roulio a écrit: C'est vrai qu'il y a une difficulté à trouver un usage pratique de la philosophie de Deleuze.
Il y a la création de soi, par exemple. Mais l'ascèse n'est pas répandue, j'en conviens. Sinon il y a l'art ou la politique, même si je pense que Deleuze n'y a jamais rien compris.
roulio a écrit: Mais cela est dû essentiellement à la très grande difficulté de ces textes puisque une grande part de ses écrits repose bien sur une théorie de l'individuation (différence et répétition) et de la subjectivation.
Le problème est que Deleuze fait primer les forces impersonnelles sur les organismes et les subjectivités. Je ne dis pas que c'est faux, mais ce qui l'intéresse c'est toujours le devenir-autre de la subjectivation, le passage à la limite, par le dehors, l'inhumain en l'homme. J'aime beaucoup tout ça mais avec Deleuze on assiste plus au défilé des monstres du genre Tim Burton et des subjectivités anarchisantes qu'à l'apparition d'un sujet autonome et responsable (comme chez Castoriadis). Personnellement, j'ai travaillé sur la subjectivation chez Foucault mais ça m'a mené à ce sujet autonome parce que sa position politique me paraît intenable. La mort de l'homme vers la création de nouvelles formes de vie ou de subjectivité, oui, mais pas vers le n'importe quoi... Je préfère l'
ethos philosophique et citoyen à ce sujet fuyant qui s'objective à mesure qu'il fuit, par paranoïa, un pouvoir toujours pris comme une contrainte.
roulio a écrit: Deleuze n'est pas masochiste
Il a pourtant écrit un ouvrage sur Sacher-Masoch dans lequel, si je me souviens bien, il explique sa conception du désir mêlé au masque et, comme dans son écriture, au froid et à la sécheresse du style (d'où peut-être l'intellectualisme du bonhomme).
roulio a écrit: il les a en horreur autant que les schizo et les fous en général
C'est vrai, pourtant il en produit à son grand regret.
roulio a écrit: l'ensemble de ses études sur ces formes de vie si particulières lui servent à tenter de définir la voie pour une désubjectivation qui ne serait pas destructrice pour l'individu : comment se désubjectiver sans pour autant sombrer ? (problème pour lui de tous ces génies qui ont été trop loin, qui n'ont pas été assez prudents)
Je n'avais pas vu ça comme ça, c'est intéressant, surtout lorsque c'est dit, pour une fois, de manière simple et intelligible. Je parlerais plutôt d'une auto-subjectivation, comme création de nouveaux rapports constitutifs.
roulio a écrit: il prône un retour à Platon par-delà le platonisme
C'est intriguant ! Pourriez-vous en dire plus ? Parce qu'effectivement, Deleuze semble tributaire de Platon, même s'il en subvertit de manière héraclitéenne ou nietzschéenne les thèses et thèmes, lorsqu'il aborde la question des simulacres par exemple. Par contre, il demeure opposé à Platon sur la question du désir. Peut-être peut-on rapprocher Deleuze de Platon sur la question de l'intuition, en passant par Bergson (lui qui s'inscrit en partie à la suite de Platon et Plotin) ?
roulio a écrit: la conception du désir comme manque conduit à un amalgame avec le plaisir
Comment distinguez-vous désir et plaisir au sens de Deleuze ? Opposeriez-vous Deleuze (désir) à Foucault (plaisir) ?
roulio a écrit: concevoir le désir comme processus, comme devenir, c'est-à-dire comme conception d'un CsO (recherche de l'intensité = 0), qui est le "projet" même du maso, et le devenir du schizo
Pourriez-vous être plus explicite ? Pourriez-vous dire la même chose en termes plus simples à comprendre ?
roulio a écrit: L'important alors dans cette philosophie c'est l'ouverture sur la constitution propre de nouvelles formes de vie au-delà de tout projet préétabli. Sur ce point on retrouve une problématique spinoziste encore plus qu'une approche nietzschéenne.
Tout autant que foucaldienne, mais il est vrai que la formation de nouveaux
ethos (remise au goût du jour via l'Antiquité), associée à la recherche d'une vie intensive, fait de Spinoza, le "Prince des philosophes", le grand ancêtre de Deleuze.
roulio a écrit: Mais je comprends tout à fait l'ennui que l'on peut avoir à la lecture de Deleuze, avec des textes labyrinthiques très difficilement déchiffrables sans des clés de lecture. Cela est clairement voulu par Deleuze et Guattari dans un esprit cette fois purement nietzschéen et "aristocratique" mais aussi spinoziste avec cette dernière phrase de l'Éthique : "tout ce qui est remarquable est difficile autant que rare". Même critique à faire avec Derrida qui s'en est expliqué avec des journalistes : il a dit en substance que pour le lire il fallait de toute manière connaître toute la philosophie classique, et que s'il lui fallait démocratiser son écriture chacun de ses ouvrages aurait un volume monstrueux.
A la différence près que Derrida a une jolie plume là où Deleuze condense sa pensée en des formules obscures dans certains de ses livres, comme si au fond c'était à nous d'y trouver plus de sens qu'il n'y en a, d'en créer et de jouer avec ce que ça nous évoque et avec les associations d'idées.
roulio a écrit: cet effort à penser de nouvelles formes de vie sans référence au "social"
Cette création de formes de vie nouvelles me passionne chez Nietzsche, Foucault ou encore Deleuze, mais il me semble que c'est bien cette absence de référence au social qui est problématique. Mais en réalité le social n'est pas absent, il est trop souvent l'ennemi, comme si l'on pouvait vivre en-dehors de la société ou qu'il était possible de vivre à la marge du système. Le pouvoir est partout, il n'est pas mauvais en soi, pourtant l'individu (ou ce qu'il en reste, la subjectivité étant une dérivée de la subjectivation, elle-même pli de forces anonymes, produit provisoire d'un dehors et d'un dedans coextensifs) conçu par eux est toujours menacé, en permanence, par tout ce qui le constitue dans ses relations. Ce qui est paradoxal, d'où ce rejet du corps qui m'est fait au profit de quoi ? Du pur désir asocial qui est Mort... Ainsi, il me semble qu'il y a bien un refus de la limite, de l'incarnation, de l'individuation, de la finitude, du réel qui me fait exister dans un monde où ma volonté ne peut pas tout et ne peut pas jouer à Dieu, détruire le monde pour le recréer, se créer son propre corps en accord avec son désir de puissance. En dépit de toute responsabilité, de toute ob-ligation sociale, le réel étant aussi la société, le fait que j'existe en rapport aux autres et plus généralement à l'Autre qui peut me constituer sans que j'aie nécessairement, puisque je ne suis pas un sujet souverain (ce que le sujet deleuzien voudrait être, au fond !), de maîtrise sur lui.
roulio a écrit: C'est bien parce que quelque chose d'aussi abominable que le judéo-christianisme pour l'intensité de la vie a réussi à s'imposer, que F. N. peut montrer que de la même manière il est possible de retourner les valeurs que ce dernier a établies. C'est-à-dire de la même manière que les religions parviennent à créer réellement de nouvelles valeurs dans une optique d'asservissement de l'individu, pourquoi ne pas chercher également à créer de nouvelles valeurs dans l'optique cette fois d'une vie la plus puissante, la plus intensive possible
Je comprends, la grande politique, le surhomme, tout ça, c'est bien gentil mais il me semble que la souffrance et l'affrontement, le conflit, sont moteurs du désir chez Nietzsche, et que la vie chrétienne authentique ou philosophique peut être la vie la plus intensive grâce à la souffrance. Là où le Christ connaît la passion de la Croix, c'est-à-dire de l'ex-istence, de l'incarnation, du fait d'être homme au monde, Dionysos me semble finalement, dans l'accord des contraires, nier ces derniers. Il redevient cet opium de la
Naissance de la tragédie, ce principe de l'Un (donc de néant, en tant qu'opposé à l'ex-istence comme division !), de dés-individuation, d'oubli de soi et de la souffrance du monde dans l'ivresse qui dissout le moi.
roulio a écrit: comment faire pour se désubjectiver, de la sorte, seul ?
On peut faire l'expérience de la solitude, mais est-on vraiment toujours seul ? Même en créant il y a toujours la société derrière, ne serait-ce que par le langage. On peut créer de nouvelles positions, de nouveaux savoirs et discours.
roulio a écrit: D'où une pensée très complexe cherchant à penser le maximum d'intensité que l'on peut constituer par de nouvelles formes de vie tout en gardant assez de subjectivité pour ne pas sombrer (là est le réalisme de Deleuze).
Si seulement ! Mais Deleuze a-t-il trouvé ces formes de vie ? Je n'en vois que des décadentes, nihilistes...
roulio a écrit: Ainsi, ce qu'il manque à votre analyse, enfin dans ce texte, c'est juste la préoccupation fondamentale de ces auteurs pour l'intensité de la vie, pour le développement d'affects positifs, créateurs et producteurs, contre tous les affects négatifs dictés par le socius.
Voilà le problème, considérer la société, le social, comme négatif et considérer que le négatif peut et doit être éliminé, que les individus peuvent vivre idylliquement comme ils l'entendent hors de la société qui s'imposerait à eux alors qu'ils sont premiers sur elle. C'est une vision aussi naïve que les mésinterprétations communes sur Rousseau. Deleuze semble ne pas vouloir de la souffrance, elle lui est intolérable, illégitime, alors qu'elle fait pleinement partie de la vie. Je ne conteste pas l'importance de ce que l'on a à accepter la vie, ne pas la dévaloriser à cause de la souffrance, et qu'il faut apprendre à vivre avec et se surmonter, mais dans des philosophies aussi optimistes que celles de Spinoza et Deleuze c'est comme si la souffrance était niée d'emblée. Pourtant elle est là chez ces génies qui ont expérimenté quelque chose de trop puissant pour eux dans la vie, qui n'étaient pas fait pour en jouir...
roulio a écrit: Et surtout, aucun programme préétabli, c'est à chacun de se faire son CsO selon ses préférences, son sens de la terre, mais - et là Deleuze est beaucoup plus réaliste que F. N. - toujours en étant très prudent, en expérimentant de nouvelles formes de vie petit à petit sans aller trop loin d'un seul coup, en gardant seulement ce qui nous permet de continuer à vivre comme un homme avec les autres hommes. Et aussi aucune finalité dans ce projet, tout est devenir et processus visant à la constitution d'un champ d'intensité désirant dont la puissance de vie réside dans ce devenir pensé comme tel.
Pourquoi pas, mais comment Deleuze peut-il se défendre de l'accusation de relativisme (il n'a ni morale, c'est un penseur de l'éthique, des modes de l'être et modes de vie, ni ne hiérarchise ces modes, quoiqu'il pense comme Nietzsche en termes de fort/faible, affirmation/réaction, ce qui ne l'empêche pas de penser la création dans des modes décadents, surtout aux yeux d'un Nietzsche qui n'était pas du tout anarchiste) et de celle de faire le jeu du capitalisme ?
roulio a écrit: Mais je n'invite personne à prendre Deleuze comme maître à penser, sa propre philosophie comme celle de F. N. défend même une telle approche : surtout ne pas faire école pour l'un, pour les raisons exposées précédemment, et l'image du Zarathoustra invitant à ce que ses meilleurs élèves le renient...
J'ai une relation amour-haine avec Deleuze. Je partage certaines de ses idées mais je me méfie aussi. Ce fut un bon passeur, même si je connaissais déjà Nietzsche, Spinoza, Artaud et peut-être Kierkegaard. Je me suis assez rapidement démarqué de Deleuze. Ce fut plus long avec Foucault, même si j'aime beaucoup sa dernière période (la subjectivation, le souci de soi, même si ça m'a fait revenir aux fondamentaux de la philosophie et du platonisme). Nietzsche a été mon éducateur mais je l'ai décapité... par fidélité. ;) Il est difficile avec ceux-là, à cause de leur charme, de regagner une forme d'indépendance intellectuelle et de penser avec, contre, et par-delà.
roulio a écrit: heureusement Deleuze n'est pas seul, si l'on reste à la France il y a tout un courant magnifique avec Foucault, Althusser, Derrida, Lyotard,... comparable pour certains à ce qu'il s'est passé pour la philosophie en Grèce au IVe siècle ou en Allemagne au XIXe...
Et on oublie toujours Castoriadis... Ou encore Ricœur. "Tout ce qui est remarquable est difficile autant que rare", n'est-ce pas ? Je ne suis pas d'accord avec la fin de votre phrase : il me semble que le courant le plus important au XXe siècle est plutôt celui qui provient de la phénoménologie et irrigue le siècle en intellectuels Juifs Allemands (Husserl, Cassirer et les élèves de Heidegger, auxquels on peut ajouter parmi les intellectuels d'origine juive Bergson ou encore Wittgenstein). Je crois d'ailleurs qu'on comprend difficilement Foucault, qui n'est pas si original, si on ne lit pas Heidegger et l'Ecole de Francfort (il aurait toutefois découvert la théorie critique à la fin de sa vie, selon ses dires, ce qui me semble un peu suspect). Et puis Foucault, autant que Deleuze, se place par rapport à la phénoménologie.
Dernière édition par Silentio le Lun 20 Aoû 2012 - 12:35, édité 5 fois