Silentio a écrit: Au mieux, ce qui me vient maintenant à l'esprit, c'est surtout que Jésus est un créateur de nouvelles valeurs et qu'il affirme la vie ici et maintenant. Créateur qui est aussi celui qui subvertit les anciennes valeurs et transforme le monde
Je le vois plutôt abandonner la création de valeurs, ne pas chercher à transformer le monde. Jésus était un nihiliste, comme Bouddha. Relisez ce que dit Nietzsche dans la
Volonté de puissance, sur le nihilisme européen, le "nouveau bouddhisme". Le christianisme de Jésus, le tout premier donc, était déjà un nouveau bouddhisme. Cela est dit clairement dans
l'Antéchrist. Éventuellement, Jésus est un prototype du Surhomme, il en annonce certaines qualités, mais Nietzsche est obligé de dépasser la figure christique, de penser l'outre-homme. Il a une phrase, d'ailleurs, en parlant du Surhomme, "César avec l'âme du Christ". Bref, je ne pense pas que Nietzsche soit systématiquement opposé à Jésus, mais il est difficile de déterminer le rapport qu'il entretient avec lui.
Il y a chez Nietzsche ce qui appartient à la foi perdue de son enfance. Nous savons (mais c'est toujours pareil dans ce cas) peu de choses sur le sujet. Je ne sais pas si vous avez lu
L'effondrement de Nietzsche, de Podach, l'auteur établit un parallèle entre la date de la crise de folie à Turin et l'importance que constituait pour lui les fêtes de fin d'année. "César avec l'âme du Christ", aucun problème d'interprétation ici. Le surhomme nietzschéen doit retrouver l'innocence en plus de la puissance. On peut tout de même s'étonner de sa vision de l'aristocratie, dont il ôte sa caractéristique première, le machiavélisme. A la Renaissance, période prise comme modèle par Nietzsche, les coups tordus étaient la règle. Cela dit, César Borgia, comme le vrai César, n'étaient pas des surhommes. Moi, je trouve que le surhomme de Nietzsche est un peu trop allemand, ou trop gœthéen. Chez Gœthe, on ne trouve pas de personnages méchants. Juste quelques figures picaresques, comme Philine dans
Wilhelm Meister. Nietzsche adorait d'ailleurs
Gil Blas de Santillane. Le bon peuple, rusé mais pas méchant.
Par contre, ce qui était clairement ma position, c'était de repenser Jésus, différencié du Christ, et de voir si on pouvait le réhabiliter ou de comprendre en quoi il mène à son plus proche parent, - pourtant si éloigné -, qu'est Dionysos.
Certes, on peut toujours les rapprocher, mais pas dans leur enseignement. Au contraire de ce que vous dites, je vois la proximité entre les deux sur le thème de la résurrection et de la mort par torture, Dionysos étant lacéré, déchiré en morceaux, le Christ crucifié, s'offrant lui-même dans la Bible en déchirant le pain et faisant boire son sang, donc, proximité dans les doctrines, le Christ étant calqué sur Dionysos en plusieurs points.
Jésus n'est pas, par exemple, celui qui rejetterait le monde à cause de la souffrance de l'individuation, au contraire de la figure mortuaire du Christ qui béatifie Jésus et le fossilise, lui et son message, pour les retourner contre la vie elle-même.
La seule différence que vous pouvez trouver sur ce point, c'est de dire, comme l'a fait Nietzsche, que le Christ est un symbole de fuite devant la souffrance. Mais précisément, le Jésus réel n'a rien à voir avec Dionysos, mais avec Bouddha. Jésus était un nihiliste prônant l'amour. Le Christ est un avatar de Dionysos. Je ne vois donc pas de ressemblance entre Jésus et le Christ, ni entre Jésus et Dionysos. La ressemblance est entre le Christ mort sur la croix et Dionysos, avec cette différence que la crucifixion du Christ est celle de la chair, la chair dont on sait ce qu'elle valait aux yeux des chrétiens. Et Nietzsche voulait réhabiliter cette chair, justement.
d'autres disent même que Nietzsche ne connaissait que le protestantisme, oubliant la vitalité du catholicisme et d'autres courants
Nietzsche attribue une valeur au catholicisme, qui est d'avoir à tel point corrompu la doctrine chrétienne à la Renaissance, en Italie, qu'il aurait pu en finir avec elle... sans Luther. Et Nietzsche d'ironiser sur un César Borgia qui fut devenu pape.
Vous parlez aussi d'un Jésus faible, mais j'ai écouté Paolo d'Iorio dans Bibliothèque Médicis (LCP) ce week-end, venu présenter son Voyage de Nietzsche à Sorrente : Genèse de la philosophie de l'esprit libre : il y affirmait qu'au contraire du darwinisme social (Spencer), Nietzsche considérait que seuls les ratés de la société étaient susceptibles d'être de prodigieux créateurs et que pour cela il fallait les rassembler sur une île et leur donner tous les moyens possibles pour les enlever aux contraintes de la société. Qu'en pensez-vous ? Est-ce que Jésus n'est pas lui aussi ce raté capable de créer de nouvelles valeurs, ce décadent créateur ou législateur, cet homme "mauvais" (au sens de celui qui corrompt et subvertit la loi et la morale ; surtout pour faire de la place à la liberté individuelle) considéré ensuite par l'histoire comme un saint (ou un dieu !).
Les ratés, Nietzsche disait qu'il fallait s'en débarrasser, pour ne pas qu'ils corrompent les forts par la pitié. Je crois même que c'est dans
l'Antéchrist qu'il dit ça. Mais il est vrai qu'il faisait peu de cas des meilleurs exemplaires humains de son temps, et qu'il eût préféré 10 000 fois le Christ à Bismarck. Enfin, il me semble que c'est le fou qui est créateur de valeurs, pas le faible, le raté. Quant à la liberté individuelle, je redis ici que Nietzsche n'y accordait aucune importance. Il voyait les hommes en groupes, représentés par des personnalités symboliques. Toute sa philosophie repose sur les liens du sang, l'héritage ("Tout ce qui est bon est hérité", antithèse de Gœthe).
En ce sens, Nietzsche s'est vu en sauveur, en messie contre la folie chrétienne (qui est toutefois due à la dégénérescence du discours christique) ou en prophète d'un nouveau monde à venir.
Nietzsche avait la folie des grandeurs, c'est un fait. ll fallait donc qu'il se compare au plus grand mythe de l'Histoire, le Christ, comme jadis le fit Napoléon. Il se voyait en prédicateur, en a pris le style, il a singé celui du Nouveau Testament. Tout cela est pour moi un peu ridicule, je n'y attache pas grande importance. Par contre, là où vous faites un nouveau contresens, c'est que vous pensez que "la folie chrétienne" est due à la "dégénérescence du discours christique", or c'est faux, dans la mesure où cette dégénérescence nous mène exactement là où Jésus avait commencé, au bouddhisme, au nihilisme ("le nihilisme européen, un nouveau bouddhisme").
Le christianisme, ce serait le nouvel avatar du judaïsme pour conquérir le monde.
En effet. Reste que l'insistance de Nietzsche sur la perversion du judaïsme est bien de son temps. Pour un chrétien antisémite, il est tentant de lire la
Généalogie comme la preuve de la nocivité des Juifs dans l'histoire. Pour moi, cette thèse est très exagérée. Elle fait des Juifs les seuls responsables de la décadence romaine, même pas des chrétiens, mais des Juifs en tant que secte. Et la phrase de Tacite (citée par le philosophe), pour qui ils avaient "la haine du genre humain" sonne comme une condamnation éternelle.