Philippe Jovi :
Oui, l'espoir est une joie. Il augmente donc notre puissance. Mais cette définition ne vaut pas grand chose si l'on ne s'attarde pas sur le mot ici très important d'inconstance. L'espoir est une joie, certes, mais une joie inconstante. Ainsi, même si on se sent mieux lorsqu'on espère, des problèmes se posent, à commencer par le doute, car nous ne sommes pas certains que notre espoir se réalise (l'espoir est donc avant tout une ignorance). De même, s'il y a bien une chose que Spinoza montre et sur laquelle il insiste, c'est que premièrement l'espoir ne va pas sans la crainte (et vice versa), et deuxièmement que l'espoir et la crainte sont en proportions, non inverses, mais directes. Bref, celui qui espère espérer sans en même temps être animé par la crainte est en train de se raconter des histoires ; celui qui espère réduire cette crainte en espérant plus, également. Or comme vous l'avez précisé, la crainte diminue notre puissance d'agir.
Ajoutons à cela les conséquences de l'espoir, à savoir la déception, dans la plupart des cas. Car oui, le problème de l'espoir, c'est que ça ne fonctionne pas souvent comme on l'avait espéré. Et la déception nous affaiblit aussi.
Or, comme on le sait, Spinoza n'est pas des plus tendres avec ce qui nous affaiblit ou nous maintient dans la faiblesse. Et l'espoir, c'est justement ce par quoi l'homme passe à côté de sa vie au lieu de la vivre réellement, dans l'immanence. Il s'agit, chez Spinoza, d'aimer la vie, et de l'aimer telle qu'elle est et telle qu'elle se présente à nous. Celui qui espère que la vie soit autre chose que ce qu'elle est se retrouve finalement à nier la vie, il refuse la vie au profit d'une image de la vie telle qu'il se l'imagine désirable. Et l'homme qui se met à construire sa vie avec l'espoir au lieu de la construire au présent ne fait que s'épuiser, en tentant de vivre finalement ailleurs qu'ici et maintenant.
Du reste, l'espoir est toujours (du moins dans mes souvenirs de lecture) présenté comme une vertu d'esclave. Le couple espérance/crainte ne mène nulle part ailleurs qu'à la servitude. Et y a-t-il un homme plus esclave que l'ignorant ? Spinoza est avant tout un penseur libre, et il rejette ce qui entrave cette liberté. D'où évidemment l'incompatibilité de sa liberté avec toute croyance religieuse. Bref, l'espoir devient une impuissance du fait même qu'il repose sur l'ignorance, ignorance qui fait de celui qui espère un esclave.
Toutefois, et vous l'avez bien dit, Spinoza ne condamne pas tout à fait l'espoir, et nous trouvons dans son Traité Théologico-Politique de nombreux mots en faveur de l'espoir. Mais il me semble nécessaire d'avoir alors toujours à l'esprit que c'est le Spinoza politique qui parle, et que l'enjeu de ce traité est tout simplement (Spinoza était politiquement très incorrect) : que faire de la multitude ? Que faire de ceux qui ne parviennent pas à vivre par leur entendement ? Ainsi, le Spinoza qui affirme que l'espoir est bon pour l'homme est celui qui dit, comme Schopenhauer le dira dans Parerga & Paralipomena, qu'il faut absolument défendre les religions, les temples, les églises, etc.
L'espoir apporte du bon car il peut permettre d'éviter de cultiver les passions tristes, ex : l'esclave, ou l'ignorant qui ignore que sa propre béatitude se trouve dans le présent, a besoin d'espérer qu'il obtiendra une récompense pour s'être bien comporté, et va alors être vertueux, ce qui ne peut être mauvais. De ce point de vue là, l'espoir ne peut donc en effet être une mauvaise chose. Mais il est une bonne chose pour celui qui est déjà esclave. L'homme libre, lui, a dépassé l'espoir, et contrairement à l'esclave il n'a pas besoin d'espérer de récompense, il trouve sa béatitude dans la vertu elle-même (cf Éthique 5, proposition 42). L'homme libre, qui sait que la béatitude est immédiatement présente, n'a en aucun cas besoin de l'espoir d'une vie meilleure après la mort ; l'homme libre accepte les difficultés de l'existence, il dit oui à la vie, et n'attend rien d'elle, il ne pose pas de conditions pour l'aimer. Bref, l'homme libre est dans un rapport de pleine acceptation avec la vie, qui en est en même temps l'éternelle affirmation.
L'espoir ne fait vivre que l'ignorant. L'homme libre, lui, s'en passe très bien. L'espoir fait avancer l'homme ? Oui, mais seulement l'homme ignorant (esclave donc). Et celui qui aspire à la liberté vraie devra un jour se libérer de l'espoir, qui n'est qu'une béquille. L'espoir est une joie ? Oui, mais une joie incertaine, inconstante, et liée à une pensée tronquée par l'imagination. Et celui qui aspire à la liberté vraie vise la joie certaine, éternelle, et liée à une pensée née de la puissance de l'entendement, pour reprendre le titre même de la dernière partie de l’Éthique ;)
Dernière édition par Aristippe de cyrène le Mer 7 Mar 2012 - 17:57, édité 4 fois