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Dans un article intitulé Pratiques Sportives mises en Perspective (Alpes, Calanques Marseillaises), les auteurs, Aurélien Niel et Olivier Sirost annoncent avoir "pour objet d’introduire le concept de « paysage » dans le rapport que les sportifs entretiennent avec l’espace qu’ils investissent"[1]. D'entrée de jeu, ils affirment que "souvent considérés comme une soif de liberté, une recherche de calme ou d’aventure, les sports de pleine nature peuvent être également perçus comme une façon spécifique et toute contemporaine de faire l’expérience de la nature. Ils répondraient au « désir d’éprouver l’espace par tout son corps et de ne pas se contenter d’une attitude spectatoriale »". Cette remarque introductive, qui brille autant par ce qu'elle ne dit pas que par ce qu'elle dit, suggère l'abîme qui sépare les conceptions respectivement occidentale et chinoise de la notion de paysage et que révèle, notamment, la présence des deux mots-clés "liberté" et "expérience", très répandus dans le lexique occidental moderne mais sans équivalent littéral en chinois[2]. Je voudrais à cette occasion défendre l'idée qu'on peut, certes, appréhender un paysage à travers une "expérience de la liberté" au sens occidental courant de cette expression mais qu'on peut aussi, tout simplement, le "vivre" selon une conception toute différente de la relation de l'être humain au paysage, conception dont nous décèlerons néanmoins quelques traces dans l'évolution contemporaine de la tradition artistique occidentale.


Commençons donc par comprendre en quoi consiste un "paysage" dans la culture occidentale. Les deux auteurs sus-référencés ont raison de rappeler que "la vue détient une place prééminente dans l’appréhension du paysage, et qu'il convient de souligner que ce qui est vrai en Occident ne l’est pas forcément dans d’autres cultures, comme les cultures chinoise et japonaise[/i]". Il est tout d'abord exact que, pour la culture occidentale, un paysage est avant tout une entité qui s'offre au regard. Le privilège accordé au regard en général est un héritage de la philosophie grecque pour laquelle percevoir, c'est voir illusoirement les choses matérielles avec les yeux du corps physique et savoir, c'est encore voir, mais voir avec vérité des entités immatérielles (les "idées") au moyen d'un certain organe métaphysique, "l’œil de l'esprit"[3]. D'ailleurs, la notion même de κόσμος, kósmos, est significative : le cosmos est, par opposition au chaos (χάος, kháos), l'ordre parfait qui, puisqu'il est parfait, mérite justement d'être contemplé, admiré par l'intermédiaire d'un organe lui-même exempt de tout reproche. Bref, le cosmos, c'est un décor, LE décor par excellence (en latin aussi, decorum, c'est l'ordre, la perfection). Il en résulte une conception de la nature qui sera un peu mise entre parenthèses par seize siècles de domination chrétienne (au cours desquels on encouragera ledit "œil de l'esprit" à se tourner vers le Créateur de la Nature plutôt que vers la Nature elle-même) mais qui ressurgira à la Renaissance à la faveur d'une (re-)découverte humaniste des idéaux de la Grèce antique, notamment à travers la peinture qui inaugure à proprement parler la notion de "paysage" à partir du concept italien de veduta, littéralement "vue". Deux exemples célèbres de cette réorientation du regard : une Vue de Delft de Vermeer (1660) et une Tamise vue de la Terrasse de Somerset de Canaletto (1747) :

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Si on analyse rapidement ces deux tableaux, on remarque l'importance de la perspective panoramique, ainsi que le rapport qu'entretiennent la terre, du ciel et de l'eau avec la présence humaine. Vue panoramique ("grand angle"[4] pour les photographes) : on s'intéresse moins au détail qu'à l'ensemble, au tout, d'ailleurs ouvert (ce qui est vu invite à imaginer ce qui n'est pas vu et qui sort du cadre) qui s'offrirait à l’œil d'un spectateur idéalement situé en avant du premier plan du tableau (d'où les lignes de fuite de la perspective) à partir d'une mise en scène résultant du point de vue adopté par le peintre. La terre, le ciel et l'eau : coexistence équilibrée de trois des cinq "éléments" (l'air n'est pas encore l'objet d'une représentation avant le XIX° siècle et le courant Impressionniste ; quant au feu, fût-il celui du soleil, il reste, symboliquement, un perturbateur, voire un destructeur d'équilibre). Présence humaine : les êtres humains sont tout petits, voire insignifiants et disparaissent tout à la fois derrière leurs œuvres (voies, édifices, moyens de transport) et derrière les trois éléments naturels que lesdites œuvres concurrencent par leur importance. Voir idéalement l'agencement géométrique d'un paisible équilibre entre nature et culture et au sein même des éléments de la nature : telle est donc la fonction que la Renaissance assigne à la peinture de paysage en particulier, voire à l'art en général avec une intention moralisante à peine voilée qui relève d'ailleurs de la responsabilité de l'artiste. Comme le dit Boileau, "Un auteur vertueux, dans ses vers innocents /Ne corrompt point le cœur en chatouillant les sensations /Son feu n'allume point de criminelle flamme /Aimez donc la vertu, nourrissez-en votre âme" (Boileau, Art Poétique, iv, 105-108).

Comparons à présent avec ces trois compositions chinoises anonymes (la notion individualiste d'"auteur" est peu pertinente dans la culture chinoise) et quasi-intemporelles (elles peuvent tout aussi bien dater du X° que du XVII° siècle) :

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Apparemment, il s'agit là aussi de faire voir un paysage sous un certain point de vue. Mais si l'on affine l'observation[5], on discerne immédiatement quelques différences significatives : dans la peinture sino-japonaise[6], les contours sont flous et souvent tourmentés, les couleurs sont fades, la perspective est quasi-inexistante, les hommes, leurs créations et leurs activités sont réduits à leur plus simple expression. On pourrait alors être tenté de rapprocher ces estampes d'un courant pictural occidental très puissant et très productif à partir du milieu du XIX° siècle : l'Impressionnisme. Rapprochons-les donc, respectivement, d'Impressions Soleil Levant de Claude Monet (1872), Burning of the Houses of Parliament de William Turner (1835) et à La Nuit Étoilée de Vincent van Gogh (1889) :

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De nouveau des paysages. Mais dont cette fois les contours sont flous voire tourmentés, sans souci d'équilibre entre les éléments, des couleurs qui, sans être fades, sont beaucoup moins "claquantes" que dans la peinture de la Renaissance, avec peu de perspective et encore moins de présence humaine. Plus cet autre élément commun : la manifestation de l'air qui, chez les Impressionnistes comme chez les peintres sino-japonais, est dense, en mouvement, presque palpable. Malgré cela, on sent que les uns et les autres n'ont cependant pas la même conception du paysage. Chez les peintres de la Renaissance, l'accent est mis sur la précision géométrique de ce qui est vu et, au-delà, imaginé : le paysage est une portion significative d'espace rationnellement perçu et conçu par et pour un observateur idéalement situé. Il est clair que les Impressionnistes convoquent, pour apprécier le paysage, des facultés humaines autres que la vision et la raison : l'audition (le clapotement de l'eau dans le tableau de Monet, le ronflement du feu dans celui de Turner) et surtout le toucher (humidité de l'eau, chaleur du feu, moiteur de la nuit étoilée). Sauf que le son et la sensation sont encore à imaginer, c'est-à-dire à dériver à partir… de ce que l'on voit. C'est ce que précise Merleau-Ponty :
Cézanne disait qu'on voit le velouté, la dureté, la mollesse, et même l'odeur des objets (Merleau-Ponty, Sens et Non-sens, I, iv).


Donc, nolens volens, retour à ce primat du visuel dont il était question dans la peinture de paysage de la Renaissance. Et comme toute vision a nécessairement un objet visible pour corrélat, 
Merleau-Ponty a écrit:
l'acte du regard est indivisiblement prospectif, puisque l'objet est au terme de son mouvement de fixation et rétrospectif puisqu'il va se donner comme antérieur à son apparition, comme le stimulus, le motif ou le "premier moteur" (Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, II, i).

Ce que souligne aussi Musil : 
quand un peintre de paysage sort le matin dans l'intention de chercher un motif, la plupart du temps, il le trouve. C'est-à-dire qu'il trouve quelque chose qui comble son intention ou, plus justement, qui lui convient [...]. C'est seulement dans ces moments-là qu'il a réellement un motif devant soi" (Musil, L'Homme sans Qualités, II, §65).


Bref, le motif (la motivation) du peintre occidental, qu'il soit Classique ou Impressionniste, reste un objet, un "quelque chose" à représenter. De sorte que le paysage n'est rien d'autre qu'un objet ou un "quelque chose" d'un certain genre.

Tandis que dans nos estampes, le paysage n'est pas du tout traité comme un objet, ni de sage contemplation, ni de sensations plus profuses ou diffuses. D'ailleurs, tout y est "fade". Comme le dit le sinologue François Jullien, dans la peinture sino-japonaise de paysage, "rien n'accapare l'attention, n'obnubile par sa présence, tout ce qui commence à prendre forme se retire et se transforme. Selon une belle expression chinoise inspirée du bouddhisme, la conscience, ici, ni ne s'attache ni ne quitte [不即不离bù jí bù lí" (Jullien, Éloge de la Fadeur à partir de la Pensée et de l'Esthétique de la Chine, xii). Le paysage n'y est pas considéré comme la représentation d'un fragment du monde, a fortiori, comme sa "mise en scène", c'est tout simplement le "monde" du peintre. Et selon la formule bouddhiste rappelée par François Jullien, la relation du peintre à son "monde" n'est ni celle d'une mise à distance respectueuse (Renaissance), ni celle d'une fusion sensuelle (Impressionnisme), mais simplement celle d'une présence vécue. Pour les Chinois ou les Japonais, ni le peintre, ni le musicien, ni le poète, ni le voyageur/promeneur ne (se) "représentent" le paysage. Ils (elles) le vivent : ce qui y est suggéré, à rebours des traditions occidentales, ce n'est pas un "point de vue" particulier idéal (Renaissance) ou non (Impressionnisme), c'est LA vie en général, LA vie en ce qu'elle a de nécessairement connecté au tout de la Nature. Car le paysage devient alors le monde de la vie tout entier. Wittgenstein, en cela très peu occidental, disait : "le monde et la vie sont une seule et même chose. Je suis mon monde (le microcosme)" (WittgensteinTractatus, 5.621). Et Bergson, dans la même veine : 
c'est se méprendre étrangement sur le rôle de l'imagination poétique que de croire qu'elle compose ses héros avec des morceaux empruntés à droite et à gauche autour d'elle, comme pour coudre un habit d'Arlequin. Rien de vivant ne sortirait de là. La vie ne se recompose pas" (Bergson, Le Rire, iii).


Tout juste se laisse-t-elle évoquer, suggérer, par une discrète allusion. Bref, la vie n'est, ni à la manière des peintres de la Renaissance, ni comme chez les Impressionnistes, une conséquence (paisible pour les uns, plus passionnée pour les autres) d'un rapport de dénotation qui va d'un sujet percevant (l'artiste, puis le spectateur) à un objet perçu (le paysage). Si, pour Proust, "par l'art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il peut y avoir dans la lune. Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier et autant qu'il y a d'artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l'infini, et bien des siècles après qu'est éteint le foyer dont il émanait, qu'il s'appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient encore leur rayon spécial" (Proust, Le Temps Retrouvé, 2285), pour les peintres sino-japonais, en revanche, l'art n'a pas, de quelque manière que ce soit, d'intention directement pédagogique en ce qu'elle n'a pas pour fonction de "montrer" quoi que ce soit.

Certes, objectera-t-on, en admettant que "montrer" ne soit pas le but, la fonction explicite de la peinture sino-japonaise, cela reste néanmoins son effet. C'est exact, mais ce qui est montré, d'une part ne peut être dit, d'autre part n'a pas un référent dans le monde mais est un exemple du monde. Ce ne peut être dit, c'est-à-dire faire l'objet d'un discours savant, a fortiori pédant, comme c'est généralement le cas pour la peinture occidentale (Chinois et Japonais ignorent par exemple la fonction de "critique" d'art). Wittgenstein encore : "ce qui, dans les signes, ne parvient pas à l’expression linguistique, l’usage des signes le montre [was in den Zeichen nicht zum Ausdruck kommt, das zeigt ihre Anwendung]" (Wittgenstein, Tractatus, 3.262). Et c'est ainsi, par l'usage, que le peintre "montre" en dessinant que c'est là sa manière à lui de "vivre" le paysage, de même que le poète le "montre" à travers sa poésie, le musicien sa musique et le voyageur son voyage. Du coup, d'autre part, ce que "montre" la peinture de paysage sino-japonaise n'étant pas un objet ou un fragment du monde mais le monde, c'est-à-dire la vie dans son tout indissoluble, le tableau, la gravure, l'estampe doivent être pensés comme un exemple, un échantillon de la vie ou du monde. Comme l'écrit Nelson Goodman, "être-un-échantillon-de, ou exemplifier, est un peu comme une relation du type être-un-ami ; ce qui distingue mes amis n’est pas une simple propriété ou même un faisceau de propriétés identifiables, mais d’être, pour un moment, en relation d’amitié avec moi"(Goodman, Manières de faire des Mondes) : de même que c'est en l'harmonie, la connivence entre deux amis que réside leur amitié, de même, ce sera dans l'harmonie, la connivence avec la Nature[7] que le paysage peint pourra être dit exemplifier le monde de la vie auquel s'intègre le peintre, le poète, le musicien, le voyageur. "Loin donc d'être une espèce de dénotation [i.e. de relation de connaissance], l'exemplification suit la direction opposée"(Goodman, Of Mind and other Matters) : affirmer que le paysage peint est un "exemple" du monde, c'est donc supposer que ce n'est pas le tableau qui fera connaître, de quelque manière, à qui le regardera, tout ou partie du monde mais que c'est tout à l'inverse le monde tel qu'il est vécu tout à la fois par le peintre et par son éventuel spectateur (le "microcosme" de Wittgenstein) qui se retrouve potentiellement concentré dans ce fragile échantillon[8]. Très curieusement, c'est même exactement la fonction que Proust, après l'avoir refusée à la peinture, reconnaît à la littérature : "la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature. Cette vie qui en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste" (Proust, Le Temps Retrouvé, 2284)[9]. De sorte que, mutatis mutandis, on pourrait appliquer à la peinture sino-japonaise de paysage l'idée selon laquelle son unique vertu pédagogique consiste à être une sorte de "révélateur" (encore une métaphore optique) de la vie "car le style pour l'écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre […] est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu'il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s'il n'y avait pas l'art, resterait le secret éternel de chacun"(loc. cit.). À l'importante différence près, cependant, qu'il ne s'agit pas, dans la tradition tao-bouddhiste[10] de (re-)constituer le "moi" du peintre ou du spectateur, mais, au contraire de le dissoudre, non pas de révéler la plénitude de la vie, mais, tout au contraire, sa vacuité.



1Toutes les citations sans références précisées seront tirées de cet article.
2En chinois, "libre" se traduit par 自由, zì yóu, littéralement "par soi-même" et "liberté" par 豁免权, huò miǎn quán, littéralement "faculté de s'exempter (des contraintes)". Quant à la notion d'"expérience", elle donne lieu à de très nombreuses approximations variables selon le contexte.
3"Il existe une sorte d’œil de l’esprit par lequel l’âme peut fixer son regard sur la vérité" (PlatonRépublique, VI, 508e).
4À l'origine, la veduta était d'ailleurs obtenue à partir d'un cadrage du paysage au moyen d'une camera oscura, une "chambre obscure", sorte de boîte noire qui préfigure évidemment le procédé de la photographie argentique.
5Nous ferons néanmoins abstraction du support, des outils et de la technique sur lesquels il y aurait beaucoup à dire mais qui dépasse la modeste ambition de cet article.
6Nous appellerons ainsi toute tradition qui s'enracine à la fois dans le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme.
7"[L'accord céleste] c'est l’harmonie de tous les êtres, dans leur commune nature, dans leur commun devenir. Là, pas de contraste, parce que pas de distinction. Embrasser, voilà la grande science, la grande parole. Distinguer, c’est science et, parler d’ordre inférieur" (ZhuāngzǐZhuang Ziii).
8Au sens où le biologiste prélève sur le patient un échantillon de son sang non pas pour connaître de quoi est composé la totalité du liquide sanguin mais seulement pour en relever quelques traits pertinents.
9De là, toute la problématique proustienne de la mémoire. Si on admet avec Wittgenstein que "nous nous faisons des images des faits [wir machen uns Bilder der Tatsachen] […]. L’image est une transposition de la réalité [das Bild ist ein Modell der Wirklichkeit]" (Wittgenstein, Tractatus, 2.1-2.12), alors, on peut dire qu'il existe, en gros, deux sortes d'"images" : des images prospectives et des images rétrospectives (mais pas au sens de Merleau-Ponty cité supra). Les premières sont comme le plan d'une région que nous ne connaissons pas : le regarder nous permet de la connaître un peu par avance. Les secondes sont comme le portrait d'un être cher : le regarder nous permet de nous remémorer des épisodes de notre vie partagée avec cet être. Pour Proust, il appartient au talent de l'écrivain (ainsi que du musicien mais, apparemment, pas du peintre) de savoir faire naître pour lui-même et pour ses lecteurs des images mentales rétrospectives qui évoquent justement "le temps perdu", c'est-à-dire des épisodes "perdus" (c'est-à-dire égarés et non pas anéantis) de la vie qui sont tout prêts à resurgir à la mémoire pour peu que l'occasion s'en présente. En ce sens, la peinture sino-japonaise de paysage a, abstraction faite de considérations psychologiques complètement étrangères à cette tradition, une portée rétrospective, tandis que la peinture occidentale, depuis les Grecs, a une orientation nettement prospective.
10Pour les taoïstes, le vide n'est rien moins que la matrice du réel : "trente rayons autour d'un moyeu : c'est le vide central [] qui fait l'utilité du chariot" (Lǎo Zǐ, Tao Te King, §11) ; "le grand souffle [] indéterminé de la Nature, s’appelle vent [fēng]. Par lui-même, le vent n’a pas de son. Mais, quand il les émeut, tous les êtres deviennent pour lui comme un jeu d’anches" (Zhuāng Zǐ, Zhuang Zi, iv). Quant au bouddhisme, il n'a de cesse d'insister sur l'impermanence, l'évanescence de toute chose, de tout phénomène, en particulier, celui de la vie.

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Disons donc que, pour la peinture sino-japonaise, « il y a "paysage" lorsque ma capacité connaissante bascule, s'inverse, en connivence [, móu, litt. "conspiration", "convergence"] ; que le rapport d'objectivation, et d'abord d'observation que j'entretiens avec le monde se mue en entente et en communication tacite : de connaissant que j'étais vis-à-vis du "pays" (le savoir de la géographie), je redeviens connivent dans un paysage » (Jullien, la Pensée Chinoise en vis-à-vis de la Philosophie, x). Je suggère à présent de prendre cette notion de "connivence" comme paradigme de l'intensité de la relation qu'un être humain entretient avec un paysage et de dire la chose suivante : cette connivence est maximale dans la peinture sino-japonaise qui « ne représente pas un paysage particulier, tel "coin" de nature imaginaire ou perçu, mais tente, chaque fois, d'actualiser le paysage par excellence, de capter par son tracé la grande animation du réel » (Jullien, le Détour et l'Accès, Stratégie du Sens en Chine et en Grèce, vii) car, comme le dit Lǎozǐ, « chercher la pureté et la paix dans la séparation d’avec le monde, c’est exagération. Elles peuvent s’obtenir dans le monde. La pureté s’obtient dans le trouble de ce monde, par le calme intérieur, à condition qu’on ne se chagrine pas de l’impureté du monde. La paix s’obtient dans le mouvement de ce monde, par celui qui sait prendre son parti de ce mouvement, et qui ne s’énerve pas à désirer qu’il s’arrête » (Lǎozǐ, Tao Te King, §15)[11]. La "connivence" entendue en ce sens est déjà moindre dans la peinture impressionniste qui instaure déjà une coupure entre un sujet et un objet en s'évertuant à faire sentir un paysage, certes évanescent et mouvant, mais toujours, en droit sinon en fait, à distance d'un spectateur, réel ou potentiel, donc, encore et toujours comme un spectacle, un décor. Enfin la peinture classique héritée des idéaux antiques occidentaux n'incite à aucune espèce de connivence avec un paysage qu'elle entend représenter dans toute sa perfection visuelle afin que celui-ci soit admiré à la manière dont on vénère un Dieu transcendant, c'est-à-dire comme absolument séparé, en fait comme en droit, du spectateur.

Donc, effectivement, comme le soulignent les auteurs de notre article introductif, même si celle-ci n'est ni monolithique ni figée, il existe indiscutablement une tendance à la transcendance visuelle dans la conception "occidentale" du paysage, tendance qui n'est pas du tout partagée par d'autres cultures, notamment extrême-orientales. En tout cas, il est exact que, dans certaines cultures, « le paysage reflète la manière dont les sens [note : Nous sommes conscients de la dimension culturelle que recèle l’énumération des sens. Si chez les Hausa du Nigeria deux termes seulement servent à exprimer les cinq sens (un pour la vue, un pour tous les autres), dans les sociétés occidentales, après de multiples débats philosophiques et scientifiques, l’existence de cinq sens l’a emporté] éprouvent une portion d’espace. Cette expérience débouche alors sur un jugement esthétique », jugement qui est "objectif"[12] en cela que le paysage y est considéré comme un "objet". Là où nous sommes moins d'accord, en revanche, avec les auteurs de l'article, c'est lorsqu'ils prétendent « reconsidérer la présupposée domination visuelle dans l’appréhension du paysage pour l’ensemble des sportifs. Des sens comme le toucher, implicitement dévalués dans la recherche sur le paysage, sont en effet essentiels chez certaines catégories de sportifs, comme les grimpeurs ». D'abord parce que, comme nous l'avons montré, l'Occident n'a pas attendu les sportifs pour reconsidérer et relativiser la domination visuelle dans l'appréhension du paysage. Ensuite parce que cette catégorisation "sensible" ("aesthésique" disent-ils aussi) d'une relation au paysage en continuité avec des préoccupations "écologistes" tout à fait dans l'air du temps nous paraît éminemment contestable dans la mesure où aucune activité, fût-elle sportive, fût-elle écolo-sensible, de l'homme occidental ne semble pouvoir concevoir le paysage autrement que comme un objet. D'ailleurs, nos deux auteurs en conviennent d'eux-mêmes : l'« objectivité matérielle [est] retravaillée par les sensibilités multiples des acteurs qui se l’approprient, le paysage n’est pas une notion figée, sur laquelle le temps n’a pas prise. Sa dynamique repose essentiellement sur deux points. D’une part, l’environnement physique évolue sous l’effet des diverses actions anthropiques, et, simultanément, modifie le regard de l’individu, la réalité observée, ressentie, n’étant plus la même. D’autre part, les pratiques sociales d’appropriation ou de consommation de l’espace, notamment naturel, sont en constante mutation. De fait, aux modulations de certaines pratiques (de l’escalade en falaise à l’escalade sur bloc) répondent des activités inédites, dont les sports extrêmes sont exemplaires ». Les auteurs reconnaissent donc explicitement que la relation au paysage qu'entretiennent les sportifs en particulier est étroitement conditionnée par deux facteurs caractéristiques de la civilisation occidentale. D'une part la transformation industrielle de la nature (ce que les peintres de la Renaissance n'avaient pas manqué de relever). Et, d'autre part, ce qui est à la fois plus récent et plus lourd de conséquences encore, ce que nous appellerons le "consumérisme naturel" qui consiste en ce que des individus prétendent s'"approprier" (de quelque manière que ce soit) des portions d'espace afin d'y consommer du temps libre ("loisir"). Bref, que ce soit pour les peintres occidentaux en général (mais aussi pour les photographes ou les cinéastes) ou bien pour les "sportifs" prétendument écolo-sensibles, le paysage reste encore et toujours un objet. Un objet que l'on ne se contente d'ailleurs plus de contempler ou de sentir à la manière des artistes ou des lettrés, mais que l'on entend désormais "s'approprier", soit afin d'en jouir égoïstement (je crains que ce soit le cas pour une majorité de sportif-ive-s en général), soit, pourquoi pas, pour le préserver, en prendre soin (telle est une des préoccupations majeures de nos modernes "écologistes"), ou encore, selon une démarche politicienne électoralement très payante, de l'"aménager" (sous-entendu, afin que l'une au moins des deux catégories précitées s'en déclare satisfaite).

Voilà donc un article qui ne fait que renouveler sans la remettre sérieusement en question, la tradition occidentale d'appréhension du paysage caractérisée à la fois par son individualisme méthodologique (« davantage attaché à la notion de territoire qu’à l’appréciation esthétique de l’espace – que nous désignerions sous le vocable de « mise en paysage » –, Jean-Pierre Augustin [1986], précurseur de l’analyse géographique appliquée au domaine sportif, développe l’idée selon laquelle l’extension et l’appropriation de nouveaux espaces maritimes sont liés à l’émergence de nouvelles pratiques, tel le surf" ; "dès que l’environnement est envahi, le paysage est comme entaché : il perd de sa substance. Pour le géographe Yi-Fu Tuan [1977] la sensation d’espace est intimement liée à celle de liberté. Il ajoute que la solitude en est une condition nécessaire. Cette réflexion trouve un écho chez les sportifs de plein air, qui valorisent l’espace et l’isolement, générateurs d’un fort sentiment de liberté ») et par son parti-pris phénoménologique faisant encore et toujours la part belle au regard (« les études de Jacques Birouste sur l’aesthésique sportive [1993] appellent également à une autre compréhension de l’« être-là »" ; "ce qui rassemble tous ces sportifs et fonde l’originalité de leur relation au paysage se situe dans le mouvement, la kinesthésie. L’inscription dynamique du corps dans l’espace débouche sur des perceptions paysagères nouvelles. On peut alors parler de contemplation active pour évoquer ce rapport privilégié. Par l’acte sportif, le paysage ne s’offre plus : il se dévoile. Et le sportif réinvente à sa façon de nouveaux schèmes de délectation du paysage »). Bref, bien que l'idée soit dans l'air du temps, il n'est pas du tout certain que l'approche sportive analysée par cet article renouvelle autant la relation du l'homme au paysage que ne le prétendent leurs auteurs. Il nous semble même que, tout au contraire, les Occidentaux ne se sont jamais à ce point sentis "comme maîtres et possesseurs de la Nature", pour parler comme Descartes, et, comme lui, avec la meilleure conscience du monde[13], témoin la fréquence et la connotation élogieuse du terme "appropriation" dans le lexique moderne. Donc si nouveauté il y doit y avoir, c'est dans le sens où le paysage, naguère chasse gardée des artistes et des lettrés, s'est désormais démocratisé, au point que, comme l'exprime clairement Merleau-Ponty, « je suis la source absolue du paysage, car c’est moi qui fais être pour moi cet horizon dont la distance à moi s’effondrerait, puisqu’elle ne lui appartient pas comme une propriété, si je n’étais pas là pour la parcourir du regard. [C'est pourquoi] le paysage me touche et m’affecte, il m’atteint dans mon être le plus singulier » (Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception). Elle est donc bien là la véritable "nouveauté" à quoi notre article fait allusion : le "paysage", reste un objet qui se donne à un sujet, sauf que c'est la conscience du sujet ("je", "moi") qui crée l'objet par son activité de distanciation de ce qui n'est pas elle-même et donc en découpant dans le réel un "quelque chose" qui la concerne à titre de "propriété"[14].

Par contraste, donnons à présent un aperçu de ce en quoi peut consister une approche du paysage dans la pensée sino-japonaise fondée, comme nous le disions plus haut, sur la notion de "connivence" vitale, versus celles, très occidentales, de connaissance visuelle et/ou d'appropriation sensible. Nous avons déjà fait remarquer que la notion de paysage en tant que portion d'espace contemplée ou sentie n'a pas de sens pour les Chinois. La raison profonde est simple à comprendre : pourquoi se contenter d'une partie quand on peut accéder au tout, au grand Tout ? « Ton âme peut-elle embrasser l'Un [ , yī] sans jamais s'en détacher, former avec lui un tout indissoluble ? Peux-tu former ton âme de façon qu'elle embrasse l'Un ? » (Lǎozǐ, Tao Te King, §10). Or, pour le Tao, le grand Tout n'est pas un objet (quelque chose comme la Nature), fût-il infini (comme chez Spinoza[15]), mais un processus : « penser ne serait plus commencer par se retourner contre, objecter, affronter, chercher à s'émanciper […] mais invite à entrer dans un processus en cours, dont on reconnaît ne pas avoir l'initiative, celui d'un apprentissage qui nous vient du fond des âges et qu'on prolonge au fil des jours pour le porter plus loin » (Jullien, L'Invention de l'Idéal et le Destin de l'Europe, i), celui qui, précisément s'actualise en permanence en produisant toute chose. Plus précisément, « les Chinois appellent ce fonds commun d'où naît toute actualisation, en tirant sa respiration, le "souffle-énergie" (, qì) » (Jullien, La Grande Image n'a pas de Forme, à partir des Arts de peindre la Chine Ancienne, ix). Dès lors, « il est deux façons dont mon existence se trouve continûment branchée sur un dehors : je respire et je perçois. Soit on privilégie le regard et l'activité de perception, et tel est le choix [occidental] qui a conduit à concevoir prioritairement le réel comme un objet de connaissance, […] soit je fonde ma conception du monde, non sur l'activité de connaissance mais sur la respiration, et tel est le choix chinois » (Jullien, La Grande Image n'a pas de Forme, à partir des Arts de peindre la Chine Ancienne, ix). Dans le premier cas, ce dont on jouit, c'est la précision, la pénétration, la finitude, la réplétion. Dans le second, c'est l'évanescence, la connivence, l'indétermination, l'appétit.

Reprenons un exemple avec cette peinture chinoise de paysage :


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Un Occidental pourrait demander : mais enfin, quel est l'intérêt d'une telle image ? On n'y reconnaît absolument rien. C'est plat, banal, fade, impersonnel et sans temporalisation ni localisation possibles. Et il aurait raison. Car, effectivement, « le peintre ne peint pas un coin du monde, mais l'univers dans sa totalité, dans l'espace et la durée, les quatre orients et les quatre saisons » (Jullien, La Grande Image n'a pas de Forme, à partir des Arts de peindre la Chine Ancienne, ix). Autrement dit, voilà une image qui n'est ni à contempler, ni à ressentir, puisqu'il n'y a, à proprement parler, rien à y percevoir ni apercevoir. Le paysage peint est donc plutôt là pour nous suggérer sans nous le dire explicitement une respiration participant au grand "souffle-énergie" (氣, qì) dont procède toute chose. C'est en ce sens qu'il peut être dit y avoir connivence avec la vie. Et d'ailleurs, quel est le (la) promeneur (euse) occidental(e) (cf. Rousseau[16]) qui ne s'est pas littéralement senti(e) respirer plus librement en jouissant de quelque paysage ? Sauf que, d'un point de vue taoïste, ce n'est pas parce qu'il est "grandiose", "admirable" mais au contraire parce qu'il est "fade" que Jean-Jacques peut si librement le "respirer" ! En effet, « à la fadeur éprouvée dans les choses correspond la capacité de détachement intérieur. Que le même mot chinois (dàn) signifie à la fois l'un et l'autre, sans distinction de sujet et d'objet, nous donne à réfléchir. […] Car quand la conscience ne se laisse plus happer par la diversité des saveurs mais sait apercevoir l'indifférenciation essentielle qui sert de fond à toutes ces différences, le monde redevient disponible […] et tout coopère spontanément et de plein gré » (Jullien, Éloge de la Fadeur à partir de la Pensée et de l'Esthétique de la Chine, iii). 

Le paysage n'est donc rien d'autre, pour les Chinois, qu'une invitation à la méditation, au calme, à la paix, au vide intérieurs, ce « vide inébranlable à l'usage inépuisable » (Lǎozǐ, Tao Te King, §5) auxquels, au fond, tous les Sages de toutes les civilisations nous ont toujours exhortés. Car « le calme intérieur, l'intuition du vide ne nous rendent pas inaccessible à l'émotion. [Seulement] quand on accède au monde de la fadeur, les sentiments ne nous distraient plus, l'expérience émotionnelle est décantée : la conscience reflète donc d'autant mieux, selon la vieille métaphore de l'eau paisible ou du miroir, l'infinie richesse de la vie intérieure » (Jullien, Éloge de la Fadeur à partir de la Pensée et de l'Esthétique de la Chine, xiv). La fadeur comme valeur fondamentale du paysage, rien n'est moins "occidental", direz-vous. Que nenni ! La preuve : le silence. Pourquoi homo occidentalis est-il à ce point obnubilé par la recherche du silence ? Non pas moins de bruit (que dans les villes) mais plus de bruit du tout ! Au fond, le silence n'est-il pas l'autre nom de la fadeur sonore, non pas l'absence de son (comment se pourrait-ce ?) mais un son indifférencié, comme une sorte de vibration originelle à l'unisson de laquelle nous cherchons plus ou moins consciemment à nous accorder ? En risquant une analogie synesthésique que n'aurait pas désavouée Merleau-Ponty, on pourrait même dire, en enchevêtrant peinture, musique et poésie, que la peinture chinoise de paysage est "silencieuse" au sens où « sans qu'il y ait discours, [le poème] est musical, [il] fait entendre le silence comme le fait entendre ce cri d'oiseau qu'on perçoit d'un moment à l'autre, au creux du vallon, fond du silence qui n'est jamais dit mais dont tout ce paysage est imprégné » (Jullien, Un Sage est sans Idée, ou l'Autre de la Philosophie, II, vii). Certes, selon une certaine approche du romantisme, comme dans les "Impresiones Intimas" de Federico Mompou, il y a bien évocation d'un paysage intérieur calme et paisible, voire silencieux. Mais le silence est alors celui d'un repli sur soi mélancolique, presque douloureux[17], plus que d'une connivence sereine avec la nature. Le silence y est celui de l'absence de..., et non pas de la présence à…, il est pauvreté et non richesse. Et si on y ajoute un peu d'allant, dans un registre un peu moins languissant, comme dans cette "Fantaisie en do majeur der Wanderer ("le Vagabond") de Franz Schubert on reconnaît à présent cette gaîté tragique (die Heiterkeit) célébrée par Nietzsche, celle qui aide à surmonter le "dégoût de l'existence". Tandis que, comme l'écrit le sinologue Cyrille Javary, « dans de nombreuses peintures traditionnelles, on voit parfois, au milieu d'immenses montagnes et de vastes rivières, deux petits personnages jouer de la musique. Ils sont une évocation de la double connivence existant entre chacun d'eux et, en même temps, entre eux deux et le paysage environnant » (Javary, Cent Mots pour comprendre les Chinois, art. "joie, musique"). De cette connivence vitale entre fade présence et riche silence vient aussi que les rares êtres animaux non-humains admis à figurer sur ces peintures de paysage sont les oiseaux, animaux "musiciens" s'il en est, ou bien "joyeux", puisque le même caractère chinois 乐 peut se lire yuè (musique) tout aussi bien que lè (joie).


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Un Sage chinois du III° siècle de l'ère commune a écrit que « le grand procès de la nature est simple et aisé [...]. La vertu du Tao est plate et fade, aussi n'y a-t-il ni son ni saveur. […] Le , yīn et le , yáng communiquent spontanément entre eux ; dans la mesure où il y a absence de saveur, tous les existants sont spontanément heureux » (Ruan Ji, Traité sur la Musique). La fadeur, l'absence de saveur, le vide, le silence, cette vertu (德 , dé) fondamentale que le Sage va rechercher dans un paysage se présente donc comme une invitation à concentrer en soi le "souffle-énergie" (氣, qì) de la Vie ou, plus exactement, du Vivre, du processus de la Vie, cette vie que la sagesse commande de "nourrir" (要养生, yào yǎng shēng, "il importe de nourrir la vie"), c'est-à-dire d'entretenir comme un bien inestimable[18]. Il se trouve même que « le chinois ne distingue pas, d'un point de vue morphologique, entre "vivre" et la "vie" (, shēng) ; et encore ce mot peut-il signifier aussi bien, en chinois classique, "naître" et "engendrer" : la vie y est prise moins comme un état (le vivant) que comme une activité de poussée et d'avènement » (Jullien, Chemin faisant, connaître la Chine, relancer la Philosophie, vii). Loin de supposer une notion de "progrès" au sens occidental (fût-il darwinien) du terme, c'est-à-dire de poussée monotone et continue vers un plus ou un mieux, la "poussée" dont il est question ici et qui caractérise la vie ou le "vivre" (生, shēng) en général est, si l'on ose cette analogie technologique, non pas un courant continu mais un courant alternatif entre deux pôles opposés, le 阴, yīn et le 阳, yáng entre lesquels circule le "souffle-énergie" (氣, qì). Peu importe ici ce que l'on désigne exactement par ces termes, indissociables de la pensée taoïste[19]. Qu'il nous suffise de comprendre que « , yīn et , yáng ne sont pas matière mais facteurs de polarité » (Jullien, Un Sage est sans Idée, ou l'Autre de la Philosophie, I, viii). Autrement dit, qu'il n'y a pas une essence, une vérité définitive de la vie, mais un mouvement contradictoire, un perpétuel processus duel qui en résume la réalité. Raison pour laquelle « la pensée chinoise […] ne s'est [guère] consacrée à la quête de la Vérité, lui préférant l'"être-en-phase" (示威, shì wēi), […] aborde toute expérience, y compris intérieure, sous l'angle de la corrélation des facteurs opposés , yīn et , yáng, c'est-à-dire de la régulation des énergies et de l'harmonie » (Jullien, Cinq Concepts proposés à la Psychanalyse). Ce sera donc à "être en phase" avec cette dualité dynamique, tout à la fois harmonieuse et contradictoire, de tout processus naturel (vital) que nous invitera le paysage vécu comme une méditation.

Pour bien se persuader du rôle dynamique et harmonisant de la contradiction, là encore à l'opposé diamétral de la conception occidentale l'érigeant en vice suprême[20], il suffit de se rappeler qu'en chinois, "paysage" se dit 山水 , shān shuǐ , "montagne-eau", ou bien 风景 , fēng jǐng , "vent-lumière", ou encore 地景 , dì jǐng , "terre-lumière". Dans toutes ces expressions, on perçoit la présence d'un élément 阴, yīn, la terre, l'eau, le vent, et d'un élément 阳, yáng, la montagne, la lumière. Là encore, une telle bipolarité ontologique n'est pas exclusive de la pensée extrême-orientale puisqu'elle a été développée, notamment dans la notion philosophique de "sublime" (de Pseudo-Longin à Kant en passant par Burke), laquelle est même devenue une catégorie fondatrice de l'esthétique occidentale dite "romantique". Voyez, par exemple, ces deux tableaux du peintre romantique Caspar Friedrich, le Voyageur contemplant une mer de Nuages (1818), Lever de Lune sur la Mer (1821). 



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N'y décèle-t-on pas exactement la même logique de composition que dans les peintures chinoises que nous avons reproduites plus haut ? Mêmes jeux d'oppositions : montagne/nuages, terre/lumière, ciel/brume. Même fadeur des teintes et des contours. Et pourtant, d'une part, il n'en émane nulle impression de connivence avec la nature, mais y est suggérée au contraire l'idée d'une lutte acharnée, voire héroïque, de l'homme contre les éléments[21] (y compris dans le second tableau où ce sont … des ancres qui sont figurées au premier plan), et, d'autre part, les personnages humains sont peints de dos, manifestant à la fois qu'ils sont spectateurs et non acteurs du paysage et à la fois qu'ils ont à lui "faire face". La fonction des nuages et de la brume dans ces deux tableaux y est particulièrement significative : dans les deux cas, ce qui est suggéré, c'est une menace pour l'homme, menace de la chute ou menace de la tempête. Tandis que « la brume du paysage chinois n'est pas la brume froide et dangereuse des forêts européennes […]. Ce sont des volutes légères [qui] ne sont pas placées là pour faire joli ni pour inciter à la rêverie mais pour assurer la communication entre les deux éléments [ , yīn et , yáng] constitutifs du paysage » (Javary, Cent Mots pour comprendre les Chinois, art. "changer, transférer"). Bref, malgré de réelles similitudes avec le paysage chinois, le paysage romantique reste une catégorie esthétique et non vitale : il s'appréhende (dans les deux sens du terme) plus qu'il ne se vit avec sagesse et sérénité. Nul mieux que Baudelaire (dont la classification dans la catégorie romantique fait débat) n'a exprimé avec plus de justesse la conception romantique du paysage dans son poème « L'Homme et la Mer » :


Homme libre, toujours tu chériras la mer !
La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer.

Tu te plais à plonger au sein de ton image ;
Tu l’embrasses des yeux et des bras, et ton cœur
Se distrait quelquefois de sa propre rumeur
Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.

Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets :
Homme, nul n’a sondé le fond de tes abîmes ;
Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes,
Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets !

Et cependant voilà des siècles innombrables
Que vous vous combattez sans pitié ni remord,
Tellement vous aimez le carnage et la mort,
Ô lutteurs éternels, ô frères implacables !


Certes, selon une autre approche, moins héroïque (disons, plus goethéenne et moins hugolienne) du romantisme, la lutte fait place à l'abandon, le combat au retrait dans la solitude. La première phrase des Rêveries du Promeneur Solitaire de Rousseau est, à cet égard, très significative : « me voici donc seul sur la terre, n'ayant plus de frère, de prochain, d'ami, de société que moi-même » (loc. cit., "Première promenade"). On est loin d'une conception de la paix telle que Confucius, par exemple l'envisage : « le Maître dit : « il est bon d’habiter là où règne le sens de l’humanité. Pourrait-on appeler sage un homme qui choisirait de n’y point habiter ? […] L’homme honorable trouve la paix dans la vertu d’humanité » (Confucius, Entretiens, IV, 1-2). A fortiori, de celle des bouddhistes ou des taoïstes[22]. Ce que Rousseau gagne en paix intérieure, il le perd en connivence 阴, yīn/阳, yáng avec le "souffle-énergie" (氣, qì) de la vie.

Nous voudrions enfin évoquer un élément qui s'invite à peu près systématiquement dans la peinture de paysage sino-japonaise : l'arbre. Dans toutes les traditions culturelles, l'arbre possède à peu près la même force symbolique. Avant que de devenir, malheureusement, dans la civilisation occidentalo-capitaliste, une simple ressource exploitable et profitable à merci, l'arbre, c'est à la fois la pérennité du temps et la périodicité des saisons, le vert et le brun, le mutisme du bois et le son du feuillage, l'invisibilité des racines et la profusion de la ramure, l'immobilité végétale et l'agitation animale, la rectitude du tronc et la torsion des branches, la hauteur et la profondeur, faisant lien entre la terre et le ciel accueillant le gel comme le feu, l'humidité comme la sécheresse. Dans la langue chinoise, le radical 木, mù ("arbre") entre dans la composition de pas moins de 587 caractères ("mots") différents ! Bref, nulle phase[23] de la nature n'est plus qualifiée que celle de l'arbre pour être le représentant de cette dualité force/faiblesse, 阴, yīn /阳, yáng qui est celle de la vie. Ce que rappelle le proverbe chinois 被风吹倒的树,枝比根多, bèi fēng chuī dào de shù, zhī bǐ gēn duō , "arbre renversé par le vent avait plus de branches que de racines". Magistrale invitation à méditer la nature incertaine de la vie, tournant le dos à cette quête occidentale aussi vaine qu'obsessionnelle de ces soi-disant "racines" qui entendraient faire abstraction d'un rapport de forces avec le tronc et les branches !

Toujours est-il que, omniprésent dans la tradition sino-japonaise, l'élément "arbre" est beaucoup plus rare et récent dans l'histoire de la peinture occidentale de paysage[24]. Comparons encore une fois une estampe japonaise d'une part avec, d'autre part, ces Arbres et Route de Cézanne, cette Route avec Cyprès et Ciel étoilé de Van Gogh, tous deux de 1890, ou cet Arbre de Jessé de Chagall (1960).


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Remarquons comment, à chaque fois, c'est le "souffle-énergie" (氣, qì) qui anime toute chose et qui se manifeste dans les "cinq phases" (五行, wǔ xíng) de la procession perpétuelle de la nature qui est puissamment évoqué à travers le "mouvement" de l'arbre. Raison pour laquelle, dans la cosmologie chinoise, 木, mù ("l'arbre"), qui est toujours en position médiane dans l'énumération, semble même faire la synthèse des quatre autres phases (行, xíng) que sont 火, huǒ, "le feu", 土, tǔ, "la terre", 金, jīn, "le métal" et 水, shuǐ, "l'eau". Ainsi, « il est dans la nature de l'eau d'humidifier et de couler vers le bas ; dans celle du feu de brûler et de s'élever dans les airs ; dans celle du bois d'être courbé et redressé ; dans celle du métal d'être ductile et d'accepter la forme qu'on lui donne ; dans celle de la terre de se prêter à la culture et à la moisson » proclame le Classique des Documents (书经, shū jīng) qui date de la fin du IV° siècle avant notre ère. D'ailleurs, est-ce un hasard si le même recueil associe l'arbre au printemps, au vent, à la colère, à la musique et à la planète Jupiter ? Il semblerait donc qu'on ait encore là, à travers la figuration de l'arbre, une passerelle possible entre des traditions picturales et des styles que, pourtant, tout oppose.

Et, puisqu'il faut bien conclure, nous renvoyons à deux expressions artistiques à la fois bien différentes et consonnantes du paysage vécu tel que nous en avons défendu le principe. D'une part ce chant traditionnel chinois intitulé 橄榄 树 , gǎn lǎn shù, "l'olivier" et dont nous traduisons les paroles :

不要问我从哪里来 (bù yào wèn wǒ cóng nǎ lǐ lái ) Ne me demande pas d'où je viens
我的故乡在远方 (wǒ de gù xiāng zài yuǎn fāng ) Ma ville natale est si loin
为什么流浪 (wèi shén me liú làng ) Pourquoi errer (litt. "se perdre à la manière d'un flot")
流浪远方流浪 (liú làng yuǎn fāng liú làng) Errer au loin, errer au loin
为了天空飞翔的小鸟 (wèi le tiān kōng fēi xiáng de xiǎo niǎo ) Pour les petits oiseaux qui volent dans le vide du ciel
为了山间轻流的小溪 (wèi le shān jiān qīng liú de xiǎo xī ) Pour les petits ruisseaux qui courent léger à travers la montagne
为了宽阔的草原 (wèi le kuān kuò de cǎo yuán ) Pour la riche et large plaine herbeuse
流浪远方流浪 (liú làng yuǎn fāng liú làng) Errer au loin, errer au loin
还有还有 (hái yǒu hái yǒu ) Et plus encore
为了梦中的橄榄树橄榄树 (wèi le mèng zhōng de gǎn lǎn shù gǎn lǎn shù ) Pour cet olivier qui peuple mes rêves.

D'autre part, deux échantillons musicaux d'auteurs occidentaux contemporains. L'un est de celui dont, plus que toute autre, l’œuvre tout entière nous semble illustrer la fluidité paisible d'une connivence extrême-orientale de la vie et du paysage : "the Hours" de Philip Glass. L'autre est d'une jeune compositrice dont le style donne la clé du chengyu d'après lequel 乐山乐水, ce qui peut se lire lè shān lè shuǐ ("joie de la montagne joie de l'eau") ou bien yuè shān yuè shuǐ ("musique de la montagne musique de l'eau") : "Vajrayana (Karma, le Vent, Vairocana, l'Espace)" de Camille Pépin.



11Notons que la paix telle qu'évoquée par Lǎozǐ dans ce passage n'a pas grand-chose à voir avec l'ataraxie, l'aponie ou l'apathie chères aux Stoïciens puisqu'il ne s'agit pas de la trouver en fuyant le trouble et le chagrin du monde mais, tout au contraire, en s'y immergeant.
12Contrairement à une convention langagière que nous récusons, "objectif" ne s'oppose pas à "subjectif" puisqu'il ne saurait y avoir d'objet sans sujet pour le saisir, objet et sujet étant les deux pôles de la même relation de dénotation. On comprendra en revanche à la lecture de cette discussion sur le statut du paysage que le terme "objectif" se distingue plutôt de "suggestif" comme une réalité définie, délimitée s'oppose à une autre qui ne l'est pas.
13Rappelons que l'enjeu, pour Descartes est déjà sanitaire : « ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature […] n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices, qui feraient qu'on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé ; laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie » (Descartes, Discours de la Méthode, VI).
14L'ambiguïté qui naît de la polysémie du terme "propriété" est, en elle-même, très significative.
15« Si d’un corps, autrement dit d’un individu, composé de plusieurs corps, certains sont séparés, mais qu’en même temps, autant d’autres et de même nature les remplacent, l’individu conservera sa nature comme auparavant, sans aucun changement dans sa forme. [...] Et si nous continuons de la sorte à l’infini, nous concevrons facilement que la Nature dans sa totalité est un seul Individu dont les parties, c’est-à-dire tous les corps, varient d’une infinité de façons, sans changements de l’Individu total » (Spinoza, Éthique, I, 13, ax.2, 3).
16« Je me souviens même d'avoir passé une nuit délicieuse hors de la ville, dans un chemin qui côtoyait le Rhône ou la Saône [...]. Je me promenais dans une sorte d'extase, livrant mes sens et mon cœur à la jouissance de tout cela, et soupirant seulement un peu du regret d'en jouir seul. [...]. Mes yeux, en s'ouvrant, virent l'eau, la verdure, un paysage admirable » (Rousseau, Confessions, IV).
17Un peu comme dans le fado portugais (la saudade), le blues noir-américain ou le spleen baudelairien.
18« Le but de tous les mouvements taoïstes est la longue vie [...]. Ce qui est sage, en conséquence, est d'éviter tout ce qui fait le jeu de la mort » (Marcel Conche, Lao Tseu : Tao Te King, intro.).
19Et qui, d'ailleurs, est difficilement définissable. Disons pour faire court que l'opposition/complémentarité du , yīet du , yáng est à penser par analogie avec le couple nuit/jour (passage, alternance) plutôt qu'avec le couple féminin/masculin (état, statut) qui sert, hélas, le plus souvent, de pont-aux-ânes conceptuel.
20Y compris chez un philosophe comme Hegel pour qui la contradiction reste vertueuse à condition d'être dépassée (aufhebt).
21Cf. la place de la "montagne" chez des écrivains comme Thomas Mann ou Hermann Hesse.
22« M’asseoir et oublier tout [坐忘, zuò wàng]. […] C’est là la transformation, dans laquelle l’individualité se perd » (Zhuāng Zǐ, Zhuang Zi, §6). Quant au bouddhisme, la première de ses quatre Nobles Vérités, la lus fondamentale, donc, est que la souffrance naît de l'attachement, notamment à soi.
23 Nous traduirons 五行, wǔ xíng, par "les cinq phases" (feu, terre, bois, métal, eau) et non par "les cinq éléments", car la cosmologie chinoise procède d'une pensée du devenir et non de l'être comme la cosmologie occidentale.
24 De même dans la littérature romantique. Notons toutefois que la première évocation d'un élément "naturel" dans les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, après une dizaine de pages introductives, est celle de la coexistence conflictuelle d'un noyer et d'un saule.
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