre la Généalogie de la Morale, son chef-d'œuvre, si ce n'est de la Surhumanité à venir, cet arbre aux fruits encore amers mais qui ne demande qu'à croître, une fois tombées toutes les idoles qui l'obscurcissent ? Le programme est rude : l'esclavage réhabilité, la guerre comme un état normal. Nietzsche s'en moque. Il parle de canonnade, il se compare à de la dynamite. Combien d'hommes ne faudra-t-il pas sacrifier à Dionysos pour atteindre cette apothéose ! Mais ne seraient-il pas morts pareillement, tous ces hommes, assoupis dans la narcose chrétienne ? Que du moins ils vivent pour un but qui les dépasse ! C'est ainsi que Nietzsche a voulu relever le défi de Schopenhauer.
En effet, de quelle importance, de quel intérêt serait un Surhomme mortel ? Schopenhauer avait décrit ce Surhomme dans un passage oublié de son grand livre. Il y dépeignait l'état d'âme d'un homme qui serait assuré de renaître indéfiniment, comme le soleil qui resplendit chaque matin après avoir sombré dans la nuit noire. Tous les mots que Nietzsche choisit comme symboles de sa nouvelle philosophie sont déjà dans ce passage. L'homme qui se tient fermement sur la terre arrondie, pareil au soleil, brillant de l'éclat d'un éternel Midi. Eh bien ! Qu'à cela ne tienne ! Cette vision fantastique, propre à ramener la sérénité en l'homme, Schopenhauer faisait le pari qu'elle ne pouvait intéresser personne. Qui serait assez fou pour vouloir revivre éternellement la même vie sans se lasser, sans demander grâce pour de l'Inconnu, du Nouveau, à l'instar de Baudelaire ? C'est ainsi que cette vieille hypothèse abandonnée des religions hindoues et des Stoïciens, cette vieille lune de l'humanité que Schopenhauer avait définitivement rejetée dans les ténèbres, reparaissait auréolée de la lumière du golfe de Gênes !
Mais enfin, ce Surhomme, il fallait lui donner vie. Il ne suffisait pas d'une hypothèse séduisante pour en faire une philosophie. Nietzsche s'est alors souvenu de ses recherches de philologue. Il avait déjà rencontré dans sa vie intellectuelle certains hommes qui avaient su s'élever au-dessus de leurs semblables, leur servir de guide, ou même, simplement attester qu'il était possible de laisser dans la mémoire de l'humanité une preuve de leur grandeur, avant de sombrer définitivement et pour toujours dans l'Orcus. Si ces hommes exceptionnels pouvaient renaître, ils donneraient un espoir nouveau à leurs semblables, à ce troupeau bêlant qui se contente de quelques misérables colifichets vendus par des imposteurs en immortalité. Que restait-il d'autre à Nietzsche, fort de cette certitude, que de célébrer la Surhumanité à venir ? L'homme, enfin débarrassé de l'angoisse de la mort, pourrait édifier une œuvre grandiose, non plus dédiée à la gloire d'un Dieu, mais à la sienne. Solidement campé sur cette Terre dont il a fait enfin son domaine, cet homme commencerait à donner la mesure de lui-même et de toutes choses, ainsi que le décrivait déjà le sophiste Protagoras. La mort tant redoutée ne serait pas plus angoissante que le soleil couchant, qui marque seulement l'assoupissement bienheureux de la nature. Ce serait presque une fête !
Cette vision idyllique, née dans les montagnes alpestres, s'assombrira avec les années, quand Nietzsche apercevra mieux l'ampleur de la tâche, de ce qui est devenue désormais sa tâche. Du Surhomme, il n'en sera plus question. Nous pouvons le deviner en filigrane dans les livres de plus en plus polémiques qu'il fait paraître jusqu'en 1889, l'année de la folie, quand Nietzsche rencontrera de son vivant l'Éternité. Qu'est-ce donc que cet espoir dont vibre la Généalogie de la Morale, son chef-d'œuvre, si ce n'est de la Surhumanité à venir, cet arbre aux fruits encore amers mais qui ne demande qu'à croître, une fois tombées toutes les idoles qui l'obscurcissent ? Le programme est rude : l'esclavage réhabilité, la guerre comme un état normal. Nietzsche s'en moque. Il parle de canonnade, il se compare à de la dynamite. Combien d'hommes ne faudra-t-il pas sacrifier à Dionysos pour atteindre cette apothéose ! Mais ne seraient-il pas morts pareillement, tous ces hommes, assoupis dans la narcose chrétienne ? Que du moins ils vivent pour un but qui les dépasse ! C'est ainsi que Nietzsche a voulu relever le défi de Schopenhauer.
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Le lac de Silvaplana et le rocher où Nietzsche eut sa vision.
2) Origines
Venons-en aux autres sources culturelles où Nietzsche a sans doute puisé son idée du Surhomme. J'ai mentionné plus haut que ses études de philologie, qui étaient l'équivalent en Allemagne de ce qu'en France on appelait "humanités", c'est-à-dire l'étude de la civilisation gréco-romaine, l'avaient amené à rencontrer une certaine grandeur humaine, en fort contraste avec le milieu étriqué qu'il avait jusque-là connu, petit bourgeois pétri de dévotion (on sait que Nietzsche était "programmé" pour devenir pasteur comme son père).
Nietzsche a étudié cette civilisation dans une école très réputée, Pforta, à la discipline sévère mais dotée d'excellents professeurs. Cette école avait aussi la réputation embarrassante de faire perdre la foi à ses élèves. On y enseignait dans un esprit très libre. Ce fut pour lui la découverte d'un monde nouveau et totalement insoupçonné. Il en restera marqué à jamais. Désormais, la passion pour l'Antiquité ne le quittera plus. C'est là que prend aussi sa place une anecdote racontée par sa soeur, où le jeune collégien aurait voulu montrer à ses camarades le courage et la grandeur d'âme des Romains, en gardant dans la main un charbon ardent, anecdote qui visait à reproduire celle racontée par Tite-Live sur Mucius Scaevola. C'est je pense la première apparition chez Nietzsche du Surhomme. Bien sûr, il n'est pas encore question de concept philosophique, mais la passion froide, le culte de la grandeur, l'héroïsme comme manière de vivre, sont déjà vécus intimement par Nietzsche.
Il poursuivra brillamment ses études, sera nommé professeur de Philologie classique à l'Université de Bâle à seulement 23 ans. Il aurait pu y faire une carrière paisible et couronnée d'honneurs, sans une rencontre qui allait bouleverser sa vie, celle de Richard Wagner. Jusque là, Nietzsche n'avait connu que des intellectuels qu'il avait pu admirer, certes, mais sans jamais se sentir inférieur, bien au contraire. Soudain, le voilà qui se retrouve face au plus grand artiste contemporain de l'Allemagne. Il est subjugué, littéralement envoûté, comme en témoignent les lettres qu'il écrit alors à ses amis. Mieux, cet homme exceptionnel fait montre d'une admiration étonnante pour ses travaux philologiques.
C'est alors que Nietzsche conçoit l'espoir d'une renaissance de la grande culture allemande, celle, pétrie d'Antiquité, de Goethe et de Schiller à Weimar, qui était moribonde à son époque, ayant du laisser la place au scientisme le plus plat, celui de David Strauss avec sa Vie de Jésus, un best-seller. Nietzsche se lance donc dans la bataille, soutenu par Wagner, qui exècre tout autant que lui ce qu'on appelait alors le philistinisme. Tout ira bien jusqu'à la première représentation de la grande Tétralogie que préparait le compositeur, sur le mode des Dionysies grecques. Nietzsche va soudain s'apercevoir que Wagner fait fausse route. Tout ce beau monde qui vient assister à la création de cette grandiose oeuvre d'art n'est qu'un ramassis de snobs sans aucun intérêt pour la culture. Nietzsche tombe malade, épuisé physiquement, mais sans doute la maladie est-elle le résultat de sa déception.
Seulement, ce dont il ne se doute pas, c'est que c'est Wagner lui-même qui va porter le coup de grâce à son beau rêve : il s'apprête en effet à créer un nouveau drame, Parsifal, qui raconte la légende du Saint-Graal. Le voilà qui abandonne soudain la grande culture grecque et les mythes héroïques de l'Allemagne moyenâgeuse pour se tourner vers le christianisme et un mysticisme morbide ! Ecoeuré, Nietzsche demande un congé et se réfugie en Italie. C'est dans cette atmosphère encore si proche des paysages de l'Antiquité que va prendre corps l'idée du Surhomme.
Nietzsche a étudié cette civilisation dans une école très réputée, Pforta, à la discipline sévère mais dotée d'excellents professeurs. Cette école avait aussi la réputation embarrassante de faire perdre la foi à ses élèves. On y enseignait dans un esprit très libre. Ce fut pour lui la découverte d'un monde nouveau et totalement insoupçonné. Il en restera marqué à jamais. Désormais, la passion pour l'Antiquité ne le quittera plus. C'est là que prend aussi sa place une anecdote racontée par sa soeur, où le jeune collégien aurait voulu montrer à ses camarades le courage et la grandeur d'âme des Romains, en gardant dans la main un charbon ardent, anecdote qui visait à reproduire celle racontée par Tite-Live sur Mucius Scaevola. C'est je pense la première apparition chez Nietzsche du Surhomme. Bien sûr, il n'est pas encore question de concept philosophique, mais la passion froide, le culte de la grandeur, l'héroïsme comme manière de vivre, sont déjà vécus intimement par Nietzsche.
Il poursuivra brillamment ses études, sera nommé professeur de Philologie classique à l'Université de Bâle à seulement 23 ans. Il aurait pu y faire une carrière paisible et couronnée d'honneurs, sans une rencontre qui allait bouleverser sa vie, celle de Richard Wagner. Jusque là, Nietzsche n'avait connu que des intellectuels qu'il avait pu admirer, certes, mais sans jamais se sentir inférieur, bien au contraire. Soudain, le voilà qui se retrouve face au plus grand artiste contemporain de l'Allemagne. Il est subjugué, littéralement envoûté, comme en témoignent les lettres qu'il écrit alors à ses amis. Mieux, cet homme exceptionnel fait montre d'une admiration étonnante pour ses travaux philologiques.
C'est alors que Nietzsche conçoit l'espoir d'une renaissance de la grande culture allemande, celle, pétrie d'Antiquité, de Goethe et de Schiller à Weimar, qui était moribonde à son époque, ayant du laisser la place au scientisme le plus plat, celui de David Strauss avec sa Vie de Jésus, un best-seller. Nietzsche se lance donc dans la bataille, soutenu par Wagner, qui exècre tout autant que lui ce qu'on appelait alors le philistinisme. Tout ira bien jusqu'à la première représentation de la grande Tétralogie que préparait le compositeur, sur le mode des Dionysies grecques. Nietzsche va soudain s'apercevoir que Wagner fait fausse route. Tout ce beau monde qui vient assister à la création de cette grandiose oeuvre d'art n'est qu'un ramassis de snobs sans aucun intérêt pour la culture. Nietzsche tombe malade, épuisé physiquement, mais sans doute la maladie est-elle le résultat de sa déception.
Seulement, ce dont il ne se doute pas, c'est que c'est Wagner lui-même qui va porter le coup de grâce à son beau rêve : il s'apprête en effet à créer un nouveau drame, Parsifal, qui raconte la légende du Saint-Graal. Le voilà qui abandonne soudain la grande culture grecque et les mythes héroïques de l'Allemagne moyenâgeuse pour se tourner vers le christianisme et un mysticisme morbide ! Ecoeuré, Nietzsche demande un congé et se réfugie en Italie. C'est dans cette atmosphère encore si proche des paysages de l'Antiquité que va prendre corps l'idée du Surhomme.
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Le Golfe de Gênes.
3) Le Surhomme, antique ou moderne ?
Nous avons vu plus haut la fascination qu'exerça l'Antiquité sur le jeune Nietzsche. L'époque la plus fertile en héros étant l'Antiquité, c'est donc naturellement vers elle que vont se porter nos premières investigations pour comprendre le Surhomme nietzschéen. Nietzsche adolescent éprouve le besoin d'actes héroïques, comme le montre l'anecdote du chardon ardent. Quand le philosophe atteint un âge mûr, que reste-t-il de ses rêves de jeunesse ? Etonnamment, ils paraissent d'une fraîcheur intacte. On peut même dire qu'ils ont gagné en flamboyance. Nietzsche a ressuscité un vieux mythe de l'humanité antique, l'Eternel Retour, et voici qu'il se prépare à célébrer les Héros ! C'est ainsi qu'Homère chantait aux peuplades de la Grèce son Achille, et Pindare ses vainqueurs aux Jeux Olympiques. Ce temps semble bien révolu à l'époque de Nietzsche. Wagner s'apprête à chanter, sur la scène et avec toute la magie d'un grand orchestre symphonique, le héros Jésus Christ, l'antithèse des païens ! Il y avait de quoi agacer Nietzsche. Et pas seulement Nietzsche.
Arthur de Gobineau, un ami du compositeur, a lui aussi pris fait et cause pour les vieilles aristocraties disparues. L'auteur du sombre Essai sur l'inégalité des races humaines vient de se séparer à son tour de Wagner. Il ne comprend pas ce revirement. Celui qui chantait naguère Siegfried, le héros de la liberté, se courbe à présent devant la Croix ! Gobineau en était convaincu : le monde moderne, issu de nombreux métissages, connaissait l'épuisement du sang. Les hommes, dit-il, dans un accent prophétique et menaçant, se ressembleront tous. Non seulement, ils seront identiques dans leurs particularités corporelles, mais sont condamnés à la stagnation, comme les "buffles dans les marais Pontins" ! C'est une inquiétude qui taraude Nietzsche, mais également d'autres de ses contemporains. Tocqueville, que l'on ne soupçonnera pas de partager le pessimisme de Gobineau, finit sa Démocratie en Amérique sur le même constat amer, devant cette foule dont l'uniformité à venir le glace d'épouvante. Les hommes, selon lui, ont à présent la passion de l'égalité, et il n'y a rien à faire face à cette volonté, qui est celle de Dieu lui-même !
Mais si l'égalité est bien la passion dominante de l'humanité moderne, qu'en sera-t-il de la grandeur individuelle ? Car depuis Pforta, Nietzsche n'a cessé de vivre pour elle. Toujours, il a vu que les civilisations les plus réussies avaient eu pour guides de grands hommes. Schopenhauer les appelait les Génies, et il souhaitait former une République posthume de ces Génies à travers les siècles. Mais le Génie est en voie de se tarir. Auguste Comte pense même que l'humanité pourra désormais se passer des "grands hommes". Fallait-il désespérer ? Avant sa vision de l'Eternel Retour, Nietzsche n'était pas loin de jeter l'éponge. Désormais, il pense qu'il y a un espoir. Il passe par la philosophie.
Zarathoustra ! Le Mage perse sera chargé de répandre parmi les hommes la nouveauté nietzschéenne. Dès l'abord, la tâche s'annonce ardue. Personne ne comprend ce qu'est le Dernier homme, ni pourquoi son sort est peu enviable. Il est si agréable d'être ce Dernier homme ! Dépité, le Mage s'en retourne dans sa grotte. Derrière ce théâtre d'opérette qui se joue dans un décor ressemblant aux montagnes de Sicile, Nietzsche lutte. Il veut à tout prix restaurer l'autorité de ces Maîtres passés, les Premiers hommes, dirons-nous. Qui sont-ils ? L'histoire en a gardé des traces dans son lointain passé transmis par les premiers poètes, Hésiode en tête. Nous savons grâce à l'archéologie qu'une vague de barbares blonds a submergé la Grèce, les Doriens, instaurant un ordre nouveau. C'est à eux que la Grèce doit sa grandeur, non aux populations autochtones dont le noir, la couleur de cheveux, est devenu signe de mépris. Jusque dans l'Athènes de Périclès, Nietzsche retrouve leur trace. Mais la Grèce s'est perdue dans la démocratie. Périclès lui-même meurt de la peste. C'en est fini de la dernière aristocratie du monde occidental.
Il faut donc recréer une nouvelle aristocratie sur les ruines de la précédente, ce qui impose d'établir la généalogie de cette décadence. Nietzsche l'aperçoit chez Socrate. Le premier, il ose s'opposer à la domination des vieilles familles athéniennes, mettant en valeur une vie simple, faite toute de méditation, d'abstinence, de respect de la justice. Il préfère mourir que d'enfreindre les lois de sa cité. Pour Nietzsche, c'est là un signe de grande fatigue, une lassitude de vivre ! Son Zarathoustra mettra toute son énergie à prôner l’exact contraire ! "Brisez-moi ces vieilles tables !", s'exclame-t-il en parlant des valeurs morales. Qu'importe de respecter une loi, si cette loi ne vaut pas la peine d'être vécue ? Il faut vivre dangereusement, au-dessus des lois ! C'est ainsi que faisaient les Seigneurs grecs.
Au confluent de sa nostalgie des aristocraties indo-iraniennes, qu'il partage avec Gobineau, Nietzsche vit aussi le déclin d'un mouvement qui fut un raz-de-marée à ses plus belles heures : le Romantisme, et notamment le Sturm und Drang, venu d'Allemagne, qui signifie "Tempête et passion". Le jeune Goethe en avait été jadis le chantre dans son Werther, puis plus tard, dans son Faust. Il avait fait de cette vieille légende allemande une étonnante épopée de l'homme moderne.
Moderne ? Alors que l'Allemagne devenait tous les jours plus dévote, plus nationaliste et plus soumise à la volonté de réunification de la Prusse, Goethe opposait dans son fief de Weimar une toute autre vision de son pays. Il défendait, comme plus tard Jacob Burckhardt et Nietzsche, les petites cités, les petits Etats, vieux régimes politiques si propices à une culture élevée.
Arthur de Gobineau, un ami du compositeur, a lui aussi pris fait et cause pour les vieilles aristocraties disparues. L'auteur du sombre Essai sur l'inégalité des races humaines vient de se séparer à son tour de Wagner. Il ne comprend pas ce revirement. Celui qui chantait naguère Siegfried, le héros de la liberté, se courbe à présent devant la Croix ! Gobineau en était convaincu : le monde moderne, issu de nombreux métissages, connaissait l'épuisement du sang. Les hommes, dit-il, dans un accent prophétique et menaçant, se ressembleront tous. Non seulement, ils seront identiques dans leurs particularités corporelles, mais sont condamnés à la stagnation, comme les "buffles dans les marais Pontins" ! C'est une inquiétude qui taraude Nietzsche, mais également d'autres de ses contemporains. Tocqueville, que l'on ne soupçonnera pas de partager le pessimisme de Gobineau, finit sa Démocratie en Amérique sur le même constat amer, devant cette foule dont l'uniformité à venir le glace d'épouvante. Les hommes, selon lui, ont à présent la passion de l'égalité, et il n'y a rien à faire face à cette volonté, qui est celle de Dieu lui-même !
Mais si l'égalité est bien la passion dominante de l'humanité moderne, qu'en sera-t-il de la grandeur individuelle ? Car depuis Pforta, Nietzsche n'a cessé de vivre pour elle. Toujours, il a vu que les civilisations les plus réussies avaient eu pour guides de grands hommes. Schopenhauer les appelait les Génies, et il souhaitait former une République posthume de ces Génies à travers les siècles. Mais le Génie est en voie de se tarir. Auguste Comte pense même que l'humanité pourra désormais se passer des "grands hommes". Fallait-il désespérer ? Avant sa vision de l'Eternel Retour, Nietzsche n'était pas loin de jeter l'éponge. Désormais, il pense qu'il y a un espoir. Il passe par la philosophie.
Zarathoustra ! Le Mage perse sera chargé de répandre parmi les hommes la nouveauté nietzschéenne. Dès l'abord, la tâche s'annonce ardue. Personne ne comprend ce qu'est le Dernier homme, ni pourquoi son sort est peu enviable. Il est si agréable d'être ce Dernier homme ! Dépité, le Mage s'en retourne dans sa grotte. Derrière ce théâtre d'opérette qui se joue dans un décor ressemblant aux montagnes de Sicile, Nietzsche lutte. Il veut à tout prix restaurer l'autorité de ces Maîtres passés, les Premiers hommes, dirons-nous. Qui sont-ils ? L'histoire en a gardé des traces dans son lointain passé transmis par les premiers poètes, Hésiode en tête. Nous savons grâce à l'archéologie qu'une vague de barbares blonds a submergé la Grèce, les Doriens, instaurant un ordre nouveau. C'est à eux que la Grèce doit sa grandeur, non aux populations autochtones dont le noir, la couleur de cheveux, est devenu signe de mépris. Jusque dans l'Athènes de Périclès, Nietzsche retrouve leur trace. Mais la Grèce s'est perdue dans la démocratie. Périclès lui-même meurt de la peste. C'en est fini de la dernière aristocratie du monde occidental.
Il faut donc recréer une nouvelle aristocratie sur les ruines de la précédente, ce qui impose d'établir la généalogie de cette décadence. Nietzsche l'aperçoit chez Socrate. Le premier, il ose s'opposer à la domination des vieilles familles athéniennes, mettant en valeur une vie simple, faite toute de méditation, d'abstinence, de respect de la justice. Il préfère mourir que d'enfreindre les lois de sa cité. Pour Nietzsche, c'est là un signe de grande fatigue, une lassitude de vivre ! Son Zarathoustra mettra toute son énergie à prôner l’exact contraire ! "Brisez-moi ces vieilles tables !", s'exclame-t-il en parlant des valeurs morales. Qu'importe de respecter une loi, si cette loi ne vaut pas la peine d'être vécue ? Il faut vivre dangereusement, au-dessus des lois ! C'est ainsi que faisaient les Seigneurs grecs.
Au confluent de sa nostalgie des aristocraties indo-iraniennes, qu'il partage avec Gobineau, Nietzsche vit aussi le déclin d'un mouvement qui fut un raz-de-marée à ses plus belles heures : le Romantisme, et notamment le Sturm und Drang, venu d'Allemagne, qui signifie "Tempête et passion". Le jeune Goethe en avait été jadis le chantre dans son Werther, puis plus tard, dans son Faust. Il avait fait de cette vieille légende allemande une étonnante épopée de l'homme moderne.
Moderne ? Alors que l'Allemagne devenait tous les jours plus dévote, plus nationaliste et plus soumise à la volonté de réunification de la Prusse, Goethe opposait dans son fief de Weimar une toute autre vision de son pays. Il défendait, comme plus tard Jacob Burckhardt et Nietzsche, les petites cités, les petits Etats, vieux régimes politiques si propices à une culture élevée.
[A suivre]