Aristippe de cyrène a écrit: Merci pour l’éclaircissement sur le doute des sceptiques. Mais afin de mettre en rapport le doute des sceptiques et le doute cartésien, comparons un élément. Vous évoquiez au début le manque de sincérité dans le processus cartésien du doute, peut-on donc dire que même si contrairement à Descartes les sceptiques doutent pour douter, leur doute est au moins sincère ? Mais avant de partir sur cela peut-être devrions-nous voir en quoi consiste le manque de sincérité chez Descartes, et quelles étaient les critiques de Leibniz sur ce sujet. Où voit-on le manque de sincérité chez Descartes ? Je n'ai pas lu ses Méditations métaphysiques, mais j'ai lu le Discours de la méthode, et j'avoue ne pas y avoir vu ce manque de sincérité...
À la différence des sceptiques authentiques, le doute, chez Descartes, est, en quelque sorte, une fiction passagère, un instrument conceptuel éphémère pour arriver à un objectif précis : la légitimation philosophique de la science. Le doute n'a jamais été le plus important pour Descartes ; dans l'un de ses premiers ouvrages, les
Règles pour la direction de l'esprit, il n'y pas de trace de doute, mais on y trouve, en revanche, ce qui compte réellement pour lui, à savoir une méthode permettant d'atteindre des vérités indubitables ; et c'est par un procédé philosophique ingénieux qu'il va essayer de légitimer la science : en se servant de la méthode des sceptiques, qui sont, en vérité, ses adversaires.
Concernant Leibniz, je faisais référence au début de ses
Remarques sur la partie générale des principes de Descartes, dont voici un extrait parlant (et formidablement écrit) :
Leibniz a écrit: Ce que Descartes dit ici sur la nécessité de douter de toute chose dans laquelle il y a la moindre incertitude, il eût été préférable de le ramasser dans le précepte suivant, plus satisfaisait et plus précis : il faut à propos de chaque chose considérer le degré d'assentiment ou de réserve qu'elle mérite, ou, plus simplement, il faut examiner les raisons de cette assertion. Ainsi les chicanes sur le doute cartésien eussent cessé. Mais peut-être l'auteur a-t-il préféré émettre des paradoxes, afin de réveiller par la nouveauté le lecteur engourdi. Cependant je voudrais qu'il se fût souvenu lui-même de son précepte, ou plutôt qu'il en eût saisi la véritable portée. [...] Donc, si Descartes eût voulu exécuter ce qu'il y a de meilleur dans son précepte, il eût dû s'appliquer à démontrer les principes des sciences et faire en philosophie ce que Proclus voulut faire en géométrie, où c'est moins nécessaire. Mais parfois notre auteur a plutôt recherché les applaudissement que la certitude. Je ne lui reprocherais cependant pas de s'être contenté de la vraisemblance, s'il n'avait pas lui-même, par la rigueur de ses exigences, excité les esprit.
Quant au lien entre l'indifférence et l'ataraxie (conception du bonheur propre aux philosophes hellénistiques que Nietzsche diagnostiquait comme un symptôme de décadence) il est simple : le pyrrhonien, idéalement, est indifférent à tout ; il se moque de la souffrance ou de la mort ; les choses extérieures ne modifient pas son état ; il n'attache aucune importance aux événements : Nil admirari est son impératif ! Puisque pour le pyrrhonien nous ne pouvons pas savoir si une chose est bien ou mal, que tout n'est que convention, il suffit de suspendre son jugement et de s'efforcer d'être totalement impassible, en se répétant la maxime pyrrhonienne par excellence : "Pas plus ceci que cela". L'effort du pyrrhonien est de faire du doute et de la suspension du jugement systématiques le moyen d'accès à l'indifférence, à l'impassibilité, à l'ataraxie, au bonheur ; en quoi l'on voit les similitudes et les différences avec les stoïciens, qui visent le même but, mais avec d'autres moyens.
Si nous nous fondons uniquement sur les philosophes, et notamment les hellénistiques pour former notre image de l'antiquité, il n'est pas étonnant que l'on aura devant nous la sculpture en marbre d'un homme sans émotions. Il faut comparer cette vision avec celle, plus juste sans doute (car les philosophes étaient une minorité), que nous donne l'étude des poètes et des historiens anciens. La préface d'
Aphrodite, de Pierre Louÿs (homme vénérable trop oublié) le rappelle admirablement :
Pierre Louÿs a écrit: On cite toujours, en vue de défendre les mœurs grecques, l'enseignement de quelques philosophes qui blâmaient les plaisirs sexuels. Il y a là une confusion. Ces rares moralistes réprouvaient les excès de tous les sens indistinctement, sans qu'il y eût pour eux de différence entre la débauche du lit et celle de la table. Tel aujourd'hui, qui commande impunément un dîner de six louis pour lui seul dans un restaurant de Paris eût été jugé par eux aussi coupable, et non pas moins, que tel autre qui donnerait en pleine rue un rendez-vous trop intime et qui pour ce fait serait condamné par les lois en vigueur à un an de prison. ― D'ailleurs ces philosophes austères étaient regardés généralement par la société antique comme des fous malades et dangereux : on les bafouait sur toutes les scènes ; on les rouait de coups dans la rue ; les tyrans les prenaient pour bouffons de leur cour et les citoyens libres les exilaient quand ils ne les jugeaient pas dignes de subir la peine capitale.
C'est donc par une supercherie consciente et volontaire que les éducateurs modernes, depuis la Renaissance jusqu'à l'heure actuelle, ont représenté la morale antique comme l'inspiratrice de leurs étroites vertus.