Philippe Jovi a écrit: Le contentieux entre Hannah Arendt et certains porte-parole de la communauté Juive (dont Gershom Scholem, notamment) a au moins une triple origine. D'abord le renoncement progressif de Hannah Arendt au sionisme à la fois dans ses relations personnelles avec les fondateurs historiques du sionisme (Theodor Herzl, Bernard Lazare, Kurt Blumenfeld, etc.) et à la fois dans ses réserves quant à la création de l'Etat d'Israël comme État-Nation en 1948 (elle eût préféré l'existence d'un État mixte intégrant à part entière les Palestiniens).
A vrai dire, Hannah Arendt n'a jamais été une sioniste "convaincue". Max Arendt, son grand-père, conserva toujours une autorité morale et "originelle" qui resta pour elle un critère essentiel à partir duquel juger du sionisme et se situer dans le sionisme. C'était un membre parmi les plus notables de l'
Association centrale des citoyens allemands de confession juive (
Centralverein deutscher Staatsbürger jüdischen Glauben), dont l'objectif, rappelle Martine Leibovici,
était la promotion de l'égalité des Juifs dans le cadre de l'État allemand face à la montée de l'anti-sémitisme. Opposé au sionisme qui visait à ses yeux la mise à l'écart des Juifs et menaçait leur position en Allemagne, Max Arendt aimait à citer la phrase de Gabriel Riesser : "Je tiens pour criminel celui qui conteste ma germanité."
Hannah Arendt - Kurt Blumenfeld, Correspondance. 1933-1963, p. 8.
Hannah Arendt n'a jamais renoncé à sa germanité, ce qui lui donna un net avantage pour juger de l'histoire contemporaine, et du procès Eichmann en particulier, avec une distance que n'avaient ou que ne pouvaient avoir certains des penseurs juifs même les plus éminents de l'époque.
C'est Kurt Blumenfeld, un ami proche de la famille, et à qui elle vouait une grande admiration, qui l'amena à fréquenter les cadres du sionisme, à partir de 1926. Or, depuis 1924, Blumenfeld présidait l'
Union sioniste d'Allemagne, le ZVfD (
Zionistische Vereinigung für Deutschland). De même, Heinrich Blücher lui apprit à penser politiquement. Mais elle-même affirma clairement, dans
La Tradition cachée, que la politique ne devint son problème qu'à partir des années 30 :
L'appartenance au judaïsme était devenue mon propre problème, et mon propre problème était politique.
Éd. Bourgeois, p. 239.
Et, sa correspondance avec Blumenfeld et Jaspers le révèle, à partir du moment où, dans les années 30, elle prit la décision d'agir politiquement, elle ne put le faire que dans le cadre du sionisme. Jusqu'en 1933, le sionisme consistait selon elle dans la
réintégration politique des Juifs, donc leur
réintégration dans la cité (cf.
Penser l'événement, Belin, p. 127.). Le sionisme de la première heure, en Allemagne, avait pour objectif de restaurer la fierté d'être juif. C'est après qu'il changea de cap et se radicalisa pour réinstituer la nationalité juive, sachant que tous n'étaient pas d'accord. La nationalité, devait-ce être nécessairement l'État-Nation (cf. Herzl : "le sionisme est le retour au judaïsme avant le retour au pays des Juifs") ? Avec ou sans la Palestine ? Pouvait-on donner un même destin aux Juifs d'Orient (donc aussi ceux de l'Union soviétique) et aux Juifs d'Occident, etc. ? La question de l'
assimilation juive était devenue obsolète à partir de 1933, de plus, on jugea que cette seule question ne résolvait pas le problème de l'humiliation des Juifs, toujours sommés de prouver qu'ils étaient de bons allemands. Pour Blumenfeld, assimilation signifiait renoncement à la judéité. Il fallait donc penser la question juive de manière post-assimilatoire. Les premiers sionistes, pour qui la germanité des Juifs était parfois tout aussi importante que leur judéité (ce qui leur posait problème, c'était la sécularisation croissante des Juifs, chez qui on trouvait de moins en moins de pratiquants), passèrent à l'arrière-garde en 1933. Pour Blumenfeld, la religion ni l'assimilationisme ne permettaient de donner aux Juifs leur identité. Seule la nationalité leur en donnerait une. Au départ, il s'aligna sur Weizmann et Weltsch (État binational, entente entre Juifs et Palestiniens). Mais en 1939 (cf. résolution Biltmore), il se rallia à Ben Gourion, même s'il détestait le chauvinisme (le mot "goy" ne fait pas partie de mon vocabulaire, disait-il à Hannah Arendt).
Dès lors, Hannah Arendt se retrouva en désaccord avec à peu près tout le monde : - comme les sionistes, elle ne croyait pas dans l'assimilationisme, qui impliquait de renoncer à la judéité, qui était dans la continuité de l'humiliation juive, qui se berçait d'illusions en croyant que l'antisémitisme ne serait que passager ; - contrairement aux sionistes radicaux, elle préférait un État binational, judéo-arabe, de préférence sous mandat britannique ; - contrairement aux sionistes modérés, elle ne croyait pas que le palestino-centrisme résoudrait la question de l'antisémitisme ; - contrairement à tous les sionistes, elle ne croyait pas dans l'État, encore moins dans l'État-nation. On peut dater son isolement de 1946, avec son
Zionism reconsidered. En somme, elle ne renoncera jamais à sa "germanité" (les racines de sa culture intellectuelle et, après tout, elle est philosophe d'abord et avant tout), elle ne renoncera pas plus à sa judéité, mais elle ne pensera la judéité que dans le cadre de la diaspora, d'une diaspora sécularisée, ramenée à l'échelle politique, donc de l'universel. Or l'antisémitisme était à ses yeux une question politique, une question de philosophie politique, universelle, donc incompatible avec la seule question de l'État, fût-il palestinien ou binational (d'où l'intérêt à ses yeux du mandat britannique). Ce qui répond à votre question, Liber :
Liber a écrit: J'avais souvent rencontré des opinions négatives de personnalités juives à propos des écrits de Hannah Arendt, essentiellement sur son concept de "banalité du mal", que je trouvais pourtant bien approprié au rôle d'Eichmann.
Au moment du procès Eichmann, Arendt a déjà un
passif. Le simple fait de juger Eichmann
en Israël lui posait un gros problème.