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Nous terminerons cet exposé en montrant que, parmi les innombrables genres musicaux que l'histoire de l'humanité a enfantés, le jazz en est un qui, précisément, assure la fonction que Nietzsche assigne au dionysisme musical, notamment à travers sa gravité, sa frivolité et son caractère rhétorique. Commençons par dire que l’apparition du jazz au début du XX° siècle fut une révolution musicale d’ampleur comparable à celle de la naissance de la musique atonale à peu près à la même époque ou à la naissance de l’opéra à la fin du XVI°. Dans les trois cas, les "gardiens du temple" se sont insurgés contre les atteintes au bon goût que faisaient peser des genres musicaux complètement hétérodoxes. Ils avaient oublié que "le « barbare » fut toujours, en dernier ressort, une aussi impérieuse nécessité que l’apollinien. Imaginons maintenant comme dut résonner, à travers ce monde artificiellement endigué de l’apparence et de la mesure, l’ivresse extatique des fêtes de Dionysos en mélodies enchantées et séductrices ; comme, en ces chants, éclata, semblable à un cri déchirant, tout l’excès démesuré de la nature, en joie, douleur et connaissance ; représentons-nous ce que pouvait valoir, au regard de ce chœur démoniaque des voix du peuple, la psalmodie de l’artiste apollinien, scandée par les sons étouffés des harpes ! Les muses des arts de l’ « apparence » pâlirent devant un art qui proclamait la vérité dans son ivresse ; à la sérénité olympienne la sagesse de Silène cria : « Malheur ! Malheur ! »"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, iv). Les défenseurs de la version intellectualiste-spiritualiste de l'apollinisme ont frémi d’horreur, en effet, en voyant les facéties de Slim Gaillard interprétant Cement Mixer ou Cab Calloway chantant et dansant en dirigeant Minnie the Moocher, presque autant qu'en écoutant la Dafne de Jacopo Peri chanter le lascif abandon au sommeil ou en entendant les dissonances du Concerto pour Violon d'Arnold Schönberg. Tout comme l’opéra à ses débuts et la musique atonale, le jazz a été d’emblée perçu comme vulgaire et dissonant : "la musique nègre importée des États-Unis fut en effet ressentie, aux oreilles de nombre de ses nouveaux auditeurs européens, comme une invasion tumultueuse de la musique par le bruit"(Béthune, le Jazz et l'Occident, I, v). C’est que, loin de n’exprimer que les nobles préoccupations apolliniennes d'un bon goût occidental dûment éduqué, cet ancêtre du jazz qu'est le blues, cette forme de chant populaire mélancolique interprété par des Noirs dans le delta du Mississippi dans les années 1890, a, dès l'origine, senti la sueur rance des corps au travail. Or, comme le souligne Christian Béthune, "le travail, surtout lorsqu'il s'agit d'une tâche collective, s'accomplit la plupart du temps à la manière d'une chorégraphie. Cette habitude de danser son travail n'a rien de fugace ni d'anecdotique, c'est une constante immanente aux gestes du travailleur"(Béthune, le Jazz et l'Occident, II, vi), tout particulièrement, on s'en doute, lorsque ce travail est servile, donc essentiellement répétitif, absurde, pénible et ennuyeux. Ce qui explique que les work songs profanes (à titre d'exemple, parmi d'innombrables versions, le très célèbre Work Song chanté par Nina Simone) tout autant que les negro spirituals sacrés (par exemple, Nobody knows the Trouble I've seen par Louis Armonstrong et autres oh Happy Days d'Aretha Franklin) ont fortement inspiré non seulement les thèmes mais aussi et surtout ce que l'on va appeler le "style jazz" qui consacre la prégnance du swing, c'est-à-dire du balancement rythmique du corps dans une "musique entièrement contaminée par le mouvement [où] le swing serait part impondérable mais omniprésente du corps introduite dans la musique tant par les musiciens que par les auditeurs"(Béthune, le Jazz et l'Occident, II, vi). Rien d'étonnant alors à ce que, à l'opposé de l'immobilité obséquieuse imposée aux corps par la tradition savante, le swing qui excite les corps jusqu'à les enjoindre de danser, constituât, d'emblée, une figure de la vulgarité. Exemple frappant, dans Belle du Seigneur, la très aristocratique Ariane d'Auble, qui ne jure que par Bach et par Mozart, se plaint à son amant du bruit de jazz qui, jusque dans sa chambre d'hôtel, parvient à ses oreilles : "- On danse en bas, dit-elle. - Oui, on danse. - Comme cette musique est vulgaire ! - En effet."(Albert Cohen, Belle du Seigneur, Lxxxvii). De fait, le swing est, dans la structure musicale du jazz, l’élément central qui, par le mouvement des musiciens accompagnant la sonorité et le rythme des instruments ainsi que par le mouvement mimétique des spectateurs, incite les corps à un mouvement qui, tout en rappelant la cadence douloureuse du travail contraint, dispose néanmoins les esprits à la gaieté, paradoxe dont nous avons vu qu'ils étaient profondément dionysiaques. D'où cette mélancolie très particulière qu’exprime le blues, pour entretenir l'illusion consciente et lucide d’un monde meilleur accompagnée, de ce fait, d’une farouche volonté de vivre malgré le malheur patent de l’existence. L'esclavagiste sudiste, tout comme l'occupant nazi en d'autres circonstances, ne s'y étaient pas trompés, intuitivement conscients qu'ils étaient de la valeur cathartique de la musique. Rappelons que "durant la période de l'esclavage, les chants et les danses des esclaves avaient été invoqués par les planteurs pour accréditer l'idée d'individus heureux de leur sort et contrer la propagande anti-esclavagiste. Dans la mesure où, en plus d'une occasion de se distraire à bon compte, les notables du sud voyaient dans les manifestations de la culture afro-américaine des raisons supplémentaires de considérer les Noirs comme inférieurs, ils s'en accommodaient volontiers. Les chants, les danses et les contes de la communauté noire constituaient, dans l'optique suprématiste des planteurs, une façon pour les affranchis de "rester à leur place""(Béthune, le Jazz et l'Occident, I, i). Toujours est-il que, malgré l'humiliation des Jim Crow Laws, il reste chez ces "damnés de la terre" la volonté de rester cool, comme l'illustre abondamment la littérature de Toni Morrisson. C'est "au milieu de cette exubérance de vie, de souffrance et de joie, remplie d’une extase sublime, [que] la tragédie écoute un chant lointain et mélancolique ; — il parle des causes génératrices de l’Être, qui s’appellent : Illusion, Volonté, Malheur"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, xx). Écoutons la douceur de ce Blue Lester distillé par le saxophone de Lester Young ou bien cette déchirante Invitation to the Blues lancée par Tom Waits. Le blues, ancêtre du jazz, est bien une expression de l'éternel retour du même (malheur).
(à suivre ...)