NOU-JE a écrit: je ne pense pas qu'il soit insensé d'affirmer que nous soyons toujours en situation d'écoute. Par exemple dans le métro, il m'arrive de fermer les yeux, faire en quelque sorte abstraction des flux du réel qui m'entoure ; mais tant que je ne dors pas, j'entends ce qui se passe autour. Une femme se met à hurler, et je me retourne, parce que toutes les situations de la vie quotidienne sont en partie des situations d'écoute. Quand je discute avec quelqu'un, quand je suis dans le métro, même seul, quand j'écoute mon professeur parler, et même lorsque je dors. L'écoute n'est pas consciente, certes, mais je ne me réveillerais pas en sursaut après un cauchemar ou à cause d'un bruit dans la maison si je n'étais plus en situation d'écoute. L'écoute a cela de très animal qu'elle n'est jamais absente. C'est la vie même. Écouter c'est observer attentivement, comprendre.
Écouter suppose une attention orientée : c'est bien moi qui prête l'oreille, qui tend l'oreille au monde qui m'entoure (une personne me parle, etc.). Entendre, en sens inverse, c'est être sollicité par le monde en tant qu'être-là, en tant qu'il est cet au-dehors (qui est un toujours-là objectivement, mais pas subjectivement) qui entre dans cet au-dedans que nous sommes. Écouter, c'est le fait d'une intériorité qui s'engage dans le monde que, ce faisant, elle engage ; c'est s'enquérir du monde en le requérant. Entendre, c'est le fait d'une extériorité qui nous pénètre, de gré ou de force, sans savoir le degré de notre disponibilité réelle. L'attention n'est alors requise et possible qu'en fonction de paramètres dont la conjonction même les rend parfois inextricables : je me rends au travail en voiture, j'écoute la radio, un de mes enfants me parle, mon téléphone sonne au même instant, et voilà l'accident. Entendre, c'est être envahi, ou bien se trouver dans une état de disponibilité ou de confiance totale, un consentement absolu et libre à un monde. Les moments où un tel abandon et un tel repos nous sont accordés sont rares. La plupart du temps, nous sommes envahis par un au-dehors qui nous (sur)détermine sans que nous entretenions le moindre rapport avec lui : je discute avec un être cher et, au moment d'une confidence absolument vitale, une moto passe dont le vrombissement résonne et rebondit pendant de trop longues secondes. Ce bruit, je l'ai entendu, et même écouté peut-être, pour concentrer toute ma contrariété dans un sentiment d'autant plus intense de rejet que je n'ai pas le moyen de lutter contre ce réel intrusif, qui a immergé, submergé un instant non moins réel et consistant de mon existence. Or l'exemple de la moto n'est pas le seul. Sans cesse, je suis requis de prêter une attention d'autant plus superficielle aux choses que toutes s'imposent à moi sans que j'aie la possibilité de m'en défaire : la rue est truffée d'enseignes et de bruits inévitables, permanents, qui nous pénètrent et occupent notre intériorité qui, à mesure qu'elle s'amoindrit, n'est plus la disponibilité ou la réceptivité qui la caractérise pourtant essentiellement.
Bref, à l'invasion permanente d'un au-dehors, on répond souvent par l'évasion non moins permanente de notre au-dedans. Nous voici ailleurs. On plane, dit-on. On reprend sa respiration, autrement dit de quoi retrouver sa réceptivité, sa disponibilité. L'usage si répandu des lecteurs mp3 me paraît une réponse faite à la sur-sollicitation permanente qui rend si rares les instants où l'on entend de nouveau, et d'autant plus heureux en cela qu'on ne s'y attendait plus, le silence. Remarquez comme le silence résonne, justement : l'être parle. Alors on se croirait revenu au matin du monde ; on renaît à soi-même et aux autres, prêt, à nouveau, et avec plaisir, à les écouter.
Écouter, entendre, suppose une circulation, un va-et-vient comparable à celui qu'on opère entre la vision (non orientée, par définition), et le regard (qui ne relève pas de la vision, mais qui l'oriente). Écouter, c'est s'orienter, et peut-être, parfois, orienter quelqu'un, révélé à lui-même dans la disponibilité d'un autre qui, l'ayant écouté, l'a rendu à toute sa consistance, à tout son être. Entendre, si notre intériorité n'existe plus, c'est être désorienté, ne plus comprendre, parfois jusqu'à la violence, celle de la suppression, réelle ou symbolique, de l'autre.
Dernière édition par Euterpe le Jeu 4 Aoû 2016 - 14:51, édité 2 fois