Silentio a écrit: A Davos, Heidegger fascine et s'impose, c'est le début d'un mythe. D'ailleurs, ce colloque est présenté en des termes mythiques qui ont bien établi la légende de Heidegger, lequel a connu le succès que l'on sait au détriment de cette autre génération dépassée. Heidegger était redouté par les néo-kantiens, et ils avaient raison puisqu'à la fin de la passe d'arme tout le monde est abasourdi par ce qui vient de se produire en philosophie (on parle d'événement, comme s'il y avait un avant et un après). Plus globalement, cette controverse est très importante puisqu'elle met face à face deux courants antinomiques : l'humanisme et l'anti-humanisme.
La vision que vous relayez est peu conforme à la réalité de l'événement ; elle a été amplifiée par quelques étudiants (certains devinrent très célèbres) qui assistèrent aux conférences et aux débats. Le programme des quatre rencontres de Davos (1928-1931) impliquait de nombreux conférenciers de renom, comme Lucien Lévy-Bruhl ou encore Léon Brunschvicg. Il reste vrai, néanmoins, que si l'attention s'est essentiellement portée sur Cassirer et Heidegger, c'est d'abord qu'elle a pris une tournure à laquelle on ne s'attentait pas, en raison de la dispute ; ensuite parce que certains considèrent qu'elle constitue un tournant important dans la pensée de Heidegger.
D'abord, qu'est-ce que le néo-kantisme ? Le début du colloque y répond en grande partie. L'ambition de poursuivre l'œuvre de Kant, à partir des années 1870 (on parle de néocriticisme). Qu'a-t-on retenu du néokantisme ? Essentiellement l'école de Marbourg (Hermann Cohen, Paul Natorp et Ernst Cassirer), et dans une bien moindre mesure l'école de Baden (Windelband, et surtout Rickert). Vous parliez de « parricide », ce que l'on ne peut comprendre sans rappeler que la formation intellectuelle de Heidegger repose sur deux piliers : Husserl, certes (notamment le Husserl des
Recherches logiques), mais aussi l'école de Marbourg
[1]. Cassirer achève sa première intervention en disant : « Je dois avouer que j'ai trouvé ici en Heidegger un néo-kantien que je ne supposais certes pas en lui. ». Pierre Aubenque rappelait, à l'occasion de la publication du compte rendu intégral de la discussion entre les deux philosophes
[2]:
Il est courant en France de ranger Heidegger dans la descendance de la phénoménologie husserlienne. De la dédicace de Sein und Zeit jusqu'à ses dernières publications, Heidegger n'a jamais nié cette filiation, au demeurant tumultueuse, tout en la restreignant de plus en plus à l'influence du premier Husserl, celui de la première édition des Recherches logiques. Ce serait néanmoins fausser les perspectives historiques que de situer Heidegger dans la dépendance exclusive d'un débat initial avec la phénoménologie. Dans l'Allemagne du premier quart de ce siècle, la philosophie dominante n'était pas la phénoménologie, mais le néo-kantisme. C'est avec des maîtres imprégnés de néo-kantisme, notamment E. Lask, que Heidegger avait fait à Fribourg ses premières armes philosophiques. C'est à Marbourg, où soufflait encore l'esprit de Cohen et de Natorp, qu'il avait rédigé Sein und Zeit. Et c'est en réaction expresse contre l'interprétation néo-kantienne du kantisme que Heidegger allait publier en 1929 Kant et le problème de la métaphysique.
in Ernst Cassirer & Martin Heidegger, Débat sur le Kantisme et la philosophie (Davos, mars 1929) et autres textes de 1929-1931, Beauchesne, 1972, p.7
[1] Dans sa thèse de doctorat, Doctrine du jugement dans le psychologisme (Die Lehre vom Urteil im Psychologismus. Ein kritischpositiver Beitrag zur Logik, Leipzig, Barth, 1914), Heidegger écrit : « La question de l'interprétation de Kant peut aujourd'hui être considérée comme réglée en faveur de la conception logico-transcendantale qui est défendue depuis les années soixante-dix du siècle passé par Hermann Cohen et, dans un sens un peu différent, par Windelband et Rickert. Cette interprétation logique de Kant et cette élaboration (Weiterbildung) n'ont pas seulement mis en lumière l'élément authentique de la Critique de la raison pure, c'est-à-dire "l'acte copernicien" ; ils ont surtout retravaillé et préparé puissamment une connaissance du logique comme tel. » On doit donc garder à l'esprit que l'opposition postérieure aux néo-kantiens est aussi une évolution majeure de sa propre pensée. (On retrouve cette citation dans l'article de Declève ci-dessous.)
[2] Henri Declève en avait publié une partie, en 1969 : « Heidegger et Cassirer interprètes de Kant. Traduction et commentaire d'un document. », Revue Philosophie de Louvain, 1969, vol. 67, n°96, pp. 517-545.Silentio a écrit: Je souhaiterais cependant des éclaircissements sur l'enjeu de l'affrontement
Heidegger y répond lui-même dès le début du colloque, en répondant à la première question de Cassirer (lequel n'est pas un néo-kantien orthodoxe, d'après Aubenque toujours, et si l'on tient l'école de Marbourg comme l'essentiel du néo-kantisme) :
Ce qu'il y a de commun aux différentes formes de néo-kantisme ne peut être compris qu'à partir de son origine. La genèse est à chercher dans l'embarras de la philosophie devant la question de savoir ce qui lui reste encore comme domaine propre à l'intérieur du tout de la connaissance.
op. cit. p. 30.
Silentio a écrit: Le néo-kantisme est resté confidentiel après cela sur la scène internationale.
Non.
Silentio a écrit: En outre, il me semble que si le point de divergence concerne l'imagination, il n'est pas évident que les deux penseurs soient si éloignés : l'imagination que défend Heidegger peut aussi être acceptée par Cassirer, et on peut se demander si elle entraîne bien le rejet de la raison ou de sa primauté. De plus, Cassirer peut compléter Heidegger en indiquant son orientation culturelle et sociale, qui permet de sortir d'un éventuel écueil auquel se confronte le Dasein s'il apparaît, en occultant la société, "pauvre en monde" (pour reprendre, en un autre sens, une formule de Heidegger).
D'après Cassirer, le
Dasein, pire qu'une "erreur", est un fourvoiement. Ajoutons qu'on peut tenir
La philosophie des Lumières, qui date de 1932, comme l'affirmation de la raison, non seulement face au contexte politique de l'Allemagne contemporaine, mais face à l'orientation philosophique de Heidegger. Vous rappelez vous-même, au reste, que Heidegger n'est pas un héritier des Lumières.
Puisque c'est à un tournant de la pensée de Heidegger qu'on associe Davos, il faut s'intéresser à l'évolution de sa pensée antérieure. On peut lire, de Sophie-Jan Arrien et de Sylvain Camilleri,
Le jeune Heidegger (1909-1926), Vrin, 2011 ; et, de Servanne Jollivet et Claude Romano,
Heidegger en dialogue, 1912-1930, Vrin, 2009.
A propos du rapport entre Heidegger et les néo-kantiens, et du rapport de ceux-ci avec Kant, Claude Piché, « Heidegger et Cohen, lecteurs de Kant », in
Heidegger, l'idéalisme allemand et le néo-kantisme sous la direction d'A. Denker, T. Kisiel et T. Rockmore (1996) ; Christian Krijnen, « Le sens de l’être. Heidegger et le néokantisme »,
Methodos [En ligne], 3 | 2003 ; enfin, pour Davos, Robert Nadeau, « Cassirer et Heidegger : histoire d'un affrontement » ; et Holger Schmid, « Dilthey à Davos », revue
Lo Sguardo, 2014 | 14.
Pour ceux qui n'auraient pas le livre, aujourd'hui introuvable, de Ernst Cassirer & Martin Heidegger,
Débat sur le Kantisme et la philosophie (Davos, mars 1929) et autres textes de 1929-1931, Beauchesne, 1972, dont P. Aubenque était l'éditeur scientifique, Nicolas Rialland a créé un site, Heidegger : les introuvables, dans lequel on trouve le texte :
ici. Nous l'avons également intégré à notre bibliothèque après avoir amélioré le document pdf, ci-dessous :