Helyos a écrit: ces derniers temps on entend beaucoup de remises en question du vote, qui normalement est le ciment, ce qui assure la stabilité de la démocratie
.
Helyos a écrit: si la démocratie ne parvient pas à assurer l'égalité et à faire autorité, est-ce parce qu'elle passe par le vote ?
Il faudrait expliciter le triple rapport que vous envisagez ici (le vote comme "ciment" de la démocratie ; le vote comme incapable de sous le rapport de l'égalité ; le vote sous le rapport de l'autorité).
Par conséquent, je vous répondrai sans tenir compte des présupposés de vos remarques ci-dessus, mais à la question générale que vous posez ci-dessous :
Helyos a écrit: en tant que philosophes et citoyens, que pensez-vous du vote ?
Je retiens que le vote vous paraît problématique, compte tenu des circonstances politiques actuelles, et qu'ainsi vous souhaitez adopter un point de vue critique. Or, au moment où la démocratie française émerge et s'organise, plusieurs critiques ou restrictions sont formulées à l'encontre des élections (la référence étant l'expérience démocratique de la Révolution française), parce que le "fantasme" dominant est celui de l'unanimité.
D’abord, si on se réfère à l’exemple de la démocratie athénienne, le citoyen est moins un électeur qu’un
législateur. Tandis que le citoyen d’une démocratie moderne, dans la plupart des cas, n’est pas un législateur. Pourtant, selon Cornelius Castoriadis, « à partir du moment où s’opère cette rupture qu’est la création de la
polis, les hommes se posent comme auteurs de leurs propres lois et donc aussi comme responsables de ce qui arrive dans la cité ». Or les électeurs des démocraties modernes exercent leur citoyenneté en élisant des représentants qui détiennent le pouvoir exécutif et législatif, mais qui sont seuls responsables.
La citoyenneté des électeurs s’arrête à l’acte du vote, eux-mêmes n’étant pas responsables politiquement. Cela même constitue un problème.
De plus, dans leur forme moderne, les élections sont procédurales, techniques, formelles. Certes, leur organisation même l’implique.
Toutefois, ce qu’elles gagnent en efficacité, elles le perdent en charge symbolique ; les électeurs, au moment du vote, et réduits à la seule perception qu’ils en ont, n’ayant souvent le choix qu’entre, d’un côté, la nullité politique de leur acte, imperceptible et insignifiant dans l’océan purement numérique des électeurs, et, à l’opposé, une surévaluation compensatoire. En ce sens, les élections comme médiation technique, en se substituant aux médiations symboliques pré-modernes qui relayaient et diffusaient le pouvoir en le réfractant, rendent possible, soit l’abstention (nullité du vote), soit la dénaturation de l’acte même du vote par des considérations personnelles plutôt que par des considérations citoyennes, l’élection n’étant pas assez ou trop engageante.
Enfin, la nécessité technique des élections, pour l’organisation et le fonctionnement de la vie démocratique, est-elle une nécessité politique en soi au point qu’il faille considérer que toute autre forme de consultation ne saurait assurer l’exercice du pouvoir constituant avec les mêmes avantages que ceux que procurent les élections ? Et même en admettant qu’une démocratie est inconcevable sans élections,
élections et démocratie sont-elles consubstantielles ? En quoi la nécessité des élections constituerait-elle une preuve de la réalité démocratique ? On peut ajouter que les élections, au sens moderne, sont certes fonction du pluralisme politique, mais qu’elles le maintiennent sous la forme d’une alternance plutôt que d’une véritable coexistence politique, en raison même du bipartisme, qui procure des avantages par ailleurs, mais au prix de certaines falsifications.
Au total, les élections sont une
immédiation conçue pour rendre impossible en principe toute médiation, suspectée d’avance d’être une confiscation déguisée de la souveraineté populaire par les représentants pourtant élus. Nous vivons comme s'il fallait maintenir coûte que coûte un rapport direct (fantasme de la transparence) entre l’électeur et l’élu, ne voyant pas que ce rapport, parce qu’il est direct, n’en est pas un, mais une hésitation permanente entre une distance infranchissable (quel rapport, quelle proportion entre un individu qui vote et les événements politiques ?) et une proximité illusoire. Le polyméthacrylate de méthyle dont les urnes sont faites ne témoigne que du raffinement technique de l’élection démocratique ; mais une transparence de plastique, en même temps qu’elle ne dématérialise pas la matière, ne symbolise aucune coïncidence à soi de la démocratie, qui ne peut être à la fois son dedans et son dehors, qui ne peut, dans le processus électoral, être l’expression du même (i. e. unanimité ; représentant=représenté) de part en part, sans altération aucune. C'est pourtant un avantage considérable qu'offre le vote, en révélant le pluralisme, c'est-à-dire une diversité pacifique (en principe).