Polybe a écrit:Voilà donc dans quelles circonstances et pour quels motifs fut entreprise la première expédition armée des Romains hors de l’Italie. Estimant que c’était là pour notre ouvrage le point de départ le plus naturel, c’est ce moment que nous avons choisi pour commencer notre récit, non sans remonter encore un peu plus haut dans le passé afin que l’enchaînement des faits apparût en pleine clarté. Il nous a paru indispensable d’indiquer quand et comment, après la catastrophe qui avait frappé leur cité, les Romains opérèrent le redressement qui leur permit ensuite d’imposer leur loi à l’Italie, puis d’étendre hors de la péninsule le champ de leur entreprise, car il faut prendre cette vue d’ensemble pour discerner correctement les fondements de la suprématie romaine actuelle. Il n’y aura donc pas lieu de s’étonner si par la suite aussi, il nous arrive, lorsque nous aurons à parler de certaines nations particulièrement fameuses, de remonter quelque peu le cours du temps. Nous procéderons ainsi, afin de prendre un commencement qui permette de bien comprendre quand et à la suite de quelles entreprises elles se sont trouvées chacune dans la situation où on les voit de nos jours. C’est là ce que je viens de faire pour les Romains.
(13). N’insistons pas davantage là-dessus et abordons maintenant notre sujet en commençant par donné un sommaire des principaux événements qui constituerons la matière de notre préambule. Suivant l’ordre chronologique, ce furent d’abord les opérations militaires entre Romains et Carthaginois en Sicile, puis la guerre d’Afrique, vinrent ensuite les entreprises des Carthaginois en Espagne sous Hamilcar, puis sous Hasdrubal ; c’est au cours de cette même période que se situe la première expédition des Romains en Illyrie et dans les régions de l’Europe qui se trouvent de ce côté-là. Vinrent ensuite les luttes que Rome eut à soutenir contre les Gaulois. C’est aussi au cours de cette période qu’eut lieu la guerre dite de Cléomène, avec laquelle je terminerai l’ensemble de mon préambule.
(36). Cependant, le général carthaginois Hasdrubal, que nous avions laissé en Espagne pour nous occuper des Gaulois, exerça, huit années durant, le gouvernement de ce pays. Il périt assassiné au cours d’une nuit, dans la maison où il résidait par un homme de race gauloise, qui nourrissait contre lui un grief d’ordre personnel. Il avait, au cours de ces années, considérablement accru la puissance carthaginoise en Espagne et cela moins par des expéditions armées qu’en nouant des relations d’amitié avec les chefs indigènes. Les Carthaginois confièrent après sa mort la direction des armées à son frère Hannibal, qui, tout jeune encore, avait déjà fait preuve de sa sagacité et de son courage. Dès que celui-ci eut pris le commandement, il montra clairement par des initiatives qu’il prit qu’il avait l’intention d’engager la guerre contre les Romains. C’est du reste ce qu’il finit par faire au bout de peu de temps. A partir du moment où Hannibal prit le commandement, soupçons et frictions ne cessèrent de troubler les relations entre Carthaginois et Romains. Les premiers rêvant de venger leurs revers de Sicile, formaient continuellement des projets hostiles et les seconds étaient remplis de méfiance en observant ce qui se tramait contre eux.
(37). C’est vers cette même époque que les Achaiens et le roi Philippe, ainsi que les autres membres de la coalition, s’engagèrent contre les Aitoliens dans la guerre connue sous le nom de guerre des alliés. Ayant donc relaté les opérations de Sicile et d’Afrique et toute cette suite d’événements qui constituent la matière de notre préambule, nous en sommes maintenant arrivés au début de la guerre des alliés et de la seconde guerre entre Rome et Carthage qu’on désigne généralement sous le nom de guerre d’Hannibal. C’est cette date qui, conformément à ce que nous avons annoncé dans notre introduction doit marquer le début de notre Histoire. Il est bon maintenant de laisser cette partie du monde pour nous occuper de ce qui s’était passé en Grèce. Ainsi ce préambule nous aura conduits partout jusqu’à la même date, c’est-à-dire celle qui constituera le point de départ de notre histoire raisonnée. Car notre sujet ne se limite pas à une histoire particulière, comme c’est le cas pour les historiens qui m’ont précédé et qui ont traité par exemple, de l’histoire des Grecs ou des Perses. C’est le récit de ce qui s’est passé dans toutes les parties connues du monde habité que nous avons entrepris de faire, dessein auquel les événements de notre époque se sont prêtés tout particulièrement, comme nous le feront voir plus clairement par la suite.
Il faut donc, avant d’aborder notre sujet même ; dire un mot des nations et des pays les plus en vue et les mieux connus du monde habité. Sans doute, pour ce qui est de l’Asie et de l’Égypte, suffira-t-il de commencer notre récit à la date qui marque le début de cet ouvrage, car les événements qui se sont déroulés antérieurement dans ces régions, ayant fait l’objet de nombreuses relations, sont bien connus et de plus, au cours de la période contemporaine, la Fortune n’y a produit aucun bouleversement, aucun fait extraordinaire qui pût rendre nécessaire un exposé des faits précédant. Mais en ce qui concerne la confédération achaienne et la maison royale de Macédoine, il importe de remonter quelque peu le cours du temps, puisque l’époque qui suivra verra la destruction complète de cette monarchie et, chez les Achaiens, comme je l’ai dit plus haut, un extraordinaire accroissement de puissance et de progrès remarquables dans la voie de l’unification (fin du livre II, 70-71).
[…] Ce roi, par son mérite personnel, avait suscité de grands espoirs dans toute la Grèce et cela non seulement à cause de services rendus sur le champ de bataille, mais aussi et plus encore à cause de l’ensemble de sa conduite, qui fut celle d’un homme de bien. Il laisse le trône de Macédoine à Philippe, fils de Démètrios.
(71). Si nous avons insisté un peu longuement sur cette guerre, c’est qu’il s'agit là d’événements précédant immédiatement ceux qui constituent la matière de notre Histoire et que nous avons par conséquent jugé utile et même indispensable, étant donné le sujet que nous nous sommes proposé de traiter, de donner des indications qui permettront à chacun de se faire une idée précise de la situation où se trouvaient à ce moment la Macédoine et la Grèce. Ce fut vers le même moment que le roi Ptolémée mourut de maladie et que Ptolémée surnommé Philopatôr lui succéda. La mort de Séleucos (III), fils de Séleucos (II) surnommé Callinicos et aussi Pôgon, survint également à cette époque. Son frère, Antiochos, lui succéda sur le trône de Syrie. Le cas de ces rois ressemble à celui des premiers successeurs d’Alexandre, Séleucos, Ptolémée et Lysimaque, qui on l’a vu plus haut, moururent tous trois au cours de la CXXIV Olympiade, de même que ceux-ci disparurent tous au cours de la CXXXIXe.
Nous avons achevé le récit préliminaire qui forme le préambule de l’ensemble de notre ouvrage. On a pu voir ainsi quand, comment et pourquoi les Romains, une fois maîtres de l’Italie, avaient commencé à étendre le champ de leurs entreprises en dehors de la péninsule et s’étaient enhardis jusqu'à disputé la maîtrise des mers aux Carthaginois. Nous avons montré aussi quelle était la situation en Grèce, en Macédoine et aussi à Carthage. Puisque nous voici arrivés, conformément à ce que nous avons annoncé au début, au moment où la guerre des Alliés va commencer en Grèce, où les Romains vont se trouver engagés dans la guerre d’Hannibal et les rois d’Asie dans la guerre pour la possession de la Koïlé-Syrie, il importe de clore ce livre sur les événements qu’on vient de voir et sur les morts des souverains qui avaient jusque-là dirigé les affaires.
Notre vision de l'évolution historique du monde méditerranéen est en grande partie fondée par cet ouvrage, véritable thèse construite par un homme politique achéen dont la vie a basculé au moment de Pydna (168 avant J.-C.). Polybe fit partie des dirigeants achéens qui furent déportés en Italie, parce que partisans d'une politique de neutralité lors du troisième conflit qui opposa Rome à la Macédoine. Il passa 17 ans comme détenu officiel à Rome même, ayant pu bénéficier d'un traitement de faveur grâce aux relations nouées avec la gens des Scipion et en particulier Scipion Émilien, fils de Paul Émile. Ce ne fut qu'en 250 que Scipion persuada le Sénat d'abroger l'ordre de déportation. Polybe ne rentra pas cependant immédiatement en Grèce et suivit le second Africain lors de sa campagne en Afrique. Ce long séjour lui permit de mieux comprendre les raisons qui portèrent au succès de Rome qui, en moins de 53 ans, put étendre sa domination à presque toute la terre habitée. Pour Polybe, un des traits essentiels de cette période est le passage d'une histoire « compartimentée », sans liens entre les deux bassins de la Méditerranée, à une histoire universelle où Méditerranée occidentale et Méditerranée orientale se trouvèrent liées par un même destin : « l'histoire du monde s'est mise à former comme un tout organique. Le but de son œuvre est alors d'expliquer à un public grec non seulement le déroulement de cette conquête (histoire pragmatique), mais les raisons de ce succès (histoire apodictique). Il décida dans un second temps de prolonger son récit jusqu'en 146 : « il importe en effet de faire suivre le récit initial d'un exposé portant sur la politique suivie par le vainqueur afin de pouvoir juger comment Rome s'efforça d'imposer sa loi et comment cette domination fut supportée ».
Pour lancer un peu la discussion il serait intéressant de se pencher sur la méthode propre à Polybe. Ainsi que sur l’analyse qu’il propose de l’état des lieux de l’Oikouménè, et de l’essor de Rome.