Euterpe a écrit: C'est là tout le problème. Vous pensez le peuple burkinabé en fonction d'un présupposé si intimement inoculé dans la "culture" occidentale que vous ne vous en apercevez pas : ce peuple n'a aucune antériorité dans votre pensée, vous le faites entrer dans une catégorie occidentale qui lui préexiste et qui n'entretient aucun rapport avec lui : le capitalisme (ou appelez ça comme vous voudrez). Vous le soumettez d'office à la question du "niveau de vie". Mais, à l'instant même où la question est posée, ce peuple n'existe plus.
Je suis effectivement entré en Haute-Volta avec une bonne dose de présupposés. Confronté à la réalité, il m’a bien fallu les remettre en question, ces présupposés. Cependant, nul n’est capable de faire table rase de tous ses acquis, ni moi ni vous à plus forte raison. Qui donc pourrait remettre en cause tout ce qu’il a appris depuis sa venue au monde ? Alors, j’ai fait ce que je pouvais, c’est-à-dire pas grand-chose.
Je devais enseigner leur propre histoire à mes élèves noirs d’Afrique Noire. Il a bien fallu que j’en apprenne un minimum. Évidemment, il n’était plus question de « Nos ancêtres les Gaulois ». Il y avait sur place, d’ailleurs, un professeur agrégé d’histoire, Joseph Ki Zerbo, lequel vit peut-être encore.
Toute culture étant en mouvement, pourquoi les diverses cultures des peuples burkinabés (au moins soixante) ne le seraient-elles pas ? Or, ce mouvement en pousse un grand nombre à venir chez nous pour une existence qu’ils croient meilleure. A l’échelle de l’Afrique Noire, ils sont des milliers à mourir en route. Qu’importe, le flot ne tarit pas. Donc, en essayant, avec les paysans et non malgré eux, de trouver des techniques qui les aideraient à sortir de la pauvreté, je n’avais nullement l’intention de détruire les cultures africaines, cultures dont j’admire quelques belles réalisations. Je voulais les aider à se réaliser dans le monde actuel.
Quant au « capitalisme », quel mot étrange dans la brousse africaine. Je ne l’ai sûrement jamais employé.
Voulez-vous, pour préserver les trésors des cultures africaines, enfermer ces peuples ? Ainsi, le développement de leurs civilisations serait rigoureusement autonome, préservé de toute contamination extérieure.
Sinon, même en supposant une stricte neutralité des intervenants étrangers, comment empêcher ces populations d’aller chercher hors de chez elles ce qui leur paraît bon ?
Selon mon point de vue, chaque peuple s’efforce de réaliser au mieux l’existence que je crois être la quête commune à toute la nature. Les civilisations ont chacune quelques réussites dans cette voie. Au cours de l’histoire, de gré ou de force, elles ont échangé leurs trouvailles. Ce processus a souvent entraîné des fusions de cultures et donc la disparition d’un grand nombre d’entre elles. De même pour les langues. De même pour les espèces, selon les lois de la sélection naturelle. Et si l’on veut préserver les acquis des cultures en voie de disparition, il existe des moyens de le faire sans enterrer vivants les peuples concernés.
Le premier problème ressenti par les Africains n’est pas de préserver leur culture. Il est d’accéder à toute cette richesse qu’ils nous voient gaspiller. Les Japonais y sont parvenus. Les Coréens aussi. Les peuples de tous les continents, jadis dominés par l’Occident, tous ces peuples sont en route vers la fortune, tous sauf ceux d’Afrique Noire. Pardon, il y a au moins une exception : la République Sud Africaine qui fut le pays de l’apartheid.
Pourquoi n’y arrivent-ils pas ? L’esclavage ? Le colonialisme ? Le néocolonialisme ? Ils n’ont pas été les seuls à subir ces abus des plus forts.
Leur situation me fait penser à celle des « barbares » qui dépecèrent l’empire Romain d’Occident. Ils l’admiraient, cet « Empire Romain ». Ils tentèrent même à plusieurs reprise de le recréer à leur compte : Charlemagne, le Saint Empire Romain Germanique, le Kaiser (César), le tsar (César) de toutes les Russies, Napoléon couronné en présence du pape... A défaut d’empire, ils tentèrent au moins d’en recréer les richesses en conservant sa langue et sa culture. Il fallut plus de mille ans pour parvenir à un semblant de réussite : une synthèse des cultures gréco-romaine, judéo-chrétienne et « barbares » d’Europe de l’Ouest.
Faudra-t-il mille ans aux peuples d’Afrique Noire pour élever leurs cultures à des niveaux existentiels comparables aux nôtres ? Là encore, je me permets de me citer :
Comment les cultures peuvent-elles s’entendre et s’enrichir sans se détruire ?N’y avait-il pas déjà, là, une barrière infranchissable entre ces peuples et nous ? Eh bien, non ! En fait, la plupart des obstacles que j’ai évoqués, sinon tous, peuvent être franchis. Mais, pratiquement à chaque fois, il faudra y mettre patience et ténacité.
D’une manière générale, je pense que nous avons nous-mêmes érigé ces barrières, laborieusement, au cours de notre lutte pour vivre indéfiniment. Et voici le moment venu de les abaisser, ces maudites barrières, maintenant que toute existence humaine peut s’exprimer à l’échelle mondiale. Les hommes doivent être capables de comparer leurs modes d’existence respectifs et d’en tirer profit, à la manière dont les femmes peuvent se présenter mutuellement et commenter leurs toilettes, enrichissant ainsi leur arsenal de séductrices, sans pour autant se voler dans les plumes.
Difficiles à présenter et à discuter sont les idéologies. Pour commencer, les interlocuteurs doivent admettre qu’ils ne détiennent pas forcément la vérité, mais qu’ils obéissent à des croyances. Face à ceux qui croient aux esprits maîtres de l’univers, nous aussi, les occidentaux, nous devons reconnaître que nous croyons en une autre explication : la matière dénuée de tout esprit aurait engendré la vie laquelle aurait donné naissance à notre âme mortelle.
Admettre, le temps de la discussion, que nos croyances sont des croyances et non des vérités premières.
Si les hommes parvenaient ainsi à baisser leur garde idéologique, le temps de jeter un regard curieux par dessus la haie de leur voisin, il arriverait moins souvent qu’ils égorgent leur semblable pour un banal délit d’opinion.
Cependant, quelle que soit la culture qui les a formés, la plupart des gens se contentent de mettre en pratique les croyances de leur idéologie. Ils ne sont capables ni de les justifier ni de les discuter : c’est là le rôle des théologiens, ou des idéologues, ou des membres du comité d’éthique de notre douce France. Ce sont donc ces gens-là, ces grands prêtres, qui devraient se concerter pour comparer et tenter d’accorder leurs idéologies.
Il est plus difficile encore d’apprécier mutuellement des règles de vie qui s’appuient sur des croyances oubliées. Vous savez qu’il faut en faire l’histoire ce qui, bien souvent, nécessite la contribution de spécialistes. Les historiens viendront donc éclairer les débats.
Mais j’ignorais alors tout cela...Comment les Africains peuvent-ils sauter dans notre époque tout en préservant le meilleur de leurs cultures ?
Il existe bien une méthode pour accorder deux cultures très différentes. Nous l’avons vu dans le chapitre théorique « Comment les cultures peuvent-elles s’entendre et s’enrichir sans se détruire ? ».
Soit, mais la méthode dont je t’ai parlé pour des échanges culturels approfondis était loin d’être praticable puisque Mômmanh vient tout juste de me l’enseigner. Et puis elle doit être réalisée par les sommités culturelles des deux nations en présence. Donc, en dépit de l’accueil chaleureux, des sourires et de la bonne humeur, nous étions voués à rester isolés sur cette terre, dans notre bulle de Martiens.
Et puis, à supposer que soient réalisés ces accords au sommet entre les cultures occidentales et les animismes burkinabés, on n’aurait fait que la moitié du chemin. Il resterait le plus dur : trouver des familles suffisamment altruistes pour confier l’éducation de leurs bébés à des étrangers et supporter que leurs propres enfants, ayant fait le saut dans un autre univers, deviennent pour eux des étrangers.