Silentio a écrit: Le néo-kantisme est resté confidentiel après cela sur la scène internationale. Et si l'on suppose qu'il existe une sorte de progrès en philosophie (je ne dis pas que j'y souscris) alors la victoire du jeune Heidegger sur son aîné semble significative : c'est la fin d'un monde, un monde perdu attaché à Kant, et le début d'un nouveau qui ne reviendra pas en arrière
Il est vrai que le néo-kantisme, alors dominant dans le milieu universitaire, fut en quelque sorte renversé par l'existentialisme. Et Heidegger a plus que certainement contribué à ce renversement. Toutefois je me demande : comment le néo-kantisme a-t-il pu, encore dans les années 20, dominé l’intelligentsia ? Entre Marx, Nietzsche, Husserl, Bergson, il y avait depuis le milieu du XIXe siècle une matière importante susceptible de balayer tout "retour à Kant" (devise du néo-kantisme). Comment les néo-kantiens ont-ils pu résister aussi longtemps ? Est-ce parce que Marx, Nietzsche et les autres étaient en marge de l'université, ou trop peu lus, ou trop peu connus ? Pourtant Nietzsche était, à l'aube du XXe siècle, déjà publié en
Œuvres complètes dans de nombreux pays d'Europe. Les universitaires n'ont-ils donc pas été secoués par le raz-de-marée
Par-delà bien et mal ?
Nietzsche, PBM, Chapitre premier, §11 a écrit: il est enfin temps de remplacer la question de Kant : « Comment les jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? » par une autre question : « Pourquoi la croyance en de pareils jugements est-elle nécessaire ? » C’est-à-dire qu’il est enfin temps de comprendre que, pour la conservation des êtres de notre espèce, ces jugements doivent être tenus pour vrais, ce qui ne les empêcherait d’ailleurs pas d’être des jugements faux. Ou, pour parler plus clairement, pour dire les choses grossièrement et radicalement : les jugements synthétiques a priori ne devraient pas du tout être « possibles ». Nous n’avons aucun droit sur eux, dans notre bouche ce ne sont que des jugements faux. Cependant, il était nécessaire qu’ils fussent tenus pour vrais, telle une croyance de premier plan, comme un aspect qui fait partie de l’optique même de la vie. — Et, pour tenir compte enfin de l’énorme influence exercée dans toute l’Europe par la « philosophie allemande » — j’espère que l’on comprendra son droit aux guillemets, — on ne saurait douter qu’une certaine virtus dormitiva y ait participé : on était ravi, parmi les nobles désœuvrés de toutes les nations, moralistes, mystiques, artistes, chrétiens aux trois quarts et obscurantistes politiques : ravi de posséder, grâce à la philosophie allemande, un contrepoison pour combattre le sensualisme tout-puissant qui, du siècle dernier, avait débordé dans celui-ci, bref — « sensus assoupire »…
Nietzsche, PBM, Chapitre six, §204 a écrit: Au risque de voir, ici aussi, l’habitude de moraliser se trahir pour ce qu’elle fut toujours — une manière intrépide de montrer ses plaies, selon l’expression de Balzac — j’oserais m’élever contre une inconvenante et funeste interversion de rangs qui, aujourd’hui, sans qu’on le remarque et comme à bon escient, menace de s’établir entre la science et la philosophie. Je pense que, fort de son expérience — expérience signifie toujours, n’est-ce pas, triste expérience ? — on doit avoir le droit de dire son mot dans cette haute question de la hiérarchie, pour ne point parler des couleurs comme un aveugle, ou, comme les femmes et les artistes, parler contre la science. (« Oh ! cette maudite science, soupirent l’instinct et la pudeur des femmes et des artistes, elle arrive toujours à se rendre compte ! » —) La déclaration d’indépendance de l’homme scientifique, son émancipation de la philosophie, voilà les plus subtils produits de l’ordre et du désordre démocratiques ! La présomption et la glorification de soi sont aujourd’hui partout chez le savant en pleine floraison printanière, par quoi il ne faudrait pas entendre que la louange de soi ait bonne odeur. « Plus de maîtres ! » c’est encore le cri de l’instinct plébéien, et la science, après s’être défendue avec un succès éclatant de la théologie dont elle fut trop longtemps la « servante », s’avise maintenant, avec une absurde arrogance, de faire la loi à la philosophie et essaye, à son tour, de jouer au « maître » — que dis-je ! au philosophe. Ma mémoire — la mémoire d’un homme de science, avec votre permission ! est farcie de naïvetés orgueilleuses qu’il m’a été donné de surprendre, au sujet de la philosophie et des philosophes, dans la bouche des jeunes naturalistes et des vieux médecins (sans parler des plus cultivés et des plus présomptueux de tous les savants, les philologues et les pédagogues qui possèdent ces deux qualités par la grâce de leur profession —). Tantôt c’était le spécialiste, l’homme à l’horizon restreint, qui se mettait instinctivement en défense contre toute tâche et toute aptitude synthétiques ; tantôt c’était le laborieux travailleur qui avait respiré un parfum d’oisiveté dans l’économie morale du philosophe, ainsi qu’un certain sybaritisme distingué, et qui s’en serait cru lésé et amoindri. Tantôt encore, c’était l’aveuglement de l’utilitaire qui ne voyait dans la philosophie qu’une série de systèmes réfutés et une prodigalité qui ne « profitait » à personne. Tantôt aussi surgissait la crainte d’un mysticisme déguisé et d’une traîtreuse limitation de la connaissance, ou bien c’était le mépris de certains philosophes qui, involontairement, se changeait en un mépris général embrassant toute la philosophie. Enfin, le plus souvent je trouvais chez le jeune savant, sous le dédain orgueilleux de la philosophie, la mauvaise influence d’un seul philosophe à qui l’on avait bien refusé toute obéissance quant à ses vues générales, mais sans échapper à la tyrannie de son appréciation dédaigneuse des autres philosophes. Et le résultat de cet état d’esprit se traduisait par un mauvais vouloir général à l’égard de toute philosophie. (Telle me semble, par exemple, l’influence tardive de Schopenhauer sur la nouvelle Allemagne. Par sa rage inintelligente contre Hegel, il est arrivé à séparer la dernière génération d’Allemands de son lien avec la culture allemande, culture qui, tout bien examiné, avait produit une élévation et une subtilité divinatoire de l’esprit historique. Mais sur ce chapitre Schopenhauer était pauvre, irréceptif et anti-allemand jusqu’au génie.) Tout bien considéré, et si l’on envisage les choses au point de vue général, il se peut que ce soit avant tout le côté « humain, trop humain », c’est-à-dire la pauvreté des philosophes modernes qui ait nui le plus radicalement au respect de la philosophie et ouvert la porte aux instincts plébéiens. Qu’on se rende donc compte combien notre monde moderne est éloigné de celui des Héraclite, des Platon, des Empédocle et de tous ces solitaires de l’esprit, superbes et royaux, et combien un brave homme de science se sent aujourd’hui, à bon droit, de meilleure naissance et d’espèce plus noble, en face de ces représentants de la philosophie qui aujourd’hui, grâce à la mode, tiennent le haut et le bas du pavé— je cite par exemple en Allemagne ces deux lions de Berlin, l’anarchiste Eugène Dühring et l’amalgamiste Édouard de Hartmann. C’est surtout le spectacle de ces philosophes du mêli-mêlo — ils s’appellent « philosophes de la réalité » ou « positivistes » — qui est capable de jeter une dangereuse méfiance dans l’âme d’un savant jeune et ambitieux. Ceux-là sont, tout au plus, des savants et des spécialistes, c’est de la plus parfaite évidence ! Tous, tant qu’ils sont, ressemblent à des vaincus, ramenés sous le joug de la science, ce sont des gens qui, autrefois, ont aspiré à obtenir davantage d’eux-mêmes, sans avoir un droit à ce « davantage » et à la responsabilité qu’il comporte. Mais ils représentent maintenant, tels qu’ils sont, honorables, rancuniers et vindicatifs, en parole et en action, l’incrédulité au sujet de la tâche directrice et de la suprématie qui incombent à la philosophie. Et comment saurait-il en être autrement ? La science est aujourd’hui florissante, la bonne conscience, qui est la science, est écrite sur son visage, tandis que cet abaissement où est tombée peu à peu toute la nouvelle philosophie, ce qui reste aujourd’hui de philosophie, s’attire la méfiance et la mauvaise humeur, sinon la raillerie et la pitié. La philosophie, réduite à la « théorie de la connaissance », n’est plus, en réalité, qu’une timide abstinence et une théorie de tempérance, une philosophie qui reste sur le seuil et se refuse rigoureusement le droit d’entrer — c’est la philosophie à toute extrémité, c’est une fin, une agonie, quelque chose qui fait pitié. Comment une telle philosophie pourrait-elle donc… dominer ?
Les néo-kantiens seraient-il parvenus à faire la sourde oreille face à ces propos (qui ne sont pas isolés, tant on en trouve des échos dans les plus grandes œuvres de Nietzsche). Je ne connais pas bien le néo-kantisme (et donc corrigez-moi si je fais erreur) mais je crois que Nietzsche ici les vise, puisque c'est le néo-kantisme qui, face à une prétendue mort de la philosophie et prodigieuse floraison de la science, a orienté la tâche de la philosophie vers la théorie de la connaissance, allant peut-être jusqu'à soumettre la philosophie à la science (selon les propos de Nietzsche ci-dessus). On voit donc que la philosophie n'a pas attendu Heidegger pour s'en prendre au néo-kantisme, et les critiques faites par Heidegger aux néo-kantiens avaient déjà un puissant écho chez Nietzsche. Je repose donc ma question : comment les néo-kantiens pouvaient encore tenir si bien debout jusqu'aux années 30 ?
Quant à la position de Heidegger par rapport au néo-kantisme, il est important de préciser que sa critique vise le "néo" et non le "Kant", puisque pour Heidegger le salut de la philosophie ne saurait être un quelconque "retour". On ne sauve pas un revenant dans le passé, mais, passant par lui, en étant tendu vers l'avenir.
Silentio a écrit: toutefois je trouve dommage que Cassirer soit resté dans l'ombre, car je ne le pense pas dépassé.
L'a-t-il vraiment été ? Je veux dire : il est encore beaucoup lu et publié. Parmi les néo-kantiens, je pense qu'il est un de ceux qui a le mieux "survécu". Et ni l'imposante présence de Heidegger (à partir de 27) ni son exil (à partir de 33) ne l'ont empêché de continuer son œuvre.
Silentio a écrit: La question philosophique étant : une approche philosophique telle que celle de Cassirer peut-elle survivre à la pensée de Heidegger (plus largement répandue et ayant influencé ce qui se pense aujourd'hui) ?
Je répondrais oui, car l'influence conséquente de Heidegger sur la philosophie n'a jamais empêché les autres philosophes d'avoir leur voix propre et de trouver des échos dans le monde contemporain (que ce soit Platon, Spinoza, Nietzsche ou d'autres encore).
Silentio a écrit: Par exemple : peut-on penser après les critiques de Heidegger quelque chose comme une science ?
Qu'est-ce qui pourrait empêcher de penser la science après Heidegger ? De quelles critiques parlez-vous exactement ? Je vous pose ces deux questions en toute innocence, puisque je connais assez peu cet aspect de la pensée de Heidegger.
Silentio a écrit: Desassocego a écrit: Heidegger n'est certainement pas anti-humaniste
Première nouvelle ! Et la Lettre sur l'humanisme ? Elle qui a été si influente auprès des représentants de la "French theory" et qui réfutait Sartre... On pourra toujours dire que Heidegger est humaniste d'une autre façon, nouvelle, la sienne (pas celle qui a eu cours jusque chez Cassirer), mais il reste opposé à la science, à la logique, à la subjectivité, à la modernité et au progrès, etc. Heidegger n'est pas l'héritier des Lumières, c'est plutôt leur adversaire acharné. Il a beau conserver les noms (liberté, sujet, etc.), il ne parle plus de la même chose. Donc non, il n'est pas humaniste. N'y voyez pas un jugement de valeur de ma part : c'est un fait. Cela répond également à votre second point.
Puisque vous évoquez à juste titre la
Lettre sur l'humaniste, autant la citer pour voir ce qu'il en est :
Heidegger, Lettre sur l'humanisme a écrit: Dans quelle autre direction "le souci" va-t-il, que dans celle où il s'agit de ramener à nouveau l'être humain dans son aître ? Qu'est-ce que cela veut dire d'autre que de rendre l'homme (homo) humain (humanus) ? Ainsi l'humanisme demeure-t-il bien ce qui tient à cœur à cette pensée ; car voilà ce qu'est l'humanisme : être pensivement sensible et veiller à ce que l'être humain soit humain et non pas inhumain, "privé de son humanité", c'est-à-dire hors de son aître.
Mouvement de recadrage, si l'on peut dire, plus que d'opposition. Heidegger n'est donc pas anti-humaniste, et c'est se gêner dans la compréhension de ce qu'il dit que de penser ainsi.
Silentio a écrit: Desassocego a écrit: la manière de parler de Heidegger n'est pas un jargon poétique destiné à tromper les uns et à épater les autres
On peut toutefois se le demander, en tout cas se demander si cela ne fonctionne pas ainsi en dépit des intentions. Il est de plus légitime de critiquer cette utilisation du langage. Le Cercle de Vienne a dès le début rejeté la philosophie de Heidegger pour son manque de clarté.
On peut se le demander, mais pour cela il faut le soupçonner. Autrement dit, il faut présupposer, en le lisant, qu'il s'agit peut-être d'un jargon obscur et d'une entreprise d'enfumage. Exactement comme ceux qui disent qu'il n'y a rien à comprendre ni à tirer de la poésie parce qu'elle est un langage incompréhensible. Je vous renvoie au chapitre II de l'introduction d'
Être et temps, où Heidegger dit bien que pour penser hors de la tradition, il est nécessaire de parler en dehors d'elle aussi. Heidegger n'avait pas d'autre choix (pour mener à bien son entreprise) que d'inventer une nouvelle langue pour la philosophie. Du reste il s'est expliqué à de nombreuses reprises sur sa manière de parler, et ses traducteurs offrent également un vrai témoignage de cette difficulté à entrer dans cette langue si originale (je dis "vrai témoignage" afin de les distinguer de ceux qui n'ont pas fait l'effort pour entrer dans cette difficulté)
Quoi qu'il en soit, et comme pour les poètes, il y a deux sortes de lecteurs de Heidegger : ceux qui, face à l'étrangeté du langage, préfèrent soupçonner que ce n'est rien qu'une manière de cacher des inepties ou une malhonnêteté inavouée, et que si le texte avait quelque chose à montrer, leur propre lampe de poche suffirait à le rendre clair ; et ceux qui, frappés par leur propre incompréhension face à ce langage à l'apparence compliquée, feront tout pour que l'éclairage vienne du texte lui-même, et ne passeront pas leur temps à reprocher à l'auteur d'écrire et de penser hors de portée de leur lampe. Bref, il y a ceux qui soupçonnent le texte (ce qui freine la compréhension) et ceux qui font confiance au texte pour dire ce qu'il a à dire (seuls ces derniers peuvent parvenir à le comprendre, et pourront donc ensuite le critiquer, le dépasser, l'éclairer, etc.)
Silentio a écrit: En revanche, Heidegger oublie quelque chose de fondamental, et c'est pourquoi je parle d'abstraction chez lui : c'est que, comme on peut le considérer avec les Lumières, l'homme vit en société et au sein d'une ou plusieurs cultures. Ce qu'il ne prend pas du tout ou pas suffisamment en compte.
Une lecture attentive de l'
Interprétation de la Seconde considération intempestive vous permettrait de saisir le rapport que Heidegger établit entre culture, subjectivité et technique.
Dernière édition par Desassocega le Mer 16 Mar 2016 - 17:37, édité 1 fois