Liber a écrit: Eh bien je pense à peu près l'inverse de vous sur Hugo. Je ne considère pas beaucoup l'écrivain, à part quelques pages, mais c'était un homme vraiment bon, sans aucun doute. Ainsi, je lui préfère le romancier Barbey d'Aurevilly, qui l'a éreinté durant toute sa carrière de journaliste, mais Barbey était affreux en politique, pour la peine de mort, contre l'amnistie des Communards, jusqu'à demander à ce qu'on détruise l'oeuvre de Courbet... Vous comprenez pourquoi je n'aime pas la politique.
Un homme bon, c'est normal, il était franc-comtois ! :lol: Voilà une réponse qu'un certain Courtial aurait pu vous donner. Concernant l'écrivain, je ne parle ici que des discours prononcés et qu'on retrouve dans
Actes et paroles. Hugo fait vibrer toutes les cordes sensibles de mon âme. Et parfois il me fait énormément rire. Par contre, je ne suis pas sûr d'aimer ses autres œuvres.
Le dernier jour d'un condamné m'avait laissé de marbre. Pas forcément bien écrit, trop moralisateur, et en même temps réussi en tant qu'on sent la difficulté du condamné à exister dans une société qui l'a déjà réduit à néant avant même de l'avoir tué. Je lirai Barbey d'Aurevilly et Huysmans cet été, leurs œuvres principales attendent sur mes étagères. ;) Pour ma part, j'aime la politique et j'en conçois la nécessité. Mais je crains d'être trop individualiste moi-même et trop romantique ou idéaliste dans ma vision et mes attentes politiques. Et je ne comprends rien au réel que je ne souhaite pas même légitimer dans la manière qu'il a de se faire et d'être fait par les hommes, la société que nous connaissons étant une création sociale arbitraire qui pourrait très bien être changée et qui, en même temps, nous semble pourtant impossible à changer. Je ne souhaite toutefois pas la réalisation d'une société idéale puisque ce serait une vue de l'esprit. Mais vraiment, il faudrait pouvoir réformer la société et l'homme pour que nous soyions un peu moins médiocres ou que nous traitions de manière explicite nos contradictions en reconnaissant nos limites et faiblesses pour y remédier.
Liber a écrit: Ils ont pactisé avec le diable.
Je m'attendais à ce que quelqu'un reprenne ma formule pour la transformer ainsi. Mais je m'attendais plutôt à ce qu'on me reproche cela. Non, Liber, le diable n'existe pas. Le FN porte des idées dangereuses par les excès qu'elles légitiment si les actes suivent les idées, il est vrai. Mais peut-on raisonnablement décréter détenir la vérité, l'Idée du Bien et rejeter, sans même l'écouter, une parole qui pourtant dit quelque chose même si c'est pour dire, et surtout si c'est pour dire, son malaise dans une société qui va mal ? A mon avis, les réponses du FN ne sont pas les bonnes, mais elles traduisent des questionnements et des situations difficiles réels.
Liber a écrit: Voilà où a conduit la stratégie de Sarkozy/Buisson, ils prétendaient siphonner le FN, ils ont fini par se confondre avec eux. Le problème est que, même si un Fillon est crédible sur l'économie, au contraire de M. Le Pen, l'enjeu porte désormais sur l'immigration. Or, c'est inévitablement vers la stigmatisation que conduit le discours sur l'immigré, qui serait source de tous nos problèmes, sécuritaires et économiques. Il ne fallait pas choisir la voie de la facilité, mais rester ferme sur l'idéal républicain. En séduisant le FN sans appliquer son programme, Sarkozy a perdu la présidentielle, en témoignent les 2 millions de votes blancs, dont beaucoup sont venus des électeurs FN. Qu'ils se débrouillent, après tout, à gauche on n'a pas ce problème. Mélenchon peut bien louer la démocratie cubaine (sic), c'est du baratin, tandis que le discours anti-immigré, c'est pas pour faire semblant. Les gens que je croise qui votent FN détestent "les noirs et les arabes" et les renverraient bien chez eux, même s'ils sont français depuis 3 générations. Il ne faut pas les titiller bien longtemps pour qu'ils crachent le morceau.
Vous avez raison, mais en même temps ces questions en soulèvent une plus profonde qui est celle du vivre-ensemble et de notre culture commune. Il me semble que l'UMP a eu tort d'instrumentaliser la question et d'en faire une question politique, même si inévitablement elle ressort du politique. Nos modes de vie sont en train de s'effriter et nous craignons un futur de la précarisation faisant l'impuissance générale et de ne plus nous sentir chez nous. La société ne peut tenir ensemble s'il n'y a pas du sens, de la confiance et un horizon commun pour se définir. Malheureusement, cette peur est expiée par la traque de boucs-émissaires. Cela dit, il y a des quartiers qui deviennent des ghettos ethniques et je n'aimerais pas y vivre...
Liber a écrit: Vous faites comme si nous n'avions personne en face de nous ! La majorité de notre politique a été décidée d'un commun accord avec les grands pays européens. Hollande doit revenir à 3% de déficit public en 2013. C'est un engagement de campagne qui ne faisait que traduire un engagement européen signé par son prédécesseur pour satisfaire l'Allemagne. Hollande veut redresser l'économie française en mauvais point, mais avec quels outils ? On connait déjà les recettes, souhaitons qu'elles fonctionnent. Cela dit, nous dépendons tellement de nos voisins qu'à mon avis, seule une politique européenne pourra nous permettre d'avancer. Elle s'accompagnera d'une perte de souveraineté, qui va à l'encontre de l'homme politique tel que vous le décrivez, cohérent et visionnaire, donc souverain chez lui. Aujourd'hui, toute politique doit être européenne, dans tous les domaines. Il n'y a quasiment plus aucune marge de manoeuvre au niveau national. Nous ne voyons du reste plus Hollande en France depuis son élection. Quant au gouvernement, Ayrault se contentera de traduire en lois les décisions des sommets européens.
C'est bien cette perte de souveraineté que je crains et qui existe déjà. La plupart de nos lois nationales sont d'abord supranationales. Dans son séminaire de cette année, Pierre Manent se demandait où était la souveraineté en Europe aujourd'hui et qui l'exerçait :
Nous nous interrogeons sur notre désir de connaissance, sur notre confiance dans notre capacité de connaître et sur nos aptitudes à élaborer une science politique adéquate et sur une science complète. Notre documentation première et notre base d'aspiration et ce qui donne le ton, c'est l'expérience contemporaine, c'est l'expérience de la vie politique qui est en même temps sociale et morale. Péguy parle de la « morsure du présent ». Manent parle de l'expérience contemporaine - une expérience suffisamment durable pour former une unité de sens. C'est la tonalité d'une expérience contemporaine qui donne le son et le soufre à notre âme surprenante. Pour suggérer que ce qui est à l'œuvre dans l'effort de compréhension, c'est un ensemble de facultés humaines résumées sous le terme d' « âme » en tant qu'elle entend comprendre. C'est la tonalité de l'expérience politique contemporaine qui nous intéresse pour voir dans quelle conditions nous travaillons.
Quelle est cette tonalité ? Sinon tous, du moins beaucoup parmi nos concitoyens s'accorderaient pour dire que c'est une expérience de l'impuissance, une impuissance chaque jour plus aiguë et douloureuse, on pourrait dire une expérience de la faiblesse mais il faudrait dire la tonalité machiavélienne de « deboleza » : incapacité de l'Italie à rassembler ses forces pour faire quelque chose qu'on a délibéré de faire. Aujourd'hui, dans les pays européens, nous éprouvons un rétrécissement dramatique des possibilités de l'action qui affectent l'ampleur et la teneur de notre pensée. Chacun peut observer que l'action politique depuis au moins vingt ans est conduite sous la rubrique du « nous n'avons pas le choix ». Absence de choix qui entraîne ce qu'on appelle le « règne de la pensée unique ». Dans les dernières mois, cette tendance s'est exaspérée, au point qu'aujourd'hui on n'est gouverné que sous le poids de la nécessité. Lorsqu'un gouvernement s'appuie officiellement et exclusivement sur l'argument de la nécessité, c'est l' « état d'urgence », l'Europe vit aujourd'hui sous un état d'urgence de plus en plus explicite, le propre de l'état d'urgence c'est d'abolir, en tout cas de suspendre, la légitimité ordinaire, c'est bien ce que nous observons dans le cas de la Grèce, voire de l'Italie ; légitimité du gouvernement représentatif suspendue. Il faut s'étonner quand même que des mesures aussi énormes aient été accueillies avec peu d'émotion en dehors des pays concernés. On peut imaginer le contentement de ceux qui veulent voir punis sévèrement ces Grecs paresseux et dépensiers. Qu'il n'y ait aucun mouvement un peu énergique pour contester des décisions qui consistent à suspendre le libre fonctionnement représentatif en Europe, cela suggère que les affects et dispositions propres à la vie civique ont été profondément érodés par vingt années de gouvernement au nom de la nécessité.
Qui a déclaré l'état d'urgence ? La définition qui forme une des propositions les plus influentes du XXe s. est : « est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle. » (Carl Schmitt). Enlevons le sens polémique de cette proposition qu'elle a dans le décisionnisme de Schmitt qui dans sa polémique avec Kelsen veut que tout le droit soit suspendu à la décision souveraine.
S'il y a une souveraineté, elle se donne à voir dans l'acte qui suspend le train ordinaire des choses pour faire face à des circonstances extraordinaires. Il y a donc un souverain ou une souveraineté en Europe car il y a une suspension de gouvernement pour causes d'état d'exception. L'opinion éclairée affirmait l'obsolescence de la notion de souveraineté. Celui qui suspend la souveraineté, c'est le vrai souverain selon la définition de Hobbes. Si quelqu'un suspend la souveraineté de la Grèce, il ne peut y avoir qu'un souverain. La question ne se pose pas sur son existence mais sur son essence, sur son identité : qui est le souverain ?
Objection plausible : la souveraineté a été attaquée très fortement ces dernières années. L'objection qu'on pourrait donner consiste à dire que l'obsolescence annoncée concernait la souveraineté nationale, et de même le sentiment d'impuissance, le rétrécissement des possibilités de l'action, concernent d'abord la forme nationale. S'il s'agissait bien d'impuissance elle était éprouvée par l'opinion régnante comme une heureuse impuissance (pour parler comme Louis XV évoquant l'heureuse impuissance de ne pas remettre en cause certaines lois de la monarchie française). Pour condenser dans une formule l'heureuse transformation qui semblait en cours dans les langages de l'opinion dominant, on disait qu'on est en train ou qu'on était en train de passer du gouvernement des lois politiques nationales à la gouvernance des règles politiques mondiales. Il faut ajouter selon cette opinion régnante que cette impuissance ne faisait que préparer, elle était que le prix provisoire à payer pour, la venue d'une nouvelle puissance, d'un nouvel agent, qui serait bientôt tout ce que l'État-nation ne pouvait plus être.
Il faut considérer cet argumentaire comme plausible. En même temps, sa plausibilité est inséparable d'une conception extrêmement étroite de l'action politique. Dans la dernière période on a de plus en plus substitué à la loi politique négociée dans le cadre d'un régime la règle procédurale qui guide l'action indépendamment de tout corps politique. La notion de gouvernement renvoie à un corps politique de référence, la règle procédurale guide l'action indépendamment de tout corps politique de référence. C'est parce qu'on a progressivement perdu de vue ce qui constitue une action politique, l'ensemble des affects, décisions dont il se compose qu'on a pu donner sa foi à l'opération alchimique qui est censée convertir l'impuissance croissante des nations européennes en puissance croissante de l'UE. Le sentiment d'impuissance croissante d'être sous le poids d'une nécessité irrésistible a été en quelque sorte surmonté, du moins accompagné par une postulation qui consistait à croire que ça se confondait, ou annonçait une puissance croissante dans l'UE. La vie politique est inséparable d'espérances : aux yeux de ceux qui croient à cette transmutation, la crise de la dette serait la crise salutaire et fondatrice qui va nous obliger à faire enfin le saut dans l'Europe nouvelle. Il est très important de remarquer qu'un telle vue des choses repose sur une illusion, une illusion qui ne tient pas, ce n'est pas une erreur, une idée peu judicieuse, c'est une illusion sur ce qu'est la chose politique elle-même qui porte sur les ressorts même de la chose politique. C'est pourquoi Manent prend le risque de dire que la chose est impossible. Il y a un risque à dire que telle chose est impossible. Il considère que cette espérance est illusoire et il est très dangereux lorsqu'un immense ensemble humain comme l'Europe est conduit par une illusion politique ou par une politique de l'impossible. Ce qui est espéré dans cette transmutation entre l'impuissance nationale en puissance européenne c'est la mise en confiance de la souveraineté nouvelle, il y a bien une souveraineté nouvelle qui s'exerce, une souveraineté forte mais qui est le souverain ?
Ce souverain est très composite, il comprend le marché des obligations, les agences de notation, la banque centrale européenne, l'association des banques et bien sûr le couple franco-allemand. C'est un agrégat très hétérogène qui se rassemble sous le prestige du nom de l'Europe. Ce souverain agrégé se prévaut d'une légitimité européenne, en réalité celle-ci est simplement décorative, ou postulatoire, ou idéologique. Pourquoi ? Parce qu'il est impossible de donner une définition politique dans cette Europe souveraine. En terme politique, l'UE n'a jamais été aussi divisée entre les États donneurs d'ordre et les dominés, entre la zone euro et les autres. Ce qui se passe n'a rien à voir avec la fondation d'un corps politique nouveau, avec un corps politique ayant trouvé sa représentation. Il y a bien mise sous tutelle des souverainetés nationales mais celles-ci se fait par le moyen d'un souverain sans visage politique, d'une souveraineté ad hoc. La souveraineté donne visage au corps politique, or la souveraineté dont il s'agit est sans visage politique. En un sens vraiment très exact politiquement, il faut dire que personne ne commande, le souverain c'est personne. Ça rappelle Polyphème dans l'Odyssée, le cyclope que Ulysse a mutilé et auquel il dit pourtant que celui qui l'a mutilé, « c'est personne ».
Ce qui est exercé, c'est une souveraineté fonctionnelle et procédurale qui s'exerce par la multiplication et le resserrement des règles. Ce qui nous est annoncé, proposé, suggéré, par ce souverain composite qui ne gouverne pas mais qui commande, pour nous remettre sur le droit chemin, que cela soit mis en œuvre. Non seulement nous n'aurons plus besoin de parlement, mais nous n'aurons plus besoin de gouvernant. Le dispositif mis en place suspend un certain ordre politique pour le remplacer ou le mettre sous la tutelle de ce qui n'est pas un nouvel ordre politique, une souveraineté hétérogène, ad hoc. Nous sommes dans une situation où s'exerce un pouvoir considérable sur nous, quelque chose qui est d'une extraordinaire fragilité.
L'impuissance croissante des nations européennes devait annoncer la puissance croissante de l'UE. Il est clair qu'on n'est pas sorti de cette configuration des choses. En réalité, ce postulat recouvrait une réalité beaucoup moins prometteuse qui était la souveraineté croissante d'un agrégat composite et dissonant, composé de deux gouvernements européens, de l'association des banques, de la BCE, une sorte de conglomérat à plusieurs visages qui, se prévalant d'une représentation européenne, exerce un pouvoir croissant sans légitimité politique et sans responsabilité devant un corps de citoyens définis. Il y a donc mise sous tutelle de nations sans constitution d'un nouvel ensemble politiquement responsable.
Dernière édition par Silentio le Dim 17 Juin 2012 - 2:17, édité 4 fois