Bonjour Erysimumcheiri,
Je crois que lorsque nous lisons un livre beaucoup d'éléments sont à prendre en compte. Non seulement notre vécu, qui oriente déjà de façon considérable notre interprétation de l'œuvre, mais également notre état d'esprit au moment où nous nous plongeons dans sa lecture.
Lorsque nous sommes tristes, nous n'envisageons pas notre avenir de la même manière que lorsque nous sommes heureux. Pourquoi cela serait-il différent avec la lecture ? Ce n'est pas parce que les mots sont les mêmes qu'ils nous frappent forcément toujours avec la même portée et le même impact.
Spoiler :
C’est vrai. Rapidement, par rapport à ce point, je pense que nous pouvons distinguer les œuvres qui correspondent à un état d’esprit de celles qui en contiennent un. Lorsque je suis triste, je peux me diriger en matière de musique vers des chansons qui correspondent à la tristesse, tandis que d’autres œuvres vont induire un état d’esprit qui leur est propre indépendamment du mien. En musique classique notamment, mais pas seulement, se trouvent des œuvres que je dirais « maîtresses » ou « complètes » en ce sens qu’elles ne sont pas soumises à mon état du moment. L’œuvre m’arrache à moi-même et me transporte dans un univers propre, qui semble tenir par soi-même. D’expérience, retrouvez-vous également cette différence ?
Autrement, sur le reste, pour avancer sur ce sujet il va falloir définir ce qu’est la compréhension d’une œuvre.
Spoiler :
Henri et Gudule lisent un texte contenant une métaphore. Henri est capable de lire et se figure l’histoire telle qu’elle se déroule ; il la comprend littéralement. Gudule, elle, saisit l’histoire et elle repère les points d’analogie qui dessinent en fond un mouvement plus abstrait. Elle saisit la métaphore en même temps qu’elle comprend qu’il s’agit d’une métaphore.
Deux ans plus tard, Henri relit l’histoire et le sentiment à sa lecture n’est pas vraiment le même parce qu’il a une rage de dents à ce moment-là. Pour autant, il n’a toujours pas saisit l’aspect métaphorique de l’histoire. Le sentiment a changé mais la compréhension est la même. Encore plus tard, après en avoir discuté avec Gudule, il découvre comme par enchantement un ‘’nouveau’’ texte dont la profondeur est cette fois tout autre. En plus d’être une histoire, c’est une métaphore. La compréhension de l’œuvre a changée.
S’agissant de la compréhension d’une œuvre, il s’agit d’abord de la compréhension de ce qu’est l’œuvre. Le sentiment se situe sur un autre plan. Pour rester dans l’illustration : je manque de culture en matière de poésie, si bien que je ne comprends jamais pleinement les poèmes que je lis car je ne maîtrise pas la métrique et quantité d’autres aspects que l’auteur a eu en tête lorsqu’il a composé les vers. Cela n’empêche pas d'apprécier les poèmes, mais la compréhension, elle, est restreinte à ce que je domine moi-même en matière de poésie, soit peu de choses. Si une bonne âme m’apprend à composer, la compréhension de l’œuvre sera changée, j’aurais la capacité d’en apprécier plus d’aspects, ma lecture sera plus complète. Exactement comme la compréhension des Nocturnes de Chopin est plus complète lorsque c’est un pianiste qui l’écoute, et encore plus lorsque c’est un pianiste qui l’a lui-même jouée, que lorsque c’est un auditeur lambda.
Alors, pourquoi la compréhension d’un écrit change-t-elle ? Il s'agit d'abord, comme nous l'avons vu, de la compréhension de ce qu’est l’œuvre. Voilà un premier point. Alors, pourquoi change-t-elle ? Eh bien, d’abord, assez simplement, parce qu’une œuvre comprend plusieurs aspects. Et c'est une première proposition, sur laquelle nous sommes d'accord si j'ai bien compris vos propos. Ainsi, une possible évolution est celle de la compréhension relative à ce qu’est l’écrit en lui-même. Une œuvre peut comprendre différents aspects, tous ne sont pas disponibles immédiatement, et l’un d’entre eux n’est pas nécessairement épuisé dès lors qu’on l’appréhende; mais ils peuvent le devenir, disponibles, et chaque aspect peut faire l’objet d’une compréhension plus ou moins fine (vous parliez de plans : « c'est comme si la lecture était composée de plusieurs plans successifs », si j’ai bien compris ce que vous vouliez dire, alors un aspect sera éventuellement composé de plusieurs plans ?). Appelons cela la compréhension « interne » de l’écrit, s’agissant de la compréhension par le lecteur de ce que comprend l’écrit.
Maintenant, voyons que l’écrit est compris dans un contexte. Il s’inscrit dans une époque et, selon le type d’écrit, le lien au contexte sera plus ou moins direct. La relation au contexte est essentielle à certains écrits et s’inscrit dans la compréhension interne. Par exemple : les écrits de Zola relatifs à l’affaire Dreyfus. Mais tout écrit est susceptible d’être mieux compris à la lumière du contexte de son apparition. Nous pouvons ainsi décrire différents « cercles contextuels » autour de l’écrit. Je m’explique : un matin, Mahmud écrit une lettre à son frère René. Savoir que Mahmud était de très mauvaise humeur ce matin-là (une migraine infernale) permettra de mieux comprendre l’aspect désobligeant de ses écrits. Cela ne nous dira pas en quoi, comment ses écrits sont désobligeants, ce qui relève de la compréhension interne de l’écrit ; cela nous dira pourquoi ils le sont. Un premier cercle contextuel renvoie ainsi à l’auteur, son état, le moment auquel il écrit, sa vie en général etc. Il y a ensuite l’époque à laquelle il écrit, les influences de l’époque sur l’auteur, l’éventuelle tradition dans laquelle il s’inscrit, etc. Autant de cercles contextuels dans lesquels l’œuvre est comprise. Bien sur, ces cercles n’en sont pas, mais l’image ne me semble pas inutile. Nous avons donc une seconde possibilité d’évolution de la compréhension d’un écrit.
Il y avait la compréhension de ce que comprend l’écrit, nous parlons maintenant de celle de ce qui comprend l’écrit. Soit la relation de l’écrit à un contexte : les influences qui se sont exercées sur lui
et celles qu’il a exercées sur le contexte, qui sont autant d’éléments susceptibles d’enrichir notre compréhension. Jusque-là, nous nous sommes attardés sur les possibles évolutions de la compréhension d’un écrit en particulier. D’autant que nous sommes sur un forum de philosophie, il ne faut pas oublier que l’écrit en général peut aussi faire l’objet d’une compréhension. Qu’est-ce qu’écrire ? Qu’est-ce que lire ? Qu’est-ce qu’un écrit ? Ces questions soulèveront des considérations visant à traverser l’ensemble des écrits. Connaissances et réflexions sur l’écriture en général sont susceptibles d’influer la compréhension que nous avons de chaque écrit. Exemple évident : apprendre à lire. Ainsi une autre réponse à la question « pourquoi la compréhension d’un écrit change-t-elle ? » est : parce que nous pouvons découvrir ce qu’est l’écrit en général.
Reste à éclaircir tout un pan du problème. Nous avons parlé de l’évolution de la compréhension par son contenu : aspects internes de l’écrit, relations de l’écrit à un contexte et qualités communes aux écrits. Ce faisant nous n’avons pas parlé de l’évolution de la compréhension en tant que capacité du lecteur. C’est à mes yeux la partie la plus mystérieuse. Comment se fait-il, sans que j’aie acquis plus de connaissances quant à l’écrit en particulier ou en général, que la compréhension de tel écrit ait tant changée ? Comme l’ancienne compréhension est toujours présente à l’esprit et que, autour et par-delà elle, de nouveaux liens se créent, qui peuvent modifier la signification globale de l’écrit mais qui restent le fruit d’un travail allant dans la même direction qu’à la première lecture, j’en conclus que ma capacité à comprendre a elle-même évolué. Ce qui a changé, c’est ce qui comprend, c’est ce qui prend l’écrit en soi : le lecteur. Si ce changement n’est pas celui d’une évolution au niveau du savoir, n’est-ce pas le fruit d’une évolution au niveau de l’être ?