Cela dit, dans le cas présent, j'ai trouvé intéressante la façon qu'a eue Onfray de s'en prendre à la pensée de Deleuze. Je ne parle pas du recours honteux au biographique (même si la perspective de Onfray, bien plus que de se vouloir nietzschéenne, m'apparaît plutôt comme la volonté d'épouser la philosophie antique comme pratique existentielle ; en ce sens on ne peut occulter le rapport de la pensée, des prétentions du penseur et de la vie de ce même penseur comme mise en pratique ou non de ses idées), mais de la façon dont pour une fois Onfray raille de manière parfois pertinente l'intellectualisme avéré du philosophe. Certes, il déforme le propos de Deleuze, mais il est rare de voir ce philosophe être critiqué, surtout par quelqu'un dont on attendrait qu'il soit du même bord. Le jargon deleuzien que relève Onfray est quand même bien drôle. Et Deleuze, tout de même, nous dit des choses bien compliquées là où un Artaud est, paradoxalement, plus clair et simple. Et puis faire de Deleuze un chrétien, c'est inattendu ! Quoiqu'il soit possible, en lisant Deleuze, de percevoir quelque chose de chrétien chez lui (ce qui pour moi n'est pas répréhensible, sauf lorsqu'on se targue, comme Deleuze ou Onfray, d'être nietzschéen au sens d'anti-chrétien ou d'immoraliste), de même que cela paraît très explicite chez Artaud et la cruauté dont il fait preuve (quid du masochisme de Deleuze ?). Bref, c'est un peu crapuleux de la part d'Onfray, mais ce n'est pas dénué d'intérêt.
C'est vrai qu'en plus, le corps sans organes, cet ectoplasme, s'il a quelque chose à voir avec le corps vécu, apparaît chez Deleuze comme une abstraction bizarre qui perd le sens du corps (dont Deleuze semble en effet, en tant qu'homme, avoir horreur) et laisse place à une conception trop intellectualiste du seul désir qui, paradoxalement, veut se sortir du désir comme manque comme si justement ce manque était intolérable, qu'il fallait d'autant plus prôner un désir "positif" que la réalité du désir laisse toujours insatisfait - mais Deleuze ne le reconnaît pas et prône une acceptation et une jouissance du réel qui occultent le réel lui-même et la réalité du désir (ça vaut aussi pour Onfray, cet hédoniste solaire qui refuse de voir la réalité en face, celle du gris nietzschéen, dans laquelle la souffrance a sa place).
Je trouve de plus en plus que Deleuze est platonicien, au sens péjoratif du terme, idéaliste, insatisfait du réel, perdu dans les abstractions, là où un Platon est réaliste. En plus, il faut croire que Deleuze n'a pas lu Platon (même s'il l'a fait) puisqu'il dit dans l'Abécédaire ("D comme Désir") que tout le monde s'est trompé sur le désir et que celui-ci, en réalité, est agencement, qu'on désire toujours, comme le note Proust, une femme et le paysage qui va avec. Certes, mais en quoi cela rend-il le désir, en tant que productif (on pourrait d'ailleurs dire qu'il l'est parce qu'il est manque, toujours insatisfait il tend vers sa satisfaction), satisfaisant ? Et en quoi le désir comme manque manque-t-il ce point, puisque Platon, dans le cadre de la théorie de la réminiscence, montre par le biais de son porte-parole, Socrate, que les amants, voyant la lyre (étant affectés par elle), se ressouviennent de l'image du mignon (l'être aimé) associé à l'instrument (cf. Phédon) ?
Cela dit, il faut encore voir le caractère morbide de Deleuze dans ces corps artaldiens qui souffrent de ne pas être comme ils désirent être (il y a une ambiguïté du statut du corps chez Deleuze : c'est une philosophie du corps qui pourtant refuse le corps dans sa matérialité, dans ce qu'il a aussi de négatif, cf. le problème de l'incarnation dans le christianisme). Il y aurait donc un double jeu : idéologie du désir (déréalisant, pour fuir la souffrance, oublier toute responsabilité), sacralisation du réel (ou plutôt des simulacres qui font exister le sophiste qui les produit et dans lesquels il se fond), et en même temps une incapacité à souffrir la souffrance. Ce qui, en effet, semble bien chrétien. Un christianisme refoulé, qui ne s'assume pas. De la même manière qu'Onfray a de taper sur le moralisme lorsque se prétendant nietzschéen il fait en réalité du sous-Épicure et prône les joies de l'hédonisme béat et bêta, ainsi qu'une morale sans grande originalité qui est tout sauf par-delà bien et mal et permet au "philosophe" de se distinguer et de dominer alors qu'il ne fait pas mieux que ce à quoi il s'oppose.
Je me demande même, à partir de la préoccupation chrétienne de Nietzsche pour la souffrance, si jouer à Dionysos ne revient pas à nier le négatif, donc à nier cela même que l'on veut reconnaître, accepter et aimer. Comme si ce dont on parlait était minimisé, voire aboli. La réalité de la souffrance n'est plus, la souffrance n'est plus que quelque chose dont on parle et qui n'a plus d'existence, et on en parle d'autant plus que l'on cherche à se distinguer et qu'on méprise la souffrance qu'on cherche à fuir, à oublier. La philosophie affirmative de Deleuze me semble en conséquence une philosophie trompeuse, le philosophe avance masqué (pour reprendre l'expression de Foucault), elle essaye de conjurer l'horreur du monde dans la folie, il faut rire d'autant plus fort que l'on est mal et que l'aveu nous semble impossible. Le troubadour crée des fables pour nous détourner de notre condition, il joue un rôle et cache ses passions. A mon avis, on en est au même point qu'avec les libertins : on n'est pas fait pour ce monde, on fuit la mort, alors on cherche à jouir. Mais la jouissance côtoie toujours secrètement la mort. Qui donc est plus nihiliste et faible : celui qui s'avoue faible et assume sa situation, se débrouille avec ce qui est, ou celui qui, impuissant sans le dire, se veut par là fort et cherche sans cesse à se distinguer, à se faire passer pour ce qu'il n'est pas et à montrer, à (se) convaincre qu'il est du côté des jouisseurs et des bons vivants ? Pourquoi sans cesse se mettre en scène ? Pourquoi chercher éternellement l'approbation ? Pourquoi ne jamais assumer l'individuation et ses peines (à ce titre, Deleuze est encore dans le mépris du corps, préférant une Vie désincarnée, le flux désirant au reste) ?