xavion a écrit:Bref, la première partie de votre réponse, qui traite des jeux de langage, de leur dimension culturelle et de l’importance primordiale du langage (et plus largement, des jeux de langage) sur la pensée, ne me dépayse pas et, s’il ne m’était pas venu à l’idée que cette position pouvait être « anti-platonicienne », je la trouve pour ma part compatible avec certaines positions de Vygotski ou de Piaget.
Cette fois, c'est vous qui usez de références qui me sont inconnues ! Je ne connais pas du tout Vygotski. Quant à Piaget, ce nom m'évoque un cours de psychologie sociale, portant notamment sur la mémoire sociale. Est-ce son domaine de recherche ?
xavion a écrit:Je ne comprends pas à quoi se rapporte « laquelle se traduit … » (au nihilisme ?, mais il y aurait un problème d’accord, ou à l’existence ?), sans doute parce que je ne sais pas trop ce qu’est le nihilisme, si ce n’est qu’il m’évoque les romans russes du XIX°.
Ce qui est nihiliste, avais-je voulu dire, c'est la propension que nous avons à fuir le monde réel, empirique, sensible, etc., pour nous réfugier dans des abstractions (mot qui signifie "séparation") qui le nient. Et c'est cela, le nihilisme. Nous ne prêtons plus de valeur à ce que nous avons devant nous, l'ordinaire, et il en résulte un aveuglement intellectuel (qui peut avoir des conséquences néfastes sur nos manières de vivre, étant donné qu'elles sont soumises à des morales, c'est-à-dire à des conditions d'existence relevant de ces valeurs). Ce qui est tragi-comique tant le philosophe souhaite connaître le réel et croit souvent pouvoir le dire, même être le seul à détenir la vérité. Et si tout cela n'était qu'idéalisme, l'histoire de la plus longue erreur (pour reprendre l'expression de Nietzsche) ?
Lorsque Nietzsche critique Platon, il l'accuse de nier le monde sensible au profit de chimères, les fameuses Idées qui seraient plus réelles que ce que nous voyons autour de nous dans sa diversité. Pour Platon, le Beau a plus de réalité que ses copies dégradées qui y participent (cette belle femme, ce beau garçon, cette belle peinture, etc.). De même, le christianisme est nihiliste parce qu'il privilégie un arrière-monde (Dieu, la morale, le paradis, etc.) à ce monde-ci qu'il condamne et essaie de fuir. Or cela a des conséquences : nous sommes malades de cette vie qui nous dégoûte. Et la morale, appuyée sur ces discours, nie les sens, le corps, la jouissance, etc. Mais l'unité que nous recherchons, selon laquelle nous avons l'habitude de penser, n'a aucune place dans le monde : ce dernier est changeant, divers, etc. Wittgenstein, comme Freud, veut alors nous soigner : il montre que la maladie est de notre fait, que nous nous illusionnons, que l'on peut revenir à un rapport sain au monde (ce qui suppose un long travail sur nos représentations et notre volonté, de mettre à mal nos idéaux et de critiquer les illusions véhiculées par le mauvais emploi, par les philosophes, du langage, cela même qui fausse notre rapport au réel en y interposant des conceptions fausses des choses, conceptions qui nous rendent malheureux ; on peut ajouter que Wittgenstein souhaite retrouver quelque chose comme un bon sens, un sens commun qui ferait défaut aux philosophes).
xavion a écrit:Ce que je comprends de tout ça, c’est qu’il rejette l’idée d’une vérité qu’on pourrait connaître et décrire indépendamment des conditions dans lesquelles elle a été énoncée (trouvée ? construite ? …) Mais dans ce cas, n’est-il pas en contradiction avec les principes du « cercle de Vienne » auquel il a appartenu je crois ?
Bonnes questions. Si je peux répondre à la seconde : il me semble que Wittgenstein n'a jamais été un positiviste, contrairement à l'image très répandue qui a cours. D'ailleurs, le plus important pour lui, c'est l'indicible (le "Mystique"). Si les membres du Cercle de Vienne se sont appuyés sur le Tractatus, il me semble que Wittgenstein en a fait la critique, d'où sa seconde philosophie. Il dit même dès le Tractatus que le livre le plus important, c'est celui qu'il n'a pas écrit, et que celui qui a lu le Tractatus, s'il le comprend bien, avec ses imperfections (si j'ai bien compris : le Tractatus est contradictoire parce que le langage ne peut exprimer ses conditions - elles ne sont pas des faits - bien qu'il puisse les suggérer ou les montrer), est amené à "rejeter l'échelle derrière lui".
xavion a écrit:je crois comprendre ce que vous entendez par « caractère dérivé de l’esprit » mais que sont ses « prétentions » ?
Ces prétentions, ce sont par exemple de pouvoir accéder à la Vérité (se faire le reflet du réel), la toute-puissance de la pensée qui veut maîtriser et se soumettre le monde, etc. Grosso modo, c'est de se croire indépendant de toute situation dans le monde, de pouvoir dépasser toutes ses limites, de nier sa finitude et de croire que l'on peut s'approprier toute chose, etc. Ce qui donne des philosophes bien présomptueux qui pensent détenir la Vérité (comme si elle pouvait préexister aux hommes qui attribuent du sens aux choses) et se prennent pour ce qu'ils ne sont pas, prétendent à la supériorité, voire par là à gouverner (le philosophe-roi chez Platon). Or pour Wittgenstein, le philosophe est un homme comme les autres, voire bien plus dans l'erreur que l'homme ordinaire. Il y a du Tolstoï chez cet aristocrate de la pensée.