Euterpe a écrit: Parler de leadership est un anachronisme. Vous occultez complètement la dimension sacrale de la fonction impériale, par exemple. En outre, le stoïcisme est si caractéristique d'une période si importante, significative et complexe de la civilisation romaine que l'originalité de Marc-Aurèle est moins dans ses écrits (adressés à lui-même, dans l'intimité même d'une pensée nécessairement solitaire en ceci qu'elle est celle d'un empereur), que dans le fait d'une rencontre historique et unique de l'action et de la pensée.
Y a-t-il un lien de cause à effet, entre la pratique philosophique d'un homme et son incapacité à exercer un "leadership" ? Voilà une chose qui paraît impossible à établir. Nous n'avons que des récurrences, lesquelles sont si répétitives, à l'échelle de 25 siècles, qu'il faut se faire une raison. Qu'avons-nous ? Des intellectuels engagés (Sartre, etc.) - mais quelle philosophie n'est pas engagée ? Ce que l'action est à l'homme d'État, la pensée l'est au philosophe. On peut, alors, poser la question de savoir ce qu'est la pensée, en tant qu'elle est action. Parmi les éléments de réponse, on retrouverait que toute philosophie, peu ou prou, est axiologique. Mais combien de philosophes correspondent au zoon politikon d'Aristote, autrement dit à cet homme qui parle et qui, ce faisant, agit ? (cf. ce qu'en dit Arendt). A cet homme, autrement dit encore, qu'on appelle homme politique ? Combien de philosophes d'un côté ? Combien de Périclès de l'autre - Périclès dont Thucydide vantait la faculté à penser, à juger du réel au moment où il se produit ?
Désolé de ne pas avoir répondu plus tôt, mais je voulais prendre le temps de relire un texte auparavant, car votre réponse m’a fait penser au problème de la « réalisation de la philosophie » chez Marx. J’avais vu rapidement ce point il y a quelques mois et ça m’est revenu à l’esprit en vous lisant.
Je me base sur les explications d’Emmanuel Renault dans
Lire Marx. Soit une situation réelle identifiable empiriquement et une situation idéelle issue de la réflexion philosophique. Un « parti politique pratique » aurait tendance à refuser de considérer la situation idéelle ce qui, pour Marx, est une impasse, car une action véritablement libre doit être issue de consciences suffisamment éclairées. Un « parti politique théorique » aurait tendance à ne se baser que sur sa position théorique et se trouve alors coupé de la réalité historique et imperméable à toute critique. Marx résume cela en deux phrases : « vous ne pouvez pas supprimer la philosophie sans la réaliser » et « il croit pouvoir réaliser la philosophie sans la supprimer » (Introduction à l’
Idéologie allemande). Pour surmonter ces deux positions intenables, Marx propose la mise en place d’une « philosophie critique » qui permettra un ancrage dans la réalité et un regard sur elle-même.
Ceci dit, par rapport aux questions de WiCaM, je ne sais pas si nous sommes toujours sur le même terrain. Marx parle plutôt de l’élaboration de la politique (la définition du « bien ») alors que le manager se charge de sa mise en œuvre (comment aller vers ce « bien »).
Concernant Marc-Aurèle, plusieurs aspects m’échappent effectivement, par manque de culture historique principalement. La dimension sacrale de la fonction impériale que vous donnez en exemple m’apparaît bien comme un point important maintenant que vous la mentionnez, mais je ne sais pas l’appréhender.
Enfin, sur un autre sujet et pour recoller aux questions de WiCaM, j’ai trouvé amusant que vous mentionniez Périclès, car
La Guerre du Péloponnèse m’est venue à l’esprit en lisant le premier post de WiCaM. Je m’étais demandé si le contraste Périclès / Alcibiade était intéressant par rapport à ses questions.
Kthun a écrit: De fait l'homme pratique doit moins se soucier de théorie que d'action. Il le sait instinctivement : vous poser trop de questions, autrement dit le fait d'intellectualiser les choses risque de constituer un obstacle à l'action. Mieux vaut se concentrer sur l'expérience.
Ça me gêne un peu comme position. Je vais tenter de m’expliquer à l’aide d’une métaphore sportive. Dans de nombreux sports (tous ?), il est nécessaire de « désapprendre » des réflexes naturels pour les remplacer par de nouveaux, plus efficaces. Pour prendre un exemple simple, en boxe, lorsque vous voyez arriver le poing de votre opposant, le réflexe naturel (instinctif) est de reculer en fermant les yeux. Or, il est beaucoup plus efficace d’esquiver en avançant (pour être en mesure de répliquer immédiatement) et en gardant les yeux ouverts (plutôt évident ça). On voit ici que si « intellectualiser » pendant l’action peut poser quelques problèmes, il est tout de même important « d’intellectualiser » avant l’action en vue d’être prêt pour l’action.