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descriptionL'Hypothèse du cerveau aveugle EmptyL'Hypothèse du cerveau aveugle

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Résumé :
Dans son ouvrage : « Le code de la conscience », Stanislas Dehaene qui précise pour l’essentiel la théorie de l’espace de travail neuronal global évoque en parallèle ce qu’on pourrait appeler la « thèse du cerveau voyant ». Selon cette thèse, la conscience de l’image visuelle apparaîtrait comme un phénomène émergeant à partir des diverses analyses des messages provenant du nerf optique par des processeurs répandus dans l’espace du cerveau. C’est l’intégration cybernétique de toutes ces analyses qui produirait cette conscience. Cependant cette thèse ne repose pas sur une définition satisfaisante de l’image en tant que sensation visuelle et l’intégration qu’elle nécessite n’apparaît pas avoir un effet sensible concevable. La thèse du « cerveau aveugle » oblige au contraire à partir d’une définition rigoureuse de l’image visuelle, constituée de points-images coexistant dans l’espace. Elle tient compte de l’analyse algorithmique effectuée par le cerveau mais soutient que cette analyse ne produirait pas l’image en elle-même. Elle ne ferait qu’informer point par point les constituants de l’aire rétinotopique du cortex visuel primaire, les colonnes corticales visuelles, qui induiraient seules la luminosité et la couleur de chaque point de l’image projeté dans l’espace. Des recherches déjà entreprises pourraient confirmer l’existence d’inductions électromagnétiques produisant à la fin d’un processus de modulation l’émergence réelle.





[size=24][size=24]L’hypothèse du cerveau aveugle[/size][/size]














« On voit avec le cerveau, pas avec les yeux. » Il y a des assertions censées exprimer des vérités de science qui claquent comme de limpides slogans et dont le contenu essentiel s’avère vite obscur. Celle que je viens de citer était claironnée il n’y a pas huit ans par la neuropsychologue Sylvie Chokron dans une vidéo de Youtube au titre benoitement interrogatif : « Voir avec les yeux… ou le cerveau ? » (1)Arrivée avec un damier d’Adelson et ses cases faussement sombres ou claires, la docte dame montre l’illusion, l’explique et en tire sur le champ une conclusion définitive : «  L’œil va capter les rayons lumineux et cela de la manière la plus fidèle possible. Donc pas d’illusion à ce stade-là. Et puis, arrivé au nerf optique, le signal visuel qui était projeté sur la rétine va être totalement déconstruit. Il va être transformé en un signal électrique qui va transiter jusqu’au cerveau. Et, à partir de la sortie de l’œil, il n’existe plus d’image...  Le cerveau va recevoir toutes les informations de taille, de couleur, d’orientation, de mouvement. Il va nous construire une image. Et ce que nous avons devant les yeux, c’est l’image que le cerveau a construit. Ce n’est pas une image que les yeux ont capté. »


On serait tenté de dire : « parfait ! » si on savait clairement ici quelle thèse était soutenue et quelle thèse était réfutée. Pour la thèse réfutée, disons tout de suite qu’on ne le sait pas. La formulation ; « on ne peut voir sans les yeux », si on ne tient pas compte du problème des images mentales ( 2), n’apparaît pas a priori discutable. La formulation : « on ne voit qu’avec les yeux » qui nous renvoie aux seuls organes sphériques contenus dans l’espace orbital et relié au corps par un cordon assimilé au nerf optique, formulation qui laisserait penser qu’un œil arraché continuerait à voir et à transmettre les images à notre conscience, apparaît au contraire d’une évidente absurdité...


En réalité, on comprend vite à écouter Sylvie Chokron que sa conception de la vision s’articule sur la théorie de l’espace de travail neuronal global élaboré par Jean-Pierre Changeux, Lionel Naccache et Stanislas Dehaene et particulièrement développée par ce dernier dans son ouvrage ; « Le code de la conscience » (3). En effet la pensée de Dehaene s’appuie la plupart du temps sur des expériences concernant la vision et finit par lier l’émergence de la conscience à la perception de l’image. Elle apparaît donc finalement comme une théorie de la vision montrant les sensations visuelles résultant de l’activité cybernétique du cerveau. Le « Code de la conscience » paraît ainsi développer à côté de son objet explicite une thèse qu’on pourrait appeler : « la thèse du cerveau voyant ». Exposer les grandes lignes de cette thèse sera l’objet de ma première partie. Montrer qu’elle débouche sur une impasse sera l’objet de la seconde. Dans une troisième partie, je présenterai ce que pourrait être « une hypothèse du cerveau aveugle » qui tiendrait compte compte de l’activité cybernétique des neurones mais sans lui donner un rôle générateur dans les impressions visuelles. Restera enfin à déterminer les voies de recherche qui pourraient donner un fondement sûr à cette dernière hypothèse.


I – La thèse du cerveau voyant.


- [size=18][size=18]L’œil « voit » très mal.[/size][/size]


[size=18][size=18]S’il existait une « perception rétinienne », c’est à dire directement liée à l’image que le cristallin projette sur la rétine, cette perception nous donnerait une image monstrueusement déformée du monde : « Ce serait d’ailleurs un bien étrange spectacle : un amas confus de points sombres ou lumineux, monstrueusement élargi en son centre (la fovéa), masqué en partie par des vaisseaux sanguins, troué d’une vaste « tache aveugle » à l’endroit où le nerf optique quitte la rétine... » (4) Dehaene ajoute plus loin que tout le pourtour de l’image, c’est à dire tout ce qui est en dehors de la fovéa ne serait perçu qu’en noir et blanc. L’éclairage de la scène visuelle ne serait nullement contrasté et entraînerait ainsi une confusion sur les sources de lumière comme en témoigne l’illusion du damier d’Adelson.. Toutes les autres illusions d’optiques qui sont en fait des biais pour rendre l’image plus réaliste à la conscience n’existeraient pas non plus comme le rappelait Sylvie Chokron. Donc la simple projection sur la rétine ne peut former l’objet que notre conscience perçoit.[/size][/size]


- Un délai entre le début d’analyse du stimulus et l’apparition de l’image à la conscience


Dehaene a construit une expérience lui permettant de suivre le stimulus visuel lié à l’image d’un mot que le patient devait découvrir. Il en a conclu que lorsque le message lié au stimulus atteignait le cortex visuel primaire, le mot n’était pas perçu. Pour qu’il le soit, il faut que ce qu’il appelle l’onde P3 parcoure l’espace cérébral quelque 300 millisecondes plus tard.


- Une prise de conscience de l’image liée à l’activité dans tout l’espace de travail neuronal.


[size=18][size=18]Le délai séparant l’arrivée du message dans l’aire primaire et la prise de conscience correspond à un temps de croissance de l’activité du cerveau. Cette activité se manifeste particulièrement par le parcours d’une onde électrique positive d’arrière en avant du cerveau, l’onde P100, cent millième de seconde après le stimulus, suivie d’une autre, négative celle-là, l’onde N170, soixante dix millième de seconde plus tard. Ensuite, encore cent millisecondes plus tard, une onde de grande amplitude parcourt les réseaux préfrontaux et pariéraux  : l’onde P300. Cette onde s’accompagnerait d’une prise de conscience. Il existe cependant un certain flou chronologique sur lequel je reviendrai qui empêche de dater précisément l’arrivée dans le cortex visuel primaire d’une onde rétrograde P3b qui partirait du cortex prépariétal. [/size][/size]


[size=18][size=18]- Des modalités d’activité inédites de la matière cérébrale.[/size][/size]


Ces phénomènes électriques ondulatoires traduiraient pour Dehaene l’apparition d’une propriété particulière de l’activité cérébrale caractérisée par la spontanéité, l’ampleur et la rapidité de sa croissance, accompagnée d’une multitude de réactions en chaîne et assimilable à ce que les physiciens appellent une transition de phase dans l’évolution de la matière cosmique. Dehaene à son propos parle tour à tour d’embrasement cérébral et d’avalanche consciente.


[size=18][size=18]- De multiples analyses spécialisées opérant simultanément.[/size][/size]


[size=18][size=18]La diffusion de l’onde cérébrale d’arrière en avant du cerveau s’accompagne d’une transmission du message visuel reçu à de multiples aires d’analyse qui, chacune, se spécialise sur une propriété particulière de l’image. Dehaene évoque ainsi ces analyses démutipliées : « Dans le seul cortex visuel, on trouve des neurones qui répondent aux visages, aux mains, aux objets, à la perspective, aux formes, aux lignes, aux courbes, aux couleurs, à la troisième dimension... » (5) Chacune de ces analyses s’effectue dans des parties éloignées du cerveau qui sont reliées par des axones longs. L’ensemble de ces analyses en simultané aboutissant à une connaissance complète de la scène visuelle.[/size][/size]


[size=18][size=18]- Apparition de l’image au moment où se réalise l’intégration de tous les éléments d’analyse.[/size][/size]


De la perception d’une image constituée par la graphie d’un mot sur un écran, Dehaene passe à l’image d’un tableau comme celui de la Joconde. Il parle alors d’une « coalition de neurones »(6) qui aboutit à souder, intégrer les unes aux autres des données venues de divers processeurs aboutissant à un tout cohérent qui est l’image visuelle. « Lorsque nous contemplons la Joconde, notre conscience ne nous donne jamais à voir une sorte de Picasso éviscéré dont les mains, les yeux et le sourire magique tireraient à hue et et à dia. »(7) « Nous intégrons tous les fragments de la scène en un tout cohérent. »(8)« Mis en contact, les différents modules sensoriels peuvent s’accorder sur une interprétation unifiée et cohérente (« une séduisante italienne ») ».(9)


-Retour à l’aire primaire pour vérification


Cette interprétation « unifiée et cohérente » est renvoyée aux aires sensorielles d’origine . En l’occurrence, l’aire visuelle primaire . « En diffusant des messages globaux depuis le cortex préfrontal et les autres aires associatives supérieures en direction des régions sensorielles, les neurones pourvus d’axones longs créent les conditions nécessaires à l’émergence d’un état unifié de conscience, à la fois différentié et intégré »(10).. Cet état serait la phase finale d’un « dialogue » intercérébral qui se poursuit « jusqu’à ce que le moindre recoin de l’image ait été expliqué. »(11)

descriptionL'Hypothèse du cerveau aveugle Emptyl'Hypothèse du cerveau aveugle, deuxième partie

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II- Une thèse difficilement soutenable.


-Un sujet mal défini.


La thèse du cerveau voyant telle qu’elle se dégage de la lecture du livre de Dehaene pourrait se formuler ainsi : « L’activité des neurones induite par la réception d’un stimulus visuel produit la réalité d’une image consciente par le seul fait de se propager dans toutes les zones du cerveau dites de l’espace du travail neuronal et consacrées à l’analyse du message visuel en intégrant par échange de messages les informations produites dans chaque centre d’analyse. » Mais si on structure l’énoncé de cette thèse en un schéma simple montrant le rapport du thème et d’un propos, on est vite ennuyé. Le propos peut se définir assez clairement certes : établir la cause d’un phénomène mais le thème est flou. Il n’y a jamais de tentative claire pour définir avec un minimum de rigueur le phénomène étudié. Tout laisse à penser que le propos vise ce qu’on peut définir provisoirement comme l’arrivée à la conscience d’une sensation complexe prenant la forme d’une étendue diversement lumineuse et colorée liée à une scène visuelle observée fixement. Une telle définition permettrait au moins d’assurer au mot « image » répété des dizaines de fois un contenu un peu substantiel et précis. Au lieu de cela, Dehaene écrit au chapitre 4 censé étudier la progression du message visuel dans le cerveau et le délai entre le stimulus et la prise de conscience : « Mes collègues et moi menions des expériences similaires sur la perception des mots masqués. Nous présentions des mots en-dessous ou au-dessus de la perception consciente. »(12) Mais quel rapport entre les mots et les images telles qu’on les a définies ? Un mot n’est pas une image, c’est un élément de langage qui se caractérise par un rapport déterminé entre un signifié et un signifiant. Ce signifiant peut être d’ordre visuel certes mais il est d’abord d’ordre sonore. À partir de l’invention de l’écriture, ce signifiant peut se présenter sous la forme de graphèmes alignés. Reconnaître dans une image l’existence de graphèmes, être capable de trouver la succession de graphèmes correspondante, trouver ensuite le signifié de cette succession, ce n’est pas « voir », c’est « lire ». Le fait qu’on puisse lire un mot quand le stimulus lié à l’image qui en présente la graphie arrive à la partie du cerveau spécialisée dans la lecture est intéressant à connaître mais il n’y avait pas besoin de tout un chapitre pour l’exposer. En tout cas, ce fait n’indique rien quant au moment de la prise de conscience de l’image lorsqu’on ne sait pas rigoureusement ce que prendre conscience de l’image veut dire. Cette image peut présenter un espace blanc au milieu duquel des taches noires sont alignées comme sur une bande. Au moment où l’on ne perçoit que cela, on voit une image déjà !


-Des corrélats peu signifiants.


Les phénomènes observés par l’IRM, l’électro et la magnéto encéphalographie sont certes intéressants mais ne sont pas extraordinaires ou vraiment significatifs. En rédigeant son chapitre sur les signatures de la pensée consciente, Dehaene multiplie les intensifs, les hyperboles, les métaphores qui sont le propre de la tonalité épique, voulant donner le sentiment que des phénomènes fantastiques se réalisent. « L’activation s’amplifiait jusqu’à entraîner une énorme vague d’activité dans des régions très distantes du cortex visuel... »(13)... « la perception consciente serait un tsunami, une onde impossible à arrêter qui s’amplifie et laisse des traces irréversibles loin dans les terres... » (14)… « On aurait dit… que cette vague prenait de l’ampleur et franchissait soudain la digue des réseaux frontaux et pariétaux, en inondant d’un coup les vastes champs du cortex supérieur. (15)» À la métaphore de la vague se mêle celle du feu (« embrasement »… « ignition »…) ou celle de la neige reprise plusieurs fois avec la répétition du terme « avalanche »«  Les messages se renforçaient les uns les autres jusqu’à former une avalanche impossible à stopper »(16) etc. À ce méli-mélo de métaphores succède enfin comme une formule magique l’expression « transition de phase » qui nous renvoie aux brisures de symétrie dans le rapport des forces physiques au début de l’histoire de l’univers. Banalement présente aussi dans l’eau qui gèle ou qui bout, la transition de phase explique l’apparition brutale d’un phénomène d’ampleur, soit.. Mais elle ne nous renseigne aucunement sur la façon dont un rythme de potentiels d’action parcourant des réseaux fait naître le début d’une sensation lumineuse et colorée, début sans lequel il n’y a pas d’image.


-Un monstrueux assemblage


Au moment où il va parler d’intégration des différentes analyses effectuées dans toutes les zones visuelles du travail neuronal, Dehaene semble comprendre que l’écran d’ordinateur affichant un simple mot est peut-être insuffisant pour servir d’image référente. Aussi fait-il appel au chef d’oeuvre de Vinci : « Lorsque nous voyons la Joconde... »(17)Là les difficultés qu’on soulevait plus haut n’existent plus. La toile rectangulaire dont chacun a vu au moins une photographie et qui peut emplir notre champ de vision quand on l’observe à trois ou quatre dizaines de centimètres présente bien sur toute sa surface cette diversité de zones plus ou moins lumineuses et différemment colorées comme celle qui est à chaque instant présente à nos yeux ouverts. Le cadre déterminé, l’analyse des différents éléments effectuée, reste l’opération majeure : toutes ces composantes « doivent être fortement soudées, intégrées les unes aux autres »(18). Dehaene, on le lui accorde, est conscient des difficultés de sa tâche. « Lorsque nous contemplons la Joconde, notre conscience ne nous donne jamais à voir une sorte de Picasso éviscéré dont la moue, les yeux et le sourire magique tireraient à hue et à dia »(19). Mais il affirme tout de go : « Nous intégrons tous ces fragments de la scène en un tout cohérent »(20). « Composantes », « fragments »...l’image du puzzle préparée dans ce paragraphe se retrouve explicitement plus loin : « la super-assemblée de cellules qui abrite le contenu de la conscience est donc éparpillée dans le cerveau mais ses fragments s’ajustent comme les pièces d’un puzzle »(21). Tout le monde sait ce qu’est un puzzle. Tout le monde sait qu’il s’agit de reconstituer une image peinte sur un support homogène qui a auparavant été découpée en fragments. C’est à dire que pour réussir un puzzle, il faut rassembler dans la position juste les fragments d’une image qui a été déjà constituée et il faut évidemment pour cela que chaque fragment soit de la même nature, de la même matière que le tout, donc soit de nature et de matière homogène. Quelques lignes plus loin, Dehaene écrit: «Imaginez les seize milliards de neurones de votre cortex. Chacun d’eux s’intéresse à un petit nombre de stimuli. Leur diversité est étonnante : dans le cortex visuel, on trouve des neurones qui répondent aux visages, aux mains, aux objets, à la perspective, aux formes, aux lignes, aux courbes aux couleurs, à la troisième dimension.. »(22) Eh bien imaginons ces éléments absolument hétéroclites forcés d’être assemblés comme les pièces d’un puzzle. Notre écrivain parlait tout à l’heure à propos de l’image de la Joconde de « Picasso éviscéré ». Il était optimiste. Je crains que son « puzzle » n’aboutisse à quelque chose de plus monstrueux. Ou grotesque.


- Des explications faussement nécessaires à la conscience de l’image


Dehaene écrit  : « Chaque groupe de neurones agit comme un statisticien expert, qui collabore avec ses collègues afin d’expliquer les données sensorielles dans leurs moindres détail. Un expert des ombres, par exemple, décide qu’il peut expliquer une zone sombre de l’image – mais seulement si la lumière vient d’en haut à gauche. Un expert de l’éclairage lui répond que c’est possible et que cette hypothèse pourrait expliquer pourquoi le haut des objets semble plus clair. Un troisième expert entre en lice et déclare qu’une fois ces effets pris en compte le reste de l’image ressemble à un visage. Ce dialogue se poursuit jusqu’à ce que le moindre recoin de l’image ait été expliqué. »(23) L’apologue ne manque pas de pittoresque. Il illustre plutôt bien la façon dont le cerveau travaillerait à l’apparition de la Joconde. Et,à l’évidence, l’image de la coquette se fait attendre. Seulement on aurait bien aimé voir comment ces mêmes experts prépareraient l’apparition à notre conscience d’Alchemy de Jackson Pollock par exemple,ou de toute autre production de l’Action painting qui consiste à jeter à distance des couleurs sur une toile. Cependant, avant que le premier expert propose un semblant d’explication, on aurait de toute manière vu la toile dans son incongruité saisissante. Sans doute on aurait remarqué en même temps des effets de rythme dans les couleurs et dans les formes que l’artiste a su ménager. Mais si vous ou moi prenions des pulvérisateurs de peinture et barbouillions une toile par simple amusement, quelque déconcertant que soit le résultat, il sauterait aux yeux tout de suite !


Ce n’est pas que les informations récoltées par les divers processeurs d’analyse ne puissent être intégrées dans un ensemble efficient. Le somnambule qui se promène les yeux ouverts et est capable d’accomplir des taches élaborées comme ouvrir un réfrigérateur et s’y servir à manger possède indubitablement une connaissance de la scène visuelle. Mais à la façon d’un ordinateur. Sans avoir de sensation visuelle dans sa conscience alors absente. En nous parlant longuement des assemblées de neurones qui s’activent dans toute l’étendue de « l’espace de travail neuronal », Dehaene à aucun moment ne nous parle de la façon dont pourraient naître des semblants de lumière, de couleur ou de forme. Mon opinion est justement qu’ils n’y naissent point. Stricto sensu, notre cerveau est aveugle.



p { line-height: 115%; margin-bottom: 0.25cm; background: transparent }a:link { color: #000080; text-decoration: underline }

descriptionL'Hypothèse du cerveau aveugle EmptyHypothèse du cerveau aveugle, troisième partie

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III-L’hypothèse du cerveau aveugle.


Et pourtant l’on voit ! Alors quoi ? Faut-il revenir à l’antique distinction de l’âme et du corps ? D’un corps voué avec le cerveau à l’espace obscur de la matière tandis que l’âme viendrait y couler la clarté des images comme celle des idées ? Certes non ! L’abstraite idée d’âme a quelque chose d’âpre et de sec très éloignée pour moi de ces images grasses et sensuelles dont l’herbe fleurie d’avril en ce moment emplit mon regard. Les images sont chair comme le corps. Ne reste qu’à trouver dans ce dernier leur espace. Et le travail qui les offre à notre pensée.

- Sentir le corps

Mettons-nous debout bien dressés. Posons les mains à plat sur le visage, pressons les sur nos paupières closes. Et attendons. Nous sentons l’assise de nos pieds, une tension dans les mollets. Plus haut une crispation légère contourne nos reins. Une cuirasse de sensations monte jusqu’à notre visage qu’elle enserre. Dans la nuit que nous avons recréée, l’espace de notre corps s’élance comme une colonne taillée dans un bloc d’émois divers et coexistants. Quand j’essaie d’inventorier les catégories multiples de sensations qui peu à peu recouvrent la surface de mon corps et pénètrent un peu en dedans, j’en trouve beaucoup d’intensité voisine, de substance presque semblable et pourtant je les distingue sûrement au moment où je les repère par l’endroit où elles se trouvent. Leur emplacement paraît leur caractéristique primordiale avant même leur intensité ou leur aspect.

Je suis devant un arbuste en fleurs. Le parfum du lilas soudain m’arrive à la narine. Je le situe dans l’espace certes, à hauteur de ma tête. Mais bientôt sa particularité me pénètre tout entier, me fond dans sa matière unique, celle d’un bien-être coloré semblablement de partout qui devient comme la matière du temps hors de tout espace.

- Les espaces du corps et de l’image inscrits dans le cortex semblablement

Entre ces deux types de sensation, les somesthésiques et les olfactives, on voit bien de quoi les visuelles se rapprochent le plus. Loin d’être compacte comme l’odeur, l’image paraît à l’immédiat plus composite que la forme en laquelle le corps fait sentir sa présence dans chacune de ses parties. Or, ce qui est remarquable, c’est qu’à l’intérieur du crâne, l’espace du corps sensible et l’espace où se projette le monde visible existent selon la même modalité. Pour le corps sensible, cet espace est l’homonculus sensitif. Il prend l’aspect de circonvolutions situées sur le gyrus, circonvolutions dont la matière est faite d’infimes modules chacun relié en fonction de sa position à une partie correspondante du corps véritable. Peu importe si la silhouette du corps déployée de l’homonculus est difforme (les récepteurs somato-sensoriels sont très inégalement répartis du bout des doigts à la peau des cuisses), nous avons bien là l’espace du corps sensible en miniature. Or, pour le champ visuel, la figuration est analogue. Dans le cortex visuel primaire (comme dans d’autres aires visuelles), nous avons bien une disposition des modules faite en relation avec chaque zone de la rétine reliée à une extrémité d’un axone du nerf optique. Cette disposition est dite justement rétinotopique, elle indique une correspondance point à point entre la zone rétinienne stimulée et la zone réceptive dans l’aire corticale. L’analogie des deux espaces est encore renforcée par la similitude des modules qui les composent et auxquels on a donné le même nom de « colonnes » parce qu’ils se présentent comme des cylindres formés par la superposition de couches reliées chacune à un type de récepteur distinct présent dans la zone de stimulation (pour les somesthésiques : nocicepteurs, thermorécepteurs, mécanorécepteurs etc.)

- Sensations visuelles localisées à la façon des somesthésiques et nouvelle définition de l’image.

Si on appuie avec la pointe d’un crayon au centre de la surface intérieure de la dernière phalange de l’index droit, l’étroite zone(3mm²) stimulée va envoyer des potentiels d’action à une colonne du cortex somatique précisément située également au centre de la zone correspondant à la partie de l’index stimulée dans l’homonculus sensitif. On dispose de deux crayons, l’un trempant dans un verre d’eau chaude, l’autre dans un seau à glace. Selon qu’on utilise le crayon chaud ou le froid pour appuyer sur le point, on peut dire que la qualité de la sensation change. Selon qu’on appuie plus ou moins fort, on peut dire que son intensité change aussi. Mais il est une donnée de la sensation qui ne varie pas, c’est le lieu où la conscience la situe, sa localisation si on préfère en attribuant au mot un sens purement subjectif. Si on avait touché du crayon le bout de l’index gauche ou du majeur droit, toutes choses égales par ailleurs, on n’aurait pas eu la même sensation. La localisation n’est pas une caractéristique externe à la sensation, elle en est une pleinement interne au contraire. La colonne qui induit la sensation l’inscrit dans l’espace par une de ses composantes essentielles. Si je sens que c’est mon index qui me pique et pas mon majeur, ce n’est pas parce que mon cerveau me l’indique après analyse, c’est parce que la sensation de piqûre éprouvée à l’index n’a pas la même essence ( le même quale si l’on préfère) que celle éprouvée au majeur.

Il ne me semble pas possible de partir d’une autre prémisse si l’on veut édifier une hypothèse du cerveau aveugle. En l’adaptant bien sûr aux colonnes corticales de l’aire visuelle primaire. En s’activant chaque colonne produirait une sensation unique, d’une couleur et d’une luminosité données qui s’inscrirait sur un point unique du champ visuel. L’image serait alors formée par la coexistence de ces sensations et pourrait être définie ainsi : « Ensemble des sensations ponctuelles colorées et lumineuses apparaissant disposées dans un espace à trois dimensions lorsque nous fixons une scène visuelle immobile. »

Il faut concevoir que chacune de ces sensations ponctuelles est induite uniquement par l’activité d’une seule colonne corticale, c’est à dire par les modalités de décharge organisées d’un nombre donné des neurones qui la forment. La question qui se pose alors est de savoir pourquoi cette activité induirait en même temps que la luminance et la couleur de la sensation sa position dans le champ visuel. J’y reviendrai dans ma dernière partie. Ce qui importe pour l’heure est de trouver un indice fort qui montrerait que la seule colonne est la génératrice de la sensation visuelle première. Les orthoptistes nous fournissent cet indice-là. En établissant un « champ visuel » pour un patient, ils dirigent sur divers points précisément repérés de la rétine un rayon lumineux extrêmement fin. Ce rayon est si fin qu’il atteint une zone pouvant ne comprendre que quelques dizaines de terminaisons du nerf optique, donc, par projection, quelques dizaines de colonnes de l’aire rétinotopique du cortex visuel primaire. Si le point de la rétine atteint par le rayon est parfaitement sain, le patient perçoit un point lumineux dans l’espace correspondant de son champ visuel. On en déduit sans trop de mal qu’un stimulus produit par un rayon lumineux peut faire apparaître à partir d’une seule colonne une sensation lumineuse précisément localisée dans le champ visuel sans qu’il y ait besoin de faire intervenir un quelconque processus d’intégration dans d’autres endroits du cerveau.

La façon ou la voie par laquelle une colonne corticale est activée pourrait ne pas produire automatiquement une sensation visuelle. Les axones du nerf optique qui apportent le message rétinien déclenchent certes des processus d’analyse dans chaque colonne en liaison avec ses voisines, processus qui déterminent localement couleur, luminance, contraste et orientation. Tout cela peut se faire dans l’inconscience. Mais l’idée que le cerveau est aveugle implique que toute sensation lumineuse ne peut provenir que de la colonne et qu’il existe forcément un biais par lequel cette colonne induit, colore et situe un point de lumière. Avant qu’elle le fasse, notre conscience est dans le noir complet. Tant et autant qu’elle le fait, nous voyons.

-Le cortex visuel primaire, écran de l’image retouchée et visible.

Mais quelle image ? Si les colonnes allumaient tout de suite sur tout le champ visuel l’équivalent sensible de la lumière reçue, on aurait bien une image au sens du terme dont on a convenu : « ensemble de sensations ponctuelles, lumineuses et colorées apparaissant disposées dans un espace à trois dimensions ». Mais cette image inversée, trouée par la tache aveugle, en noir et blanc sur tout son pourtour, « monstrueusement déformée en son centre »(24) comme disait Dehaene, brumeuse, floue, sans contour d’objet défini pourrait-elle seulement guider nos pas ? Peut-être cette image-là existe-t-elle quelques centièmes de seconde, trop peu de temps alors pour que notre conscience l’aperçoive. Mais comment expliquer alors la nette image qu’on voit et qui paraît prête à saisir par notre pensée si notre cerveau ne peut fabriquer ni lumière ni couleur ? Et comment justifier la présence dans notre cerveau de tous les centres d’analyse et leur travail coordonné sur le modèle d’image brut dont les signaux leur parviennent ?

La solution, comme je l’ai dit naguère, me paraît bien se situer où Dehaene la pressent mais sans l’apercevoir. Dans cette onde qu’il appelle P3b et sur laquelle il revient à plusieurs reprises. « Au bout d’une demi-seconde, l’activité retournait vers l’arrière du cerveau, y compris le cortex visuel primaire. De nombreux autres chercheurs ont observé cette onde rétrograde mais personne ne sait vraiment ce qu’elle signifie... » (25)... « La propagation de l’onde vers l’avant n’est pas compliquée à comprendre : il faut bien que l’information sensorielle qui définit l’objet perçu quitte la rétine et grimpe dans la hiérarchie des aires corticales, depuis le cortex visuel primaire jusqu’aux représentations plus abstraites de son identité et de son sens. L’onde qui parcourt le cerveau en sens inverse, par contre, n’est pas encore bien comprise. Ce pourrait être un signal attentionnel qui amplifie l’activité sensorielle. Il se pourrait également que le cerveau renvoie des messages aux aires sensorielles afin de leur confirmer que toutes leurs sensations ont bien été interprétées, et de vérifier s’il reste certains détails à expliquer... »(26) Dehaene en vient même à présenter timidement mais indubitablement la thèse du cerveau aveugle. « L’activité neuronale doit se répandre dans le cortex et peut-être même revenir aux aires sensorielles de départ, avant que nous ne ressentions l’impression de « voir ».(27) Juste à transformer le « et peut-être » en un « mais sûrement », je dis exactement la même chose.

Il se peut qu’une bonne étude s’égare dans de mauvaises conclusions tout en ouvrant comme par mégarde la voie encore obscure du vrai. C’est le sentiment que me donnent les considérations de Dehaene sur l’espace de travail neuronal qui expliquerait les sensations visuelles. Il y a bien au bout des analyses et de leur intégration une connaissance de l’image qui s’élabore. Mais cette image est abstraite comme des algorithmes. Elle n’est définitivement pas visible. En revanche elle est capable de guider aux points justes tous les messages qu’il faut pour pouvoir apparaître. Chaque colonne corticale comme un pixel de l’écran d’ordinateur va recevoir le message qui convient pour induire la couleur et la luminosité du point du champ visuel qu’elle peut rendre visible. Et ces messages de fin d’analyse ou de fin d’étude vont faire surgir en un instant sur tout l’espace du champ visuel l’image que notre conscience pourra contempler. Image bien loin certes du monstrueux avatar que le nerf optique ramenait de notre rétine, image reconstituée, travaillée, traitée par le cerveau. Mais dont le cerveau en lui-même est incapable de faire émerger la substance : l’impression lumineuse.

Pour avoir une idée du travail accompli par le cerveau, les exemples ne manquent pas. Certains sont très complexes et je ne me risquerais pas à les exposer. En revanche celui que j’évoquais au début de cet article et où Sylvie Chokron trouvait la certitude qu’on voyait avec le cerveau me paraît simple, clair et éloquent. C’est celui du damier d’Adelson. Sur un damier est posé un pot à dés dont l’ombre s’étend sur quelques cases. À l’extérieur de l’ombre, une case noire est marquée de la lettre A. À l’intérieur, une case blanche est marquée de la lettre B. Au premier coup d’œil, on voit nettement que la case noire marquée A est plus sombre que la case blanche marquée B. Pourtant si l’on enlève du dessin toutes les autres cases en les remplaçant par des caches obscurs, on voit que les cases A et B sont exactement du même gris.

On peut dire que ce gris se trouve identiquement sur les cases A et B projetées par le cristallin sur la rétine. Si l’on pense à l’analyse de l’image, on peut convenir qu’il y a eu tout un travail pour repérer la disposition et la direction des ombres, les surface à l’ombre et à la lumière, leurs formes etc. En admettant la formation de l’image par simple juxtaposition des points lumineux induits par les colonnes corticales, on peut dire que l’illusion est tout simplement introduite par les messages indiquant la luminosité du carré B et du carré A. Ceux du carré B la réduisent, ceux du carré A l’accroissent. Donc l’illusion d’optique témoigne certes d’une analyse effectuée en amont dans l’espace de travail neuronal. Cependant cette analyse apparaît comme ayant uniquement un effet de retouche et non pas comme produisant l’émergence de l’image qui se réalise, elle, sur l’écran du cortex visuel primaire. Tous les changements qui interviennent entre l’image projetée sur la rétine et l’image vue peuvent s’expliquer de semblable façon. Le retournement de l’image inversée, le comblement de la tache aveugle, le redressement pour supprimer la déformation que produit le grossissement au niveau de la fovea, la coloration du pourtour, la création de lignes fantômes là où des courbes et des droites sont interrompues, le contour précisé des objets reconnus, le marquage des traits du visage disponibles pour une reconnaissance, les lignes qui permettent de distinguer la frontière entre une surface colorée et une autre … tout ce qui fait de la pluie de lumière projetée éparse au fond de notre crâne, écho de celle qui tombe sur nos prunelles, l’image qu’on peut comprendre au mieux.

Évidemment un examen sérieux de l’hypothèse devrait partir d’une image monoculaire en noir et blanc et procéder par étapes pour l’image en couleurs, puis en relief, puis en mouvement. Pour ce dernier point il devrait expliquer la correction des saccades qu’engendrent les mouvements de nos globes oculaires et que nous ne percevons pas. La métaphore prosaïque de l’écran digital pourrait nous contenter pour l’heure. Le tapissage des pixels éclairés en continu selon la succession des algorithmes reproduit avec la variété des couleurs et des formes la diversité des mouvements. Et leur continuité.

descriptionL'Hypothèse du cerveau aveugle EmptyHypothèse du cerveau aveugle, quatrième partie

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IV- Des voies de recherche.

Supposer le cerveau aveugle a ce grand bienfait de libérer l’esprit que les savants, volens nolens, contraignent à marcher sur une seule route, dont ils ont fixé les balises. Le cognitivisme soumis au physicalisme et à l’émergentisme, rivé au connexionnisme et captivé par le computationnalisme semble considérer l’espace de travail neuronal global comme une nouvelle doxa. Pourtant, appliquée à la vision, sa théorie de l’intégration qui suffirait pour faire émerger les sensations et, en l’occurrence, les images, ne résiste pas à l’examen.. Une autre façon de penser basée sur une conception de l’image rigoureusement simple et sur une mécanique élémentaire paraît autrement satisfaisante. Les voies à emprunter pour l’étudier risquent cependant d’être sinueuses et pleines d’embûches, aventureuses en un mot. Notre temps peut-il faire encore place aux aventuriers de l’esprit ?

- Vérifier l’existence et le bon fonctionnement d’une mécanique « moduliste »,

Le premier objet qu’on trouve à examiner sur notre piste, c’est la colonne corticale qui doit induire le point-image. Regardées de près, les abeilles ont quinze mille yeux, les ommatides. Nous en avons nous réellement un million qui sont les colonnes corticales. Chacune ne donne à voir qu’un point de lumière, coloré ou pas. Par quel processus ?

Mon idée première est que, dans le réseau global des connexions, chaque colonne du cortex visuel primaire est un terminal. L’induction (je préfère ce terme au mot message) qui conduira à l’existence du point de lumière dans le canevas de l’image change de moyen de transport. Ce ne sera plus celui des potentiels d’action et la voie empruntée ne sera plus celle des axones. Ce que nous savons des lois physiques nous permet aisément de trouver le chemin et le moyen de transport nouveaux.

L’activité des neurones est de deux types. Un premier qui consiste à transmettre ou non à d’autres neurones par l’intermédiaire des synapses et par la voie des axones des potentiels d’’action qui seront ainsi redirigés, multipliés ou inhibés selon un certain algorithme. Un second qui consiste à osciller. En effet quand le neurone décharge, il le fait par une série de polarisations et dépolarisations selon une certaine fréquence, chaque cycle de polarisation/dépolarisation correspondant à l’envoi d’un potentiel d’action. Ainsi les potentiels d’action sont émis selon une certaine fréquence de décharge qui peut varier de quelques décharges par seconde à plusieurs centaines. Une loi stipule que le déplacement d’une quantité de charge électrique produit un champ magnétique d’une grandeur proportionnelle à cette quantité dans une direction perpendiculaire à ce déplacement. Ainsi l’oscillation électrique des neurones se transmet bien sûr au champ magnétique local et contribue à faire fluctuer son intensité. Le neurone étant globalement sphérique et le déplacement de charge se faisant de l’intérieur à l’extérieur, la fluctuation électromagnétique se fait dans toutes les directions. Elle est ainsi assimilable à une onde.

Chaque colonne, comme je l’ai supposé, recevrait un message spécifique par voie axonale, une fluctuation particulière de potentiels d’action venue du cortex supérieur. Elle pourrait, en ajustant finement les oscillations de plus d’un millier de neurones tout proches et en séquençant les décharges, fabriquer une onde électromagnétique dont chaque période aurait une physionomie propre à cette onde mais remodulée à chaque instant par la variation du message cortical. Cette onde en parcourant l’espace cérébral à la vitesse de la lumière rencontrerait forcément une entité réceptrice sensible s’il s’en loge une, entité dont on ignorerait tout pour l’heure. Et de cette rencontre naîtrait le point de lumière à l’endroit précis du champ de vision auquel est reliée la colonne dans la rétine. Avec la luminosité et la couleur que lui auront donnés les calculs du cerveau.

Cette façon de voir les choses suppose au moins un a priori : que chaque colonne corticale possède une façon de moduler l’onde porteuse de l’induction qui lui soit propre. Sans elle, sans cette spécificité de modulation, le point à transmettre est un point perdu. Il faut que le quale d’un point contienne ses coordonnées exactes. Cela suppose bien sûr que la structure de chaque colonne corticale, la nature des neurones qu’elle contient, nature dont dépend leur rythme de décharge, les longueurs des axones qui les relient, tout cela ait une identité propre que des études physiologiques pourraient prouver.

Si cette voie de recherche tournait court, il est à craindre que trouver la façon dont se réalise la prise de conscience apparaisse à jamais hors de portée. La thèse du cerveau voyant n’est pas soutenable, celle du cerveau aveugle ne l’est pas non plus si on ne peut montrer que pendant une certaine durée coexistent des centaines de milliers de sensations distinctes, liées chacune à un support informationnel particulier. Qu’on établisse ceci, on sera loin encore d’avoir percé le mystère par lequel chacun de ces supports amène à la lumière un point de l’image. Et « l’entité réceptrice sensible » dont je parlais plus haut restera une réalité fantomatique dont nous ne saurons guère plus sinon qu’elle est une structure réceptrice d’onde comme une antenne, un tympan…

Nous aurons cependant je crois progressé sur un point qui pourrait être essentiel. Nous aurons compris que le domaine de recherche prometteur n’est pas celui de l’espace cérébral dont l’imagerie électronique percera toujours superficiellement l’obscurité. Le domaine à explorer est celui du temps. C’est à travers le temps que l’onde pourrait fournir à l’appareil récepteur les informations qu’elle contient. Ce sont dans ses modulations les plus fines et non dans les réduits de l’espace qu’on pourrait trouver sinon comment les qualia surgissent, du moins comment ils se différentient.

-Quand la recherche sur l’odorat éclaire celle sur la vue.

Que la conscience soit liée au temps et à une distribution de modulations qui lui soit interne, une équipe de chercheurs me paraît l’avoir déjà établi. C’était en 2012 dans un laboratoire de Genève où travaillaient les docteurs Olivier Gschwent, Jonathan Beroud et Alan Carleton. Leur étude (28) a porté sur le système olfactif des souris et plus spécifiquement sur la façon dont le bulbe olfactif, premier relai cérébral de la voie sensorielle olfactive, reçoit et transmet l’information relative aux  odeurs au reste du cerveau.

Les expériences ont porté sur des souris anesthésiées mais aussi sur des souris éveillées donc susceptibles d’être affectées par un stimulus odorant comme nous le sommes nous-mêmes lorsque nous ressentons une odeur. De fines électrodes ont été introduites dans le bulbe olfactif et ont permis des enregistrements de l’activité électrique non seulement globale mais aussi neurone par neurone.
En ce qui concerne les souris anesthésiées, il a été constaté qu’une proportion notable des neurones du bulbe olfactif voyaient leur fréquence de décharge changer lorsque l’animal était mis en contact avec l’odorant et que la population de neurones à fréquence modifiée était spécifique à l’odorant reçu. Ainsi a été mis en évidence que l’information entrée dans le bulbe olfactif à partir des récepteurs sensoriels était bien transmise dans sa spécificité aux axones sortant du bulbe olfactif qui se projettent en aval vers différents réseaux corticaux sans qu’il y ait présence d’un « ressenti ». De même il a été mis en évidence que l’activité électrique globale du bulbe olfactif ne variait pas de façon discriminante en fonction de l’odorant reçu.
En ce qui concerne les souris éveillées (non anesthésiées), le constat est d’une toute autre nature. D’abord la proportion de neurones qui voient leur fréquence de décharge changer de façon significative apparaît moindre. Ensuite et surtout plusieurs neurones présentent des séries de décharges distantes dans le temps selon un schéma particulier et propre à l’odorant perçu. Ainsi l’information n’apparaît pas ou plus seulement contenue dans les potentiels d’action présents ou pas dans les axones sortants mais dans la structure temporelle d’un train de potentiels d’action. Ce n’est pas tout. Ce train de potentiels d’action apparaît périodique et ajusté à une fenêtre temporelle de 25 millisecondes qui correspond précisément à une phase d’oscillation gamma dans le champ électrique du bulbe olfactif . Ainsi il y aurait à l’intérieur du bulbe olfactif de l’animal éveillé la superposition de deux modulations du champ électrostatique : une ordinaire liée à l’oscillation de l’onde gamma et une autre particulière, propre à l’odorant perçu.


Entre le mécanisme qui nous fait sentir le parfum des lilas et celui qui offre à notre vue les lilas en fleur, il y aurait certes une démultiplication immense mais le principe pourrait rester le même : la lecture d’une modulation périodique. La fenêtre de 25 millième de seconde pendant laquelle se module « l’onde olfactive » selon les chercheurs suisses est la même que celle où le colombien Rodolfo Llinas voyait se moduler les « ondes visuelles ». Il évoque dans son ouvrage :  I of the Vortex : Fom Neurons to Self  (29)« une succession d’oscillations en phase parcourant le cortex de sa partie antérieure à sa partie postérieure. Chacune de ces « ondes » dure environ 12,5 ms et est suivie d’un repos de 12,5 ms pour un temps total de 25ms par cycle. Ce cycle se produit donc 40 fois par seconde.» Cette « succession d’oscillations en phase » dont parle Llinas pourrait être celle, périodique, du regain d’activité de chaque colonne faisant apparaître à la suite les points de lumière qui coexistent dans l’espace de la conscience avant que se forme l’image suivante. Point de difficultés bien sûr à voir la présence des sons apparaître également par modulations successives analogues à celles que présente l’onde sonore. Là, comme pour les odeurs et les images, le travail cybernétique du cerveau est sans utilité à ce stade. Inconscient des odeurs et aveugle, le cerveau pourrait aussi être sourd. Si son travail excelle à amener les sensations à la pensée, à nous les faire percevoir, sa cybernétique est pour moi impuissante à les faire apparaître. Ce n’est pas en lui que le flux de la conscience prend sa source. Les succédanés du cerveau qu’on pourrait construire demain seront comme les idoles de la Bible. On pourra leur fournir des oreilles et des yeux, ils n’entendront ni ne verront point.

Clément Dousset le 21-5-2024


Notes :
  1. vidéo : « Voir avec ses yeux… ou le cerveau ? », avec Sylvie Chokron. https://youtu.be/cPukWprS5jc?si=lE8Eyk2q8tDlKMQs
  2. Voir mon article : « Vues sur l’image mentale vue » https://www.academia.edu/120408163/Vues_sur_limage_mentale_vue
  3. Le code de la conscience. Stanislas Dehaene. Éditions Odile Jacob 2014
  4. Le code de la conscience. p. 92
  5. Ibid. p.247
  6. Ibid. p.244
  7. Ibid. p.244
  8. Ibid. p.244
  9. Ibid. p.245
  10. Ibid.p.245
  11. Ibid.p.245
  12. Ibid.p.168
  13. Ibid.p.170
  14. Ibid.p.174
  15. Ibid.p.174
  16. Ibid.p.170
  17. Ibid.p.244
  18. Ibid.p.244
  19. Ibid.p.244
  20. Ibid.p.244
  21. Ibid.p.246
  22. Ibid.p.247
  23. Ibid.p.245
  24. Ibid.p.92
  25. Ibid.p.174
  26. Ibid.p.194-195
  27. Ibid.p.214
  28. Cette étude est relatée dans un article publié sur SPOT ONE sous le titre : "Encoding Odorant Identity by Spiking Packets of Rate Invariant Neurons in Awake Mice". https://r.search.yahoo.com/_ylt=AwrkPIQTj15m5bEF5AaPAwx.;_ylu=Y29sbwMEcG9zAzEEdnRpZAMEc2VjA3Ny/RV=2/RE=1717501844/RO=10/RU=https%3a%2f%2fjournals.plos.org%2fplosone%2farticle%3fid%3d10.1371%2fjournal.pone.0030155/RK=2/RS=acT83rpMiorAeKcdQhQkDAMHPCU-
  29. I of the vortex. From neurons to self, Rodolfo Llinas, MIT Press, 2002

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"Dans une troisième partie, je présenterai ce que pourrait être « une hypothèse du cerveau aveugle » qui tiendrait compte compte de l’activité cybernétique des neurones mais sans lui donner un rôle générateur dans les impressions visuelles."

Une nième mouture du mythe computationnaliste ! 


Cf. le Cerveau n'est pas un ordinateur, entretien avec Francisco Varela ; Portée et Limites du Paradigme Varélien de l'Auto-poïèse ; Sensation/Perception : une Distinction Problématique.
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