La naissance d’Hamlet
Bonnefoy a écrit:Qu’on remonte dans le passé de la société occidentale et on rencontrera à un moment ou un autre, sur tous les plans où elle a pris forme et surtout conscience de soi, une profonde fracture dont la ligne sépare une époque d’avant, qui a les caractères de l’archaïsme, et ce qu’on peut dire déjà les temps modernes. “Avant” — c’est quand une pensée du tout, de l’unité, et de celle-ci comme vie, comme présence, réglait tous les rapports qu’on pouvait entretenir avec les réalités particulières. Chacune faisait ainsi partie d’un ordre, précisément défini, qui faisait d’elle à son tour une présence, une sorte d’âme éveillée à soi et au monde parmi les autres douées de la même vie, et lui assurait un sens, dont il n’y avait pas à douter. La conséquence la plus importante, et heureuse, de ce fait d’un ordre et d’un sens, c’est que la personne humaine, qui se savait un élément de ce monde et s’en croyait parfois même le centre, n’avait pas à douter non plus de son être propre, de sa qualité d’absolu. Quels que fussent les hauts et les bas de son existence, où intervenait le hasard, elle pouvait et devait en distinguer son essence, qui préservait une étincelle divine : c’est tout l’enseignement du christianisme du Moyen Âge et de sa théologie du salut. Mais un jour vint où la technique et les sciences commencèrent à repérer, dans ce qui du coup devint objet, simplement, des caractères qui ne s’intégraient pas aux structures de sens traditionnelles. L’ordre se fragmenta, la terre des signes et des promesses se retrouva la nature, la vie matière, le rapport de la personne à soi une énigme, et le destin une solitude.
Bonnefoy a écrit:[Historiquement, la] première manifestation vraiment sans retour de cette crise dont est née la civilisation, si c’est encore le mot, que nous opposons aujourd’hui au reste du globe, eut lieu, selon les pays, selon aussi les milieux sociaux, en divers moment de la fin du XVIe siècle ou du début du XVIIe : ce qui correspond en Angleterre aux années où Shakespeare écrivit ses pièces. La ligne de fracture qui a rompu l’horizon de l’intemporel, et voue l’histoire du monde à son devenir toujours plus incertain et précipité, passe, c’est évidemment une de ses causes, par Hamlet, et je dirais même en plein milieu de cette œuvre.
Voici le premier enfant des temps modernes.
L'appel et le discours de la vengeance :
Shakespeare, Hamlet a écrit:Le spectre : Écoûte-moi.
Hamlet : Oui, je veux t’écouter. [...]. Parle, je suis prêt à t’entendre.
Le spectre : Et à venger, quand tu auras entendu ?
Hamlet : À venger ?
Le spectre : Je suis l’esprit de ton père, [...]. Écoûte, écoute, écoute ! Si jamais tu aimas ton tendre père [...] …
Hamlet : Vite, instruis-moi. Et d’une aile aussi prompte que l’intuition ou la pensée d’amour je vole te venger.
Le spectre : Je vois que tu es prêt. [Écoûte], Hamlet, on dit que, dormant dans mon verger, un serpent me piqua. Et tout le Danemark est ainsi abusé, grossièrement, par cette relation, menteuse. Mais, sache-le : le serpent dont le dard tua ton père porte aujourd’hui sa couronne. [...]. Si ton sang parle, ne le supporte pas, ne souffre pas que la couche royale du Danemark soit un lit de luxure et d’inceste maudit... Mais de quelque façon que tu agisses, ne souille pas ton âme, ne fait rien contre ta mère. [...].
Hamlet : [Seul] vivra ton commandement, séparé des matières plus frivoles, dans le livre de mon cerveau [...]. Je l’ai juré.
Bonnefoy a écrit:Non seulement [le père d'Hamlet] porte le costume et se réclame des mœurs de la société féodale, mais même son besoin de vengeance signifie son appartenance à la tradition qui s’achève, puisque cette exigence si assurée de son droit sacré implique entre autres la certitude que c’est l’État tout entier qui souffre quand est spoliée la dynastie légitime. Outre cela, son statut de souverain combattant et heureux de l’être métaphorise très bien la domination que le chrétien d’avant la nouvelle astronomie croit exercer sur un monde où pourtant le diable rôde, aux limites. Et enfin ce premier Hamlet est père, sans appréhension, avec espérance même — au moins au début de la pièce —, ce qui signifie sa confiance dans des valeurs, dans une durée.
Pourtant, remarque André Lorant, « le théâtre épique a fait découvrir à Shakespeare la double nature de la royauté, l’inadéquation le plus souvent catastrophique entre le “corps politique” et le “corps physique” du roi ». « Le roi, oint du seigneur, garant de la légitimité, de la hiérarchie, de la régularité du rythme cosmique sur terre, est en même temps l’incarnation de l’homme par excellence. » Cette double incarnation du seigneur et de l’homme, cette inadéquation entre les deux, tous les rois des pièces qui portent leur nom la vivent : Le Roi Jean, Richard II, Henry IV, Henry V, Henry VI, Richard III. D’après Jan Kott, « dans chacune des chroniques, le souverain légitime traîne derrière lui une longue chaîne de crimes, il s’est aliéné les grands féodaux qui l’avaient aidé à conquérir la couronne, il a massacré d’abord ses ennemis, ensuite ses anciens alliés, il a fait périr les héritiers et les prétendants au trône. Mais il n’est pas parvenu à les exterminer tous. Un jeune prince revient d’exil : fils, petit-fils ou frère des victimes, il défend le droit violé ; autour de lui se groupent les grands, repoussés par le roi ; il personnifie l’espérance dans un ordre nouveau, il atteste de la justice. Mais chaque pas vers le pouvoir continue à être marqué par le meurtre, la violence et le parjure. Aussi, lorsque le nouveau prince est déjà parvenu tout près du trône, traîne-t-il derrière lui une chaîne de crimes tout aussi longue qu’il y a peu de temps encore le souverain légitime. Lorsqu’il coiffera la couronne, il sera tout aussi haï que l’autre. Il tuait ses ennemis, maintenant il tuera ses anciens alliés. Et un nouveau prétendant au trône fera son apparition, au nom de la justice violée. » Une seule et même personne incarne donc le crime et la justice : c’est au nom du droit violé qu’un prince assassine, pour le renverser, un roi qui se réclamait aussi du droit violé, fondement de son trône. Mais, une fois roi, le prince à son tour est assassiné par le bras du droit violé. Chacun recourt au meurtre pour faire valoir un droit aussitôt aboli. Le crime contamine, mais son principe est honnête. C’est pourquoi Henri Fluchère affirme que « les personnages de la tragédie sont tout d’une pièce, vaillants, sanguinaires, lancés droit devant eux vers la conquête, le meurtre ou la folie. Simples jusqu’à être puérils, mais robustes et sains. [...]. Le sang coule mais l’âme est intacte : le meurtre, le massacre sont, pour ainsi dire, joyeux. [...] (L’horreur) y est chimiquement pure ». Et, « en dépit des apparences, ces actions violentes, ces drames cruels, ne dégagent nul pessimisme et n’inspirent point de découragement ». Hamlet lui-même semble encore préservé lorsqu’il promet à son père de le venger. Mais son âme, en supposant qu’il pût venger son père, fût-elle restée intacte ? Hamlet pouvait-il commettre un crime joyeux et pur, rester sain et optimiste ?
Une « vengeance abâtardie » ?
Sophocle, Électre a écrit:Ô fils d’Agamemnon, dit son précepteur à Oreste, qui commanda jadis nos armées devant Troie, enfin tu peux le contempler, l’objet de tes vœux incessants ! [...] nous sommes arrivés à Mycènes [...]. Ici même, voilà bien des années, la sœur de ton sang t’a soustrait aux assassins de votre père pour te confier à ma garde. Je t’ai emporté en lieu sûr, je t’ai élevé, j’ai fait de toi un homme pour le jour de la vengeance.
Dès le début de la pièce de Sophocle, le précepteur d’Oreste lui annonce que l’heure de la vengeance est proche, et affirme implicitement que se venger, c’est rendre la justice. Oreste mettra fin à une usurpation ; il est le « modèle de piété filiale », dit Marie Delcourt-Curvers. « Un vengeur qui reconquiert son patrimoine capté par un cousin déloyal ne donne prise à aucune discussion. » Mais, « il en va autrement du matricide, qui a hanté les Grecs. Sur trente-trois tragédies conservées, huit traitent la légende des derniers Atrides. Et dix endroits en Grèce prétendaient avoir vu la purification d’Oreste (toujours recommencée, toujours inefficace) [...] ». De plus, si « aucun crime n’avait pour les Grecs la gravité du parricide [...], le matricide [...] juridiquement moins grave [...] comportait une crainte mystérieuse qui le rendait peut-être plus redoutable encore. Les poètes l’ont traité avec un mélange d’horreur et de prédilection, un peu comme Shakespeare en joue tout au long d’Hamlet, faisant redouter un coup qui ne vient pas, jusqu’à ce que la mort presque fortuite de la mère réponde au vœu informulé du fils ».
Eschyle déjà, condamnait le matricide, et Euripide se rangea « comme lui au sentiment général des Grecs qui n’ont admis, ni que l’acte fût défendable, ni que les purifications prescrites par [Apollon] fussent suffisantes ». Dans l’Électre d’Euripide, Oreste n’a plus grand-chose de commun avec celui de Sophocle. « Chez Euripide [Électre] force [Oreste] à agir alors que lui, ayant dépensé toute son agressivité à tuer Égisthe, n’a plus assez de foi en Apollon pour voir dans le matricide autre chose qu’un crime abominable. » L’Oreste de Sophocle et celui d’Euripide sont radicalement étrangers l’un à l’autre. Dans l'Électre d'Euripide, Oreste tient des propos très proches de ceux que le père d’Hamlet adresse à son fils :
Euripide, Électre a écrit:Comment tuer, ô dieux, celle qui m’a mis au monde et nourri ?
[...]
Je vais être accusé de matricide, quand j’étais pur encore !
Dans Oreste, à peine a-t-il tué sa mère qu’il perd le sommeil : il n’est plus en paix avec lui-même, s’abstenant de manger et de se laver, sombrant dans la mélancolie, convaincu qu’aucune purification n’est possible. Euripide place le meurtre de Clytemnestre entre la crainte et le remords, entre l’appréhension, la prescience et l’irréparable. On retrouve l’horreur du matricide dans Hamlet. Le spectre insiste auprès de son fils pour qu’il s’abstienne d’assassiner la reine, sa mère, et garder pure son âme. Dès le début de la pièce, donc, Hamlet doit porter le poids trop lourd d’une tradition morte avec son père. Ce dernier désigne deux coupables, Claudius et la reine, mais ne désire se venger que de son frère. Or, puisqu’il semble convaincu que le jugement de Dieu suffira à punir celle dont il était et reste le mari légitime, pourquoi en irait-il autrement de Claudius ? A l'inverse, l'évidente complicité de sa mère ne la rend-elle pas coupable au même titre que Claudius, exigeant un double meutre ?
Oreste eut bien du mal à tuer Clytemnestre, Hamlet en eut autant à ne pas tuer sa mère : la scène de la chambre où ils se disputent montre qu’il s’abstient malgré son désir et sa rancune. Il faut l’intervention du spectre pour l’empêcher de la tuer ; sans cette intervention, on peut supposer comme Dover Wilson qu’il l’eût probablement tuée. Mais s’il eut bien du mal à ne pas la tuer, il ne pouvait donc se résoudre à ne tuer que Claudius : il ne se fût vengé qu’à demi, car même en supposant que sa mère ignorât le crime de Claudius, Hamlet ne pouvait comprendre leur mariage précipité. Cela ne faisait-il pas d’elle une complice ? Pourtant, la tuer signifiait trahir son père. Mais s’il se fût contenté de tuer Claudius, qu’eût pensé Gertrude, plus sage qu’adultère au début de la pièce ? Peut-on vraiment croire qu’il fût parvenu à lui dévoiler la vérité : comment prouver à une mère que son mari défunt est apparu sous forme de spectre (fantôme qui, même au cours de l’unique réunion de famille de la tragédie, reste invisible aux yeux de Gertrude ) ?
Incapable d’agir Hamlet ? Lâche et sans cesse occupé à repousser son devoir ? Pour quoi, devenir un autre Macbeth ? « Ce fils sollicité de rétablir l’ordre, et d’assumer en cela la fonction royale, on voit aisément que s’il est le héros de la tragédie de Shakespeare, c’est parce que les valeurs que lui rappelle le Spectre, et qu’il essaie aussitôt d’inscrire dans le “livre” de sa mémoire, n’ont guère, désormais, de réalité à ses yeux. » Comme Achille, Hamlet n’a que faire du pouvoir. Il ne cherche pas à récupérer le trône qui pourtant lui revient de droit, ceci est pour beaucoup dans ses hésitations. Pourquoi s’acharnerait-il à reprendre son bien quand Claudius le désigne comme son fils, quand il le désigne publiquement et solennellement comme son successeur ? « Mais vous, Hamlet, mon neveu, mon fils... »
Comme Achille, qui participait à la guerre de Troie pour d’autres raisons que celles d’Agamemnon, Hamlet achève Claudius parce que Laërte mourant lui avoue le piège où il est tombé. Est-ce une « vengeance abâtardie » ? Elle le serait si Hamlet avait cru obéir aux ordres du spectre, dont il n’est même plus question à la fin. C’est une vengeance inattendue. Ainsi disparaissent la Justice Divine, le destin, ou le fatum : Hamlet n’est le jouet d’aucun dieu, n’est soumis au caprice d’aucun destin. Il ne met fin qu’à une usurpation, un mensonge, et meurt sans illusion, plus proche de Claudius qu'il comprend comme on comprend un intime, un ami, que de sa mère.
Dernière édition par Euterpe le Mer 12 Fév 2014 - 23:30, édité 4 fois