(suite de ...)
Après avoir examiné en quoi consiste la perversion de l'esprit dionysiaque de la musique et avoir évoqué le remède zoroastrien que Nietzsche lui préconise, revenons à l'opposition principielle qu'il pose entre apollinien et dionysiaque pour essayer de comprendre en quoi consiste le deuxième danger qui menace la musique ou l'éthique : l'excès d'apollinisme. Comme nous l’avons déjà dit, l’art apollinien et l’art dionysiaque s’interpénètrent en permanence dans des proportions et selon des modalités très variables. Et c'est bien parce que, à la rude frénésie de l'ivresse à l'état de veille succède toujours la douce accalmie du rêve au cours du sommeil, qu'Apollon est aussi le dieu du rêve : "les Grecs ont représenté sous la figure de leur Apollon ce désir joyeux du rêve. Apollon, en tant que dieu de toutes les facultés créatrices de formes, est en même temps le dieu divinateur. Lui qui, d’après son origine, est « l’apparence » rayonnante, la divinité de la lumière, il règne aussi sur l’apparence pleine de beauté du monde intérieur de l’imagination. La vérité plus haute, la perfection de ce monde, opposées à la réalité imparfaitement intelligible de tous les jours, enfin la conscience profonde de la réparatrice et salutaire nature du sommeil et du rêve, sont symboliquement l'analogue, à la fois, de l’aptitude à la divination, et des arts en général, par lesquels la vie est rendue possible et digne d’être vécue"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, i). Ceci explique, notamment, l’extraordinaire fécondité de ce rejeton du rêve qu'est la poésie et donc la tragédie comme art total. C'est sur ce lien nécessaire entre rêve et poésie qu'insiste Freud lorsqu'il dit que "le rêve fait surgir un matériel qui n’appartient ni à la vie adulte ni à l’enfance du rêveur mais à l’héritage archaïque, résultat de l’expérience des aïeux et que l’enfant apporte en naissant avant même d’avoir commencé de vivre ; dans les légendes les plus anciennes de l’humanité, ainsi que dans certaines coutumes survivantes, nous découvrons des éléments qui correspondent à ce matériel phylogénétique"(Freud, Abrégé de Psychanalyse). Autrement dit, le mythe est à l'enfance de l'humanité ce que le rêve est à l'enfance de l'individu et, par suite, la tragédie remplit la même fonction représentative du mythe que le récit du rêve. En ce sens, on comprend qu'il ne saurait se trouver d'expression musicale du mythe qui soit dépourvue de dimension apollinienne. C'est ce qu'illustre notamment, dans l'exécution musicale, la complémentarité naturelle des instruments à vent, descendants de la flûte dionysienne, et des instruments à cordes héritiers de la lyre apollinienne. Toutefois, Apollon n’est pas seulement le dieu du rêve et donc d’une certaine forme de folie douce. C’est aussi celui de la sagesse et de la mesure. Et c’est surtout sous ce rapport que l’apollinisme doit, jusqu'à un certain point, contrarier le dionysisme. Par exemple, il n’est pas sans importance, souligne Nietzsche, que "la musique d’Apollon [soit] une architecture sonore d’ordre dorique dont les sons [sont] fixés par avance, tels ceux des cordes de la cithare"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, i). Or l'ordre dorique est, avec les ordres ionique et corinthien, l’un des trois ordres architecturaux de l’antiquité grecque. C’est aussi le plus sobre et le plus dépouillé, donc, en un sens, le plus sage. Nietzsche fait ici une analogie éclairante entre l’architecture et la musique pour suggérer que la musique est de plus en plus souvent construite selon une rigueur quasi-architecturale, c'est-à-dire dont la valeur esthétique est perçue d'abord par les yeux s'adressant à l'esprit plutôt que par les oreilles s'adressant au corps. Sur ce point, Nietzsche emboîte le pas de Hegel pour qui la marche triomphale de la Raison dans l’Histoire n’épargne aucune activité humaine, au point que, même dans l’art au sens restreint, "l’esprit doit abandonner cet accord avec le monde sensible pour se retirer en lui-même"(Hegel, Esthétique). Or, c'est lorsque le rêve apollinien n'est plus synonyme de douce folie mais plutôt de dématérialisation vis à vis du monde sensible que "son effet devien[t] pathologique, et qu’alors l’apparence nous donne l’illusion d’une grossière réalité"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, i).
Le rêve considéré non plus comme ressourcement vital créatif mais, désormais, sous prétexte de spiritualité et de rationalité, comme alternative intellectuelle à la vie, voilà donc en quoi va consister, pour Nietzsche, la plus grave perversion de l'apollinisme, sa perversion nihiliste ou, ce qui revient au même, idéaliste. Or, une manifestation concrète de cette sorte de perversion consiste dans le rôle hégémonique que va jouer l'écriture dans la communication de la pensée humaine et, notamment dans celle de la pensée musicale. De fait, l’invention de la notation musicale a, au cours de l’histoire, progressivement complexifié et imposée comme une nécessités pirituelle ou rationnelle la lecture de la pensée musicale comme de toute pensée en général. Sauf que, à l’instar de Rousseau et contre Hegel, pour Nietzsche, une telle évolution est tout sauf un progrès décisif : "à mesure que les besoins croissent, que les affaires s’embrouillent, que les lumières s’étendent, le langage change de caractère : il devient plus juste et moins passionné, il substitue aux sentiments les idées, il ne parle plus au cœur mais à la raison [...]. C’est l’écriture qui substitue l’exactitude à l’expression : on rend ses sentiments quand on parle, ses idées quand on écrit"(Rousseau, Essai sur l’Origine des Langues, v). Comme pour tout langage, l'écriture du langage musical modifie donc radicalement le statut de ce langage. Et, comme toute écriture, l’écriture musicale manifeste une approche de plus en plus théorétique d'une activité sans cesse plus éloignée de la vie. Nietzsche y voit la preuve que "tout notre monde moderne […] a pour idéal l’homme théorique, armé des moyens de connaissance les plus puissants, travaillant au service de la science, et dont le prototype et ancêtre originel est Socrate"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, xviii). À travers la nécessité historique de l’écriture, c’est l’obsession d'un idéal de certitude de connaissance vraie et définitive au détriment de l'incertitude consubstantielle à l’intuition vitale qui se fait jour. Inversant l'idée socratique bien connue selon laquelle on ne saurait agir avec justice sans connaître avec justesse, Nietzsche affirme au contraire que "la connaissance tue l'action, à l'action appartient le mirage de l'illusion ; c'est là l'enseignement de Hamlet [...]. Sous l'influence de la vérité contemplée, l'homme ne perçoit plus maintenant de toutes parts que l'horrible et l'absurde de l'existence"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, vii). Pour Nietzsche, comme pour Gœthe ou Wittgenstein, "au début était l'action [im Anfang, war die Tat]" et l'action, à l'inverse du Verbe, s'accommode fort bien de l'illusion ou de l'imprécision. Or, cette hypertrophie de l’homme théorique par rapport à l’homme pratique et à l'homme sensible que Nietzsche, après bien d’autres, croit déceler dans la modernité, abolit le sentiment naturel de la vie, un sentiment de gaieté tragique, rappelons-le. Entendons-nous bien : ce que Nietzsche déplore n’est évidemment pas que l'homme moderne perçoive, désormais avec l'acuité que lui autorisent ses puissants moyens de connaissance, "l'horrible et l'absurde de l'existence". C'est plutôt qu’il ne perçoive plus que ça, sous-entendant par là que la musique n'est plus, désormais, en mesure de remplir sa fonction. La vie n'étant plus tragique, c'est-à-dire, tout à la fois, grave et légère, préoccupante et insouciante, mais tout juste catastrophique, c'est-à-dire, au sens que lui a légué la tragédie attique, réduite au seul moment où le héros reçoit sa punition (c'est le thème, hélas bien connu, de l'homme après la chute dans le péché), contaminée qu'elle est par l’obsession mortifère d'un idéal de vérité et de permanence, la musique n'est plus alors que le reflet de cette uni-dimensionnalité souffreteuse de l'existence. Or, s’agissant de la musique, de quelle vérité et de quelle permanence idéales peut-il bien s’agir ?
(à suivre ...)
Après avoir examiné en quoi consiste la perversion de l'esprit dionysiaque de la musique et avoir évoqué le remède zoroastrien que Nietzsche lui préconise, revenons à l'opposition principielle qu'il pose entre apollinien et dionysiaque pour essayer de comprendre en quoi consiste le deuxième danger qui menace la musique ou l'éthique : l'excès d'apollinisme. Comme nous l’avons déjà dit, l’art apollinien et l’art dionysiaque s’interpénètrent en permanence dans des proportions et selon des modalités très variables. Et c'est bien parce que, à la rude frénésie de l'ivresse à l'état de veille succède toujours la douce accalmie du rêve au cours du sommeil, qu'Apollon est aussi le dieu du rêve : "les Grecs ont représenté sous la figure de leur Apollon ce désir joyeux du rêve. Apollon, en tant que dieu de toutes les facultés créatrices de formes, est en même temps le dieu divinateur. Lui qui, d’après son origine, est « l’apparence » rayonnante, la divinité de la lumière, il règne aussi sur l’apparence pleine de beauté du monde intérieur de l’imagination. La vérité plus haute, la perfection de ce monde, opposées à la réalité imparfaitement intelligible de tous les jours, enfin la conscience profonde de la réparatrice et salutaire nature du sommeil et du rêve, sont symboliquement l'analogue, à la fois, de l’aptitude à la divination, et des arts en général, par lesquels la vie est rendue possible et digne d’être vécue"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, i). Ceci explique, notamment, l’extraordinaire fécondité de ce rejeton du rêve qu'est la poésie et donc la tragédie comme art total. C'est sur ce lien nécessaire entre rêve et poésie qu'insiste Freud lorsqu'il dit que "le rêve fait surgir un matériel qui n’appartient ni à la vie adulte ni à l’enfance du rêveur mais à l’héritage archaïque, résultat de l’expérience des aïeux et que l’enfant apporte en naissant avant même d’avoir commencé de vivre ; dans les légendes les plus anciennes de l’humanité, ainsi que dans certaines coutumes survivantes, nous découvrons des éléments qui correspondent à ce matériel phylogénétique"(Freud, Abrégé de Psychanalyse). Autrement dit, le mythe est à l'enfance de l'humanité ce que le rêve est à l'enfance de l'individu et, par suite, la tragédie remplit la même fonction représentative du mythe que le récit du rêve. En ce sens, on comprend qu'il ne saurait se trouver d'expression musicale du mythe qui soit dépourvue de dimension apollinienne. C'est ce qu'illustre notamment, dans l'exécution musicale, la complémentarité naturelle des instruments à vent, descendants de la flûte dionysienne, et des instruments à cordes héritiers de la lyre apollinienne. Toutefois, Apollon n’est pas seulement le dieu du rêve et donc d’une certaine forme de folie douce. C’est aussi celui de la sagesse et de la mesure. Et c’est surtout sous ce rapport que l’apollinisme doit, jusqu'à un certain point, contrarier le dionysisme. Par exemple, il n’est pas sans importance, souligne Nietzsche, que "la musique d’Apollon [soit] une architecture sonore d’ordre dorique dont les sons [sont] fixés par avance, tels ceux des cordes de la cithare"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, i). Or l'ordre dorique est, avec les ordres ionique et corinthien, l’un des trois ordres architecturaux de l’antiquité grecque. C’est aussi le plus sobre et le plus dépouillé, donc, en un sens, le plus sage. Nietzsche fait ici une analogie éclairante entre l’architecture et la musique pour suggérer que la musique est de plus en plus souvent construite selon une rigueur quasi-architecturale, c'est-à-dire dont la valeur esthétique est perçue d'abord par les yeux s'adressant à l'esprit plutôt que par les oreilles s'adressant au corps. Sur ce point, Nietzsche emboîte le pas de Hegel pour qui la marche triomphale de la Raison dans l’Histoire n’épargne aucune activité humaine, au point que, même dans l’art au sens restreint, "l’esprit doit abandonner cet accord avec le monde sensible pour se retirer en lui-même"(Hegel, Esthétique). Or, c'est lorsque le rêve apollinien n'est plus synonyme de douce folie mais plutôt de dématérialisation vis à vis du monde sensible que "son effet devien[t] pathologique, et qu’alors l’apparence nous donne l’illusion d’une grossière réalité"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, i).
Le rêve considéré non plus comme ressourcement vital créatif mais, désormais, sous prétexte de spiritualité et de rationalité, comme alternative intellectuelle à la vie, voilà donc en quoi va consister, pour Nietzsche, la plus grave perversion de l'apollinisme, sa perversion nihiliste ou, ce qui revient au même, idéaliste. Or, une manifestation concrète de cette sorte de perversion consiste dans le rôle hégémonique que va jouer l'écriture dans la communication de la pensée humaine et, notamment dans celle de la pensée musicale. De fait, l’invention de la notation musicale a, au cours de l’histoire, progressivement complexifié et imposée comme une nécessités pirituelle ou rationnelle la lecture de la pensée musicale comme de toute pensée en général. Sauf que, à l’instar de Rousseau et contre Hegel, pour Nietzsche, une telle évolution est tout sauf un progrès décisif : "à mesure que les besoins croissent, que les affaires s’embrouillent, que les lumières s’étendent, le langage change de caractère : il devient plus juste et moins passionné, il substitue aux sentiments les idées, il ne parle plus au cœur mais à la raison [...]. C’est l’écriture qui substitue l’exactitude à l’expression : on rend ses sentiments quand on parle, ses idées quand on écrit"(Rousseau, Essai sur l’Origine des Langues, v). Comme pour tout langage, l'écriture du langage musical modifie donc radicalement le statut de ce langage. Et, comme toute écriture, l’écriture musicale manifeste une approche de plus en plus théorétique d'une activité sans cesse plus éloignée de la vie. Nietzsche y voit la preuve que "tout notre monde moderne […] a pour idéal l’homme théorique, armé des moyens de connaissance les plus puissants, travaillant au service de la science, et dont le prototype et ancêtre originel est Socrate"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, xviii). À travers la nécessité historique de l’écriture, c’est l’obsession d'un idéal de certitude de connaissance vraie et définitive au détriment de l'incertitude consubstantielle à l’intuition vitale qui se fait jour. Inversant l'idée socratique bien connue selon laquelle on ne saurait agir avec justice sans connaître avec justesse, Nietzsche affirme au contraire que "la connaissance tue l'action, à l'action appartient le mirage de l'illusion ; c'est là l'enseignement de Hamlet [...]. Sous l'influence de la vérité contemplée, l'homme ne perçoit plus maintenant de toutes parts que l'horrible et l'absurde de l'existence"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, vii). Pour Nietzsche, comme pour Gœthe ou Wittgenstein, "au début était l'action [im Anfang, war die Tat]" et l'action, à l'inverse du Verbe, s'accommode fort bien de l'illusion ou de l'imprécision. Or, cette hypertrophie de l’homme théorique par rapport à l’homme pratique et à l'homme sensible que Nietzsche, après bien d’autres, croit déceler dans la modernité, abolit le sentiment naturel de la vie, un sentiment de gaieté tragique, rappelons-le. Entendons-nous bien : ce que Nietzsche déplore n’est évidemment pas que l'homme moderne perçoive, désormais avec l'acuité que lui autorisent ses puissants moyens de connaissance, "l'horrible et l'absurde de l'existence". C'est plutôt qu’il ne perçoive plus que ça, sous-entendant par là que la musique n'est plus, désormais, en mesure de remplir sa fonction. La vie n'étant plus tragique, c'est-à-dire, tout à la fois, grave et légère, préoccupante et insouciante, mais tout juste catastrophique, c'est-à-dire, au sens que lui a légué la tragédie attique, réduite au seul moment où le héros reçoit sa punition (c'est le thème, hélas bien connu, de l'homme après la chute dans le péché), contaminée qu'elle est par l’obsession mortifère d'un idéal de vérité et de permanence, la musique n'est plus alors que le reflet de cette uni-dimensionnalité souffreteuse de l'existence. Or, s’agissant de la musique, de quelle vérité et de quelle permanence idéales peut-il bien s’agir ?
(à suivre ...)