L'exposition du Quai Branly qui s'est terminée en Janvier avait pour titre "L'art est une parole". Cet intitulé me semble pouvoir mener à une réflexion philosophique importante sur l'art et le langage. Je ne m'intéresserai pas ici au contenu de l'exposition, mais seulement à ce que le titre semble admettre, à savoir le rapprochement entre l'art et le langage. Si le rapprochement de l'art et du langage est important, et même structurant, la thèse selon laquelle l'art est langage, a fortiori parole, ne me semble pas si évidente : d'autant qu'ici, il s'agit de « parole », qui est une modalité très particulière du langage : production singulière d'un énoncé ou d'un ensemble d'énoncés, par un sujet singulier, adressés à des sujets singuliers - sauf à considérer que « la parole » existerait (un peu à la manière d'un supposé verbe divin) comme réalité en soi, existant indépendamment des sujets, des locuteurs, des destinataires et des conditions générales de sa formation (ce qui n'est pas impensable mais peut-être plus problématique encore…). C'est d'ailleurs le ou même les singuliers qui sont ici problématiques : « L'ART » (quelle identité, quelle unité pour cela ?), à supposer qu'il soit parole, est-il une parole ? Il y a là à l'évidence une commodité de langage qui pourrait être mal fondée. Mais il y a là aussi – d'où à mon avis un certain intérêt de la chose, l'exemple assez typique d'un discours institutionnel contemporain sur l'art qui se tient (et qui nous tient) à mi-chemin d'une proposition philosophique intéressante mais problématique et d'une stratégie de communication effectivement « publicitaire » autant que publique.
Mais quelle est-elle, cette proposition philosophique intéressante ? Oublions ici la distinction faite entre langage et parole. Car ce qui m'intéresse désormais, c'est de savoir si effectivement on peut établir un rapport entre art et langage, et si oui, quel est-il ?
La question sera donc : si l’art n’est pas une parole, peut-on quand même dire que l’art soit un langage ? Pour éviter toute errance, posons la question plus précisément, car il ne s'agit pas ici de savoir si l’art a un langage (la réponse me semble évidente, rien qu’à considérer d’une part le vocabulaire technique de chaque art ainsi que les concepts esthétiques inventés par Kant, Hegel et d’autres), mais de savoir si l’art est lui-même un langage particulier, s’il a une manière autonome de parler, de dire. Partons du postulat que l’art a en effet une façon bien à lui de parler, qu’il a un langage propre. Pour répondre adéquatement à une telle question, il me semble qu’il va falloir trouver un dénominateur commun (le langage) à tous les arts (je me limite ici aux beaux-arts) ; car quand je parle d’une manière, pour l’art, de parler, je n’ai certainement pas en tête l’appréciation subjective, un simple jugement de goût. Il ne s’agit pas ici de dire que certaines œuvres parlent à certains, et pas à d’autres. Ce serait cheminer en sens inverse : ce que je cherche, ce n’est pas de savoir si je peux entendre quelque chose d’une œuvre, mais si une œuvre, en tant qu’œuvre, a quelque chose à dire.
Une autre distinction est ici nécessaire pour approcher un peu plus de mon postulat. En peinture par exemple, on s’attarde souvent sur le caractère symbolique des détails : une posture, la couleur d’un vêtement, etc. En effet, l’analyse de ces détails pourrait valider mon postulat, puisque ces détails, pour ainsi dire, parlent, indiquent, créent un axe de lecture et une connivence avec celui qui les regarde, et font qu’on peut dire quelque chose de l’œuvre. Pour éclairer la chose, prenons un exemple : Le verrou de Fragonard. Les couleurs (rouge, jaune, blanc, noir), les postures (l’abandon de la femme ; la droiture de l’homme et sa main sur le verrou), tous ces éléments permettent une analyse, et ainsi l’œuvre parle, elle nous dit des choses. Mais ces éléments, bien qu’ils semblent aller dans le sens de mon postulat, ne sont pas ce que je cherche. Car ils ne sont après tout que des signaux, un jeu de signifiant/signifié. Tout cela m’apparaît (peut-être à tort…) trop fermé, et je suis à la recherche de quelque chose de plus ouvert.
Une citation de Mallarmé m’a fait avancer :
Cette citation, qui s’arrête ici à l’art poétique, semble dire que l’art fait signe vers le neuf. De là nous pourrions dire qu’une œuvre d’art révèle quelque chose, quelque chose qui jusqu'alors était caché, mis en retrait. Comme dit Matisse, « Lire la nature, c’est voir sous le voile de l’interprétation ».
Chez Matisse l’art est signe en tant qu’il traduit la nature. Nature avec Matisse a il me semble le même sens que chez Héraclite et les grecs : κόσμος, c’est-à-dire le monde en tant qu’il est une harmonie non manifeste. Gardons donc à l'esprit cette connivences de sens entre nature-monde-cosmos.
Il me semble que cette phrase nous dit que c’est grâce à l’œuvre d’art que l’homme prend conscience du monde. Mais pas au sens où l’on dit que l’art représente le réel. Non, puisque comme le dit Mallarmé, « l’objet nommé baigne dans une neuve atmosphère ». L’œuvre d’art ne représente pas le monde, mais elle présente un monde nouveau, ou plutôt, le monde à neuf.
Tel serait peut-être alors le langage de l’art : tirer le monde de l’expérience quotidienne qu’on en fait, pour nous le présenter à neuf, un peu comme lorsqu'on prononce un mot cent fois devant une glace. Au bout d'un moment, le mot ne se rapporte tellement plus à ce qu'il définit qu'on se met à entendre le mot d'une nouvelle façon, on lui trouve un sens nouveau après l'avoir dégagé de son sens quotidien, de son utilité.
Pourrions-nous donc dire, pour répondre à la question, que l’art serait au sens propre le langage du monde ?
Dernière édition par Desassossego le Ven 7 Fév 2014 - 20:51, édité 1 fois
Mais quelle est-elle, cette proposition philosophique intéressante ? Oublions ici la distinction faite entre langage et parole. Car ce qui m'intéresse désormais, c'est de savoir si effectivement on peut établir un rapport entre art et langage, et si oui, quel est-il ?
La question sera donc : si l’art n’est pas une parole, peut-on quand même dire que l’art soit un langage ? Pour éviter toute errance, posons la question plus précisément, car il ne s'agit pas ici de savoir si l’art a un langage (la réponse me semble évidente, rien qu’à considérer d’une part le vocabulaire technique de chaque art ainsi que les concepts esthétiques inventés par Kant, Hegel et d’autres), mais de savoir si l’art est lui-même un langage particulier, s’il a une manière autonome de parler, de dire. Partons du postulat que l’art a en effet une façon bien à lui de parler, qu’il a un langage propre. Pour répondre adéquatement à une telle question, il me semble qu’il va falloir trouver un dénominateur commun (le langage) à tous les arts (je me limite ici aux beaux-arts) ; car quand je parle d’une manière, pour l’art, de parler, je n’ai certainement pas en tête l’appréciation subjective, un simple jugement de goût. Il ne s’agit pas ici de dire que certaines œuvres parlent à certains, et pas à d’autres. Ce serait cheminer en sens inverse : ce que je cherche, ce n’est pas de savoir si je peux entendre quelque chose d’une œuvre, mais si une œuvre, en tant qu’œuvre, a quelque chose à dire.
Une autre distinction est ici nécessaire pour approcher un peu plus de mon postulat. En peinture par exemple, on s’attarde souvent sur le caractère symbolique des détails : une posture, la couleur d’un vêtement, etc. En effet, l’analyse de ces détails pourrait valider mon postulat, puisque ces détails, pour ainsi dire, parlent, indiquent, créent un axe de lecture et une connivence avec celui qui les regarde, et font qu’on peut dire quelque chose de l’œuvre. Pour éclairer la chose, prenons un exemple : Le verrou de Fragonard. Les couleurs (rouge, jaune, blanc, noir), les postures (l’abandon de la femme ; la droiture de l’homme et sa main sur le verrou), tous ces éléments permettent une analyse, et ainsi l’œuvre parle, elle nous dit des choses. Mais ces éléments, bien qu’ils semblent aller dans le sens de mon postulat, ne sont pas ce que je cherche. Car ils ne sont après tout que des signaux, un jeu de signifiant/signifié. Tout cela m’apparaît (peut-être à tort…) trop fermé, et je suis à la recherche de quelque chose de plus ouvert.
Une citation de Mallarmé m’a fait avancer :
Le vers qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire, achève cet isolement de la parole : niant, d'un trait souverain, le hasard demeuré aux termes malgré l'artifice de leur retrempe alternée en le sens et la sonorité, et vous cause cette surprise de n'avoir ouï jamais tel fragment ordinaire d'élocution, en même temps que la réminiscence de l'objet nommé baigne dans une neuve atmosphère.
Cette citation, qui s’arrête ici à l’art poétique, semble dire que l’art fait signe vers le neuf. De là nous pourrions dire qu’une œuvre d’art révèle quelque chose, quelque chose qui jusqu'alors était caché, mis en retrait. Comme dit Matisse, « Lire la nature, c’est voir sous le voile de l’interprétation ».
Chez Matisse l’art est signe en tant qu’il traduit la nature. Nature avec Matisse a il me semble le même sens que chez Héraclite et les grecs : κόσμος, c’est-à-dire le monde en tant qu’il est une harmonie non manifeste. Gardons donc à l'esprit cette connivences de sens entre nature-monde-cosmos.
Hegel : Le besoin universel d’art, par conséquent, consiste en cette rationalité par laquelle l’être humain a à élever le monde intérieur et le monde extérieur à la conscience spirituelle sous forme d’objet.
Il me semble que cette phrase nous dit que c’est grâce à l’œuvre d’art que l’homme prend conscience du monde. Mais pas au sens où l’on dit que l’art représente le réel. Non, puisque comme le dit Mallarmé, « l’objet nommé baigne dans une neuve atmosphère ». L’œuvre d’art ne représente pas le monde, mais elle présente un monde nouveau, ou plutôt, le monde à neuf.
Tel serait peut-être alors le langage de l’art : tirer le monde de l’expérience quotidienne qu’on en fait, pour nous le présenter à neuf, un peu comme lorsqu'on prononce un mot cent fois devant une glace. Au bout d'un moment, le mot ne se rapporte tellement plus à ce qu'il définit qu'on se met à entendre le mot d'une nouvelle façon, on lui trouve un sens nouveau après l'avoir dégagé de son sens quotidien, de son utilité.
Pourrions-nous donc dire, pour répondre à la question, que l’art serait au sens propre le langage du monde ?
Dernière édition par Desassossego le Ven 7 Fév 2014 - 20:51, édité 1 fois